Vacarme 37 / cahier

Berlusconi, la première fois

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Présenté et ignoré du palmarès au dernier festival de Cannes, Le Caïman de Nanni Moretti joue de tous les tons. Ni comédie, ni documentaire, ce film s’impose par sa forme en parfaite adéquation avec les figures multiples de son sujet : Berlusconi. À rebours du film directement politique ou de la raillerie pamphlétaire, l’un et l’autre toujours inoffensifs, Moretti engage et emporte son combat avec les seules armes du cinéma, revisitant du même coup la mémoire de sa propre filmographie et celle de la gauche italienne.

Avant de commencer le tournage du Caïman, Nanni Moretti avait travaillé à deux scénarios différents, par la suite abandonnés. Le premier constituait un documentaire sur Berlusconi, qui devait en partie reprendre la forme du « journal intime », déjà expérimentée par le cinéaste. Le second désignait un « véritable film politique », « plus direct » en tout cas que Le Caïman [1]. Le projet de documentaire date de la fin 2001, et suit l’élection de Berlusconi à la présidence du Conseil au mois de mai de la même année ; l’idée de la fiction, elle, naît peu après le début de l’engagement de Moretti en 2002 au sein des Movimenti, ensemble hétérogène d’organisations (politiques, juridiques, civiques, etc.) dont les modes d’intervention se distin¬guaient de ceux des partis de gauche traditionnels. L’année 2002 fut très riche en événements contestant l’action gouvernementale ; Moretti y joua un rôle considérable, jusqu’à devenir l’un des organisateurs de la grande manifestation du 14 septembre, qui réunit un million de personnes à Rome. À cette date, le projet d’un film « directement » politique sur Berlusconi n’est plus d’actualité.

Moretti a déclaré que, sans cet investissement personnel, Le Caïman n’aurait pas trouvé la composition que nous lui connaissons aujourd’hui ; tout en signalant qu’il n’existe pas de rapport de causalité entre son engagement et le film, les deux expériences demeurant selon lui irréductibles. Indiquons cependant l’une des caractéristiques de ces manifestations : le fait que les participants ne se réunissaient guère pour dénoncer et convaincre par la dénonciation, usant au besoin de « slogans macabres » ou « vindicatifs » ; personne ne tentait de parler à la place de l’autre, mais chacun pouvait parler à l’autre, sans autre justification que de lutter en donnant à voir et entendre cette « folie (lucide et délibérée) », ces « choses impensables en démocratie » qui ont rythmé la présidence berlusconienne [2]. Moretti a souvent insisté sur la sorte de gaieté dans l’horreur qui accompagnait les Movimenti, lesquels ont même gagné les faveurs d’une partie de l’électorat de droite. C’est un point fondamental : il était possible de dialoguer avec les électeurs de l’autre camp, et de les éveiller — « piano, piano » — à l’oubli de la légalité traversant le pays, sans prétendre leur donner de leçon.

Cette nouvelle manière de faire de la politique — scandaleuse pour les dirigeants de la gauche « de gouvernement », qui avaient Moretti en détestation davantage encore que la coalition de droite — explique très certainement, en partie, l’abandon des deux projets auparavant cités. La fiction basée sur la seule figure de Berlusconi n’aurait pu échapper à un certain manichéisme des points de vue, et aurait manqué par la même occasion la question de la mémoire posée par Moretti : non plus, « que signifie aujourd’hui être communiste ? » (Palombella Rossa), mais : « que reste-t-il de l’anti-fascisme ? », sur lequel, jusqu’à une date récente, et malgré toutes les divergences, n’ont pas cessé de s’entendre communistes et démocrates-chrétiens. Quant au documentaire, il est légitime de se demander s’il correspondait à la forme adéquate, recherchée par Moretti, d’un film sur l’Italie au temps du berlusconisme. Un projet de ce genre n’est pas nouveau ; Aprile se définissait déjà comme la « mise en scène d’un documentaire » sur la situation italienne, au lendemain de la première victoire de Berlusconi lors des élections de 1994 : événement désarmant, qui semblait résister à l’approche documentaire. Deleuze a schématiquement rappelé la formule de cette dernière : « ce qui est commode avec le documentaire, c’est qu’on sait qui on est et qui on filme » [3]. Or Aprile présentait une double impossibilité : impossibilité d’appréhender ce qui arrive (quel est cet homme, « Cavaliere » des télévisions, devenu président du Conseil en quelques mois ? quelle est cette droite improbable qui le suit, néo-fasciste et sécessionniste ?) ; corrélativement, impossibilité de savoir ce que peut un auteur de cinéma devant cette situation (en témoigne la récurrence de l’interrogation « qu’est-ce que je pense, moi, de tout ça ? », rendue comique par l’incapacité du metteur en scène à poser des questions à ses interlocuteurs).

L’idée d’un documentaire semblait ainsi vouée à l’échec, tout comme cet autre projet de Moretti, jamais abouti, consistant en un montage d’images télévisées choisies parmi les nombreuses archives de « talk-shows » que possède le cinéaste ; projet qui implique sans conteste une fascination pour Berlusconi et ses télévisions (comment, dans un premier temps, en serait-il autrement ?), mais qui rencontre deux impasses. Premièrement, il n’est pas envisageable de court-circuiter Berlusconi avec les images que diffusent ses propres chaînes. Certes, ces images ont un pouvoir de sidération indéniable, et il est bon d’en informer le public (national et international) ; toutefois, comme l’a montré le réalisateur allemand Syberberg, nulle information ne saurait suffire à vaincre le despote, puisque celui-ci n’existe que par les mêmes images d’information dont il a la maîtrise par ailleurs. Deuxièmement, un semblable montage renforcerait le constat que Moretti cherche justement à dépasser, à savoir que le corps du despote n’existe pas, ou plutôt : nous ne le voyons plus, nous n’entendons plus ce qu’il dit.

De Berlusconi (homme d’affaires et homme politique), nous savons tout (ou presque), et pourtant il est possible d’esquiver ce savoir indescriptible en s’y habituant ; ou bien on raille le personnage, non sans condescendance. C’est le sens de la première apparition de Moretti dans Le Caïman : on peut se moquer de Berlusconi, mais ce rire est un mauvais rire, qui ne l’atteint aucunement. Au contraire, il importe de le prendre au sérieux (mais sans esprit de sérieux) : faire en sorte que nous puissions le voir pour ce qu’il est, et mesurer « la gravité, l’ampleur des dégâts (éthiques, constitutionnels, psychologiques) » qu’il a provoqués en Italie, avant comme après son élection en tant que chef du gouvernement [4]. Il s’agit bien d’une affaire de perception, et il n’est pas anodin que la série Z avec laquelle se confond le début du Caïman ait pour titre Cataractes : de fait, l’opacité du regard constitue l’un des motifs principaux du film. Il est d’ailleurs remarquable que le « premier » Berlusconi, celui imaginé par le producteur Bonomo à la lecture du scénario de la jeune Teresa, reste le plus ressemblant à la figure originale ; et pourtant, Bonomo ne s’aperçoit même pas que le sujet de Teresa, c’est précisément Berlusconi.

Le problème est de savoir comment Moretti rectifie notre perception du « caïman », sans que cette rectification soit solidaire d’une entreprise de démystification qui se limiterait à révéler le caractère folklorique de Berlusconi (avec le risque de parvenir à l’élaboration d’un simple bêtisier, genre exécrable qui n’a jamais nui à personne). On a pu relever l’existence de quatre Berlusconi différents dans le film de Moretti ; on a moins souligné que cette multiplicité répondait au fait que Berlusconi lui-même traverse, presque quotidiennement, une grande variété de personnages à la télévision (président du Conseil, chanteur, supporter de foot, etc.). Tout se passe comme si Moretti soulevait la question de la figuration politique sur le terrain même qui a favorisé la réussite de celui qu’il combat : Berlusconi en acteur... Si Le Caïman est un grand film, c’est qu’il entreprend ce combat à travers les seuls moyens du cinéma, et invente une nouvelle façon de raconter avec les images : non seulement « une pluralité de registres et de tons », mais également une « alternance de styles » [5]. C’est pourquoi le principe d’identité qui régissait encore une démarche documentaire ou une fiction trop frontale — Moi, Moretti, contre lui, Berlusconi — ne peut guère plus fonctionner. Le face-à-face, d’une certaine façon, était attendu ; Moretti déjoue cette attente en « feintant » le spectateur, sans le piéger néanmoins. C’est que la multiplication des caïmans renvoie à un dédoublement des personnages : le personnage comme acteur et l’acteur comme célébrité (en tout cas, connu du public au-delà du film). C’est notamment vrai du Berlusconi interprété par Michele Placido, « mauvais acteur » dans le film et, par ailleurs, acteur reconnu en Italie. Le spectateur, en ce sens, est convié à franchir la frontière qui existe entre ce qu’il voit (et entend) à l’image et ce qu’il sait de l’interprète hors de l’écran ; il est invité à retrouver le corps de l’acteur, entre le film et son dehors. Il convient de saisir les images d’archives au regard de ce même procédé cinématographique, lequel conquiert une troublante efficacité lors de la scène finale, où c’est Moretti qui joue Berlusconi. Un authentique « court-circuit » survient entre les deux ; Moretti, avec son statut de cinéaste et d’acteur célèbres, devient Berlusconi dans Le Caïman, et récite certains fragments de discours que ce dernier a véritablement prononcés ; en retour, les paroles de Berlusconi se chargent d’un poids de violence que nous ne percevions peut-être plus dans la réalité, « comme si [désormais] on les entendait pour la première fois » [6].

Si l’on analyse cette séquence du point de vue de l’usage de la voix, on se rend compte que Moretti emploie certains dispositifs sonores qui ont fait la singularité de son cinéma. La reprise de phrases énoncées ou rédigées par d’autres que lui — lui, Nanni ou le Michele des premières œuvres — a déjà donné lieu à des scènes mémorables : par exemple, dans Caro Diario, la lecture de l’article éhonté du critique du Manifesto concernant le navet Henry, ou encore, dans Aprile, le chuchotement, pendant le sommeil, de quelques dialogues grotesques de Strange Days, premier film où il emmène son fils, encore dans le ventre de sa mère (Nanni désespère que le petit Pietro ait « entendu » un film aussi mauvais). Le devenir-perroquet du cinéaste n’a pas pour tâche de se moquer de paroles globalement ineptes, engendrant une complicité embarrassante avec le spectateur. Il s’agit plutôt, par la répétition de propos dérisoires ou impensables, d’épouser la manière d’être de la personne dont ils émanent, et — c’est l’épreuve éthique morettienne — savoir comment des choses de cet acabit peuvent être dites ou écrites. Serge Daney, au sujet de Palombella Rossa, avait noté ce trait : une phrase, « d’être répétée, reprend un peu de son sens » [7]. Dans Le Caïman, Moretti rapporte les mots de Berlusconi, mais s’il relance le procédé de la répétition, c’est parce qu’il parvient cette fois à arracher le mono¬logue berlusconien au pouvoir de la télévision, le seul espace de paroles, en définitive, où ce monologue existe et se déploie : « Lorsque Berlusconi s’exprime, lorsqu’il s’adresse aux gens, il le fait surtout à travers ses télévisions » ; « Les choses qu’il a pu dire [...] je ne [les] crois que lorsque je les [entends] à la télévision » [8]. La mise en scène de la voix à la fin du film accentue l’effet de court-circuit évoqué au préalable, de telle sorte que la disjonction entre le visible et le sonore devient elle aussi plus intense ; les paroles de Berlusconi sortent de la bouche de Moretti, et gagnent par cette disjonction même en autonomie : les médiations télévisuelles ont disparu, et c’est pourquoi, saisi dans l’immédiateté de son énonciation, mais sous la forme d’une immédiateté retrouvée, le monologue en question ne passe plus [9].

Le dispositif cinématographique de cette séquence admirable se complique néanmoins si l’on considère que certaines phrases du discours du « Cavaliere » ont été formulées ailleurs par Moretti lui-même. « Que la gauche est triste, elle est triste et elle rend les gens tristes » ; cette phrase date de son engagement politique ; elle servait, et sert toujours à décrire selon lui le camp politique auquel il appartient ; elle s’inscrit dans un rapport à l’histoire et au devenir de la gauche italienne. Ou encore, lorsque le caïman affirme de ses alliés : « ce sont des fascistes », c’est là une proposition qui fut énoncée à plusieurs reprises par Moretti au sujet de la « Maison des libertés », la coalition de droite alors au pouvoir, en vue de rappeler d’où proviennent effectivement les forces qui la composent. Or ces phrases, en tant qu’elles engagent un état du pays — ce que l’Italie a été et ce qu’elle est en train de devenir —, possèdent, en puissance, un statut particulier dans le cinéma de Moretti. Elles s’adressent de biais au spectateur, et valent pour diagnostic d’une situation donnée, entre mémoire et actualité. Il est prévisible que, s’il avait réalisé un film plus « directement » politique sur Berlusconi, Moretti aurait dit ces phrases, et il les aurait dites suivant le procédé de la « voix off in » : voix dans le champ, mais comme si elle provenait d’un hors-champ, c’est-à-dire comme si elle était rapportée par quelqu’un d’autre, précisément parce que son contenu ne concerne pas la seule personne qui en fait usage, mais touche une collectivité, « sa culture, son esprit, son sens critique ». Manière de parler au cinéma moins agressive, moins narcissique aussi, et nous devons savoir gré à Moretti de nous épargner la posture de l’artiste en mission : faire voir et entendre l’intolérable, peut-être, mais sans l’ambition de « changer le monde », qui force l’image et intimide le regard. Dans Le Caïman, la « voix off in » semble pourtant atteindre à une limite de sa portée critique, dans la mesure où un vol de paroles a eu lieu : c’est que, à certains moments, en effet, rien ne différencie le diagnostic morettien de la pensée berlusconienne ; l’un se confond avec la logorrhée de l’autre. Bien plus, et d’autre part, la « voix off in » est constituée de phrases de Berlusconi que Moretti ne peut naturellement partager. En fait, « c’est une façon de tirer la sonnette d’alarme : Moretti peut devenir Berlusconi » [10]. Cinématographiquement, Le Caïmantémoigne d’un dysfonctionnement notable de ce dispositif sonore ; à moins que Moretti renouvelle de manière profonde la tradition de la comédie, dont Daney avait indiqué la formule : « ça marche en tant que c’est déglingué ». Le signe, en tout cas, probablement, comme le souhaite Moretti, d’une « heureuse conjuration des bouffons » [11].

Notes

[1Voir les entretiens de l’auteur : Cahiers du cinéma, n°612, mai 2006, p. 12 et Positif, n°543, mai 2006, p. 10.

[2Voir le texte essentiel de Moretti sur son engagement politique : « Dall’impegno all’impegno », MicroMega, supplément au n°3/2002, p. 5-18.

[3L’Image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 199.

[4Positif, entretien cité, p. 12.

[5Cahiers du cinéma, entretien cité, p. 13.

[6Ibid., p. 16.

[7L’Exercice a été profitable, Monsieur, Paris, POL, 1993, p. 168.

[8Positif, entretien cité, p. 13.

[9Moretti, encore : « à travers la télévision, on peut faire passer des choses qui, avec d’autres moyens (...) ne pourraient pas passer si facilement » (ibid.).

[10Entretien avec N. Moretti, Libération, 17-18 juin 2006, p. 39.

[11Ibid., p. 38.