un écrivain en guerre entretien avec Emmanuel Pinto
Nous publions dans les pages qui suivent les premières pages, traduites de l’hébreu par Jean-Luc Allouche, du second roman d’Emmanuel Pinto, Nota bene, le sourire de Jean Genet. Nous avions déjà publié un de ses textes dans Vacarme n°3. Ce nouveau texte peut paraître plus énigmatique ? : un très court récit, et des notes proliférantes. Le texte prend place au Liban, lors de la guerre de 1982-84. Nous l’avons reçu cet été, pendant la guerre. Rencontre avec l’auteur.
Nota bene signifie en hébreu à la fois nota bene et post-scriptum. Lit-on, dans vos pages, le début d’un récit, ou bien, au contraire, le post-scriptum d’un autre livre, celui de Genet ?
E. Pinto. Nota bene : note-le bien, fais attention, souviens t’en. C’est d’abord un livre sur la mémoire, l’histoire d’un soldat israélien qui cherche à oublier, qui y parvient à la fois trop bien et pas du tout, et qui décide donc, après la guerre, en plein désarroi, de tenter de raconter cette guerre. Mais il n’a pas de mémoire, sinon des bribes, des flashs, des fragments. Donc il fait appel à tout ce qui est romanesque : à l’invention, à la fiction, au mensonge, et aussi à tout ce qui l’entoure aujourd’hui et qui n’a apparem¬ment rien à voir avec le récit de sa guerre. Et c’est là qu’il faudrait plutôt dire « post-scriptum », car effectivement il y a un livre qui devient essentiel pour lui, Un captif amoureux de Jean Genet. Genet était alors à Beyrouth, du côté des Palestiniens. Et Genet dit explicitement dans ce livre qu’il se souvient de tout, des faits, des dates, des visages, de tout très précisément, et donc qu’il se refuse à la fiction. On se retrouve donc avec, d’un côté, un écrivain pro-palestinien peu avant sa mort qui se dit « témoin » et se souvient de tout, et de l’autre un soldat israélien au début de ce qui va être sa vie (mais aussi sa mort) et qui ne peut s’appeler autrement que « participant », le contraire d’un témoin, puisqu’il ne se souvient de rien. Or, c’est là, à mon sens, que la mémoire peut prendre forme : seuls les témoins peuvent se souvenir de ce que les participants ont vécu ? ; mais seuls peut-être aussi les participants peuvent forcer les témoins à s’exiler de leur certitude d’avoir tout retenu.
Graphiquement, ces pages prennent la forme d’un écrit talmudique, avec le texte de la mishna au milieu, et les commentaires des différentes écoles talmudiques en notes, tout autour. Pourquoi ce parti pris ?
Quand le soldat essaie d’écrire ce « roman de sa guerre », de tisser cette histoire purement fictive d’une rencontre entre un soldat israélien et Genet, il est sans cesse tenté de faire rentrer dans cette histoire des images, des expériences, des idées qui lui apparaissent bien plus propres, bien plus « vraies », parce que ce sont celles qu’il vit aujourd’hui et qui sont apparemment postérieures et extérieures à la guerre, même si elles touchent à d’autres guerres, plus intimes, qui sont les batailles de sa vie. Or, je n’ai pas voulu qu’il y parvienne. Toutes ces choses qui ne sont pas sa fiction mais qui l’accompagnent et la nourrissent, j’ai voulu les exiler, les mettre au-dehors. Elles n’ont pas du tout le même poids de vérité ; et elles coulent parallèlement à cette histoire de guerre, elles l’accompagnent, mais ne la font pas, parallèles, mais indépendantes. Dès lors que faire, et déjà plastiquement ? La volonté de séparer « la » guerre et la guerre de sa vie, cela m’a marqué. Quand tu es soldat tu te rends compte que l’expérience de la guerre n’est pas plus difficile que cette autre guerre que tu dois mener et qui est ta vie. Genet, dans son petit essai sur Rembrandt, Derrida, dans Glas, avaient choisi un montage effectivement parallèle, deux textes se faisant face sur la même page, mais pour moi cette solution n’allait pas. Ma propre histoire m’avait déjà donné une autre expérience de deux espaces à la fois parfaitement séparés sur la même page et unis par un système compliqué de renvois ? : c’était le Talmud. Toutes ces notes du Talmud qui expliquent et éclairent le texte aboutissent souvent au résultat inverse : elles rendent le texte principal illisible, tout en l’entourant, en ne pouvant pas exister sans lui, en se réunissant à lui. C’était vraiment là ce que je cherchais.
Relire votre texte après une nouvelle guerre au Liban résonne terriblement. Etait-ce le même cauchemar qui recommençait ?
Une guerre, c’est toujours la même guerre, toujours les mêmes horreurs. La seule chose que la guerre de cet été m’a appris, ou rappelé, c’est que quand tu ne participes pas à la guerre comme soldat ou comme témoin, mais quand tu es malgré tout happé par elle, borderline, comme la mère du soldat dans un chapitre de mon livre, et bien c’est une guerre encore bien plus atroce, bien plus écrasante. C’est en tout cas comme ça que je vis celle-là. Être soldat, c’est d’abord vivre des milliers de petits moments où les horreurs de la guerre ne te touchent pas : tu te lèves, te laves, chies, fumes des cigarettes. Quand tu es extérieur à la guerre, ce quotidien-là, tu ne l’as même pas. Tu ne vois rien, tu n’as que les images d’effroi et d’horreur, et tu es complètement impuissant. Oui, de l’extérieur, la guerre c’est encore bien plus dur à supporter.