point d’écoute / 7
conversation secrète
par Peter Szendy
La langue commune oppose volontiers « écouter » à « entendre », réservant au premier de ces gestes la dignité d’un acte respectueux et attentif. Mais elle oublie ainsi de sonder les postures dont s’entretisse l’écoute elle-même, et le jeu de relances qu’y nouent la traque du sens et la soumission au sensible, le souci de saisir et le saisissement. Que l’écoute musicale soit à double entente, qu’entre ses pôles règne même une mésentente complice, explique sans doute qu’il y faille plus d’une oreille.
J’avais entamé ce feuilleton, il y a un peu plus d’un an, avec une histoire d’espions à l’écoute : Conversation secrète, le film de Francis Ford Coppola cf. Vacarmen°30).
Au moment de le clore, ou de le laisser en suspens pour suivre d’autres pistes [1], je me souviens d’une vieille conversation secrète, datant d’une époque où il n’y avait ni microphones, ni magnétophones, ni gramophones, sans même parler des introuvables puces (bugs), comme celle que Harry, dans le film de Coppola, cherchait désespérément à dénicher dans son intérieur.
Comment a-t-il donc été capté, le dialogue qui va suivre ? Je ne saurais le dire. Toujours est-il qu’il est transcrit. On peut le lire, noté par Nietzsche dans Aurore (§ 255) : c’est une « conversation sur la musique », entre A et B.
Je laisse filer un peu l’enregistrement de leur voix, avant de l’interrompre pour ajouter la mienne :
(Lecture.)
« A : Que dites-vous de cette musique ? — B : Elle m’a subjugué, je n’ai absolument rien à dire. Écoutez ! Elle reprend ! — A : Tant mieux ! Veillons cette fois à la subjuguer nous-mêmes.Puis-je ajouter quelques paroles à cette musique ? Et aussi vous montrer un drame que, peut-être, vous ne vouliez pas voir à la première audition ? — B : Soit ! j’ai deux oreilles et plus s’il est nécessaire. Approchez-vous de moi ! »
(Stop.)
Rien n’indique que A et B s’entretiennent d’un opéra ou d’un drame, comme ceux de Wagner par exemple. Au contraire, il semble bien qu’il s’agisse de musique instrumentale, sans paroles ni gestes ni scène visible. Ce dialogue pourrait donc avoir eu lieu au concert, entre deux auditeurs, ou entre les voix intérieures d’un seul, dans le creux de son oreille dès lors partagée en deux pavillons, voire plus. Car A et B, ce sont des lettres, des sortes de chiffres, des positions ou instances dans un jeu. Ce sont des points qui dessinent une triangulation : A et B face à la musique, et face-à-face, font apparaître, dans la ligne droite de l’écoute tendue vers son objet, un angle qui l’écarte [2]. L’incessante adresse et interruption de leur diaphonie scinde l’écoute, la diffracte.
Mais ce que leur dialogue prépare aussi d’emblée, c’est un play-back, un écho : la musique, dit B, va reprendre et, dans cette répétition, tout un drame s’apprête à surgir. Encore une fois, rien ne permet de dire si la reprise annoncée est vraie ou feinte, s’il s’agit d’un véritable bis, d’un rappel en fin de concert, ou d’une sorte d’échographie spectrale qui, dans le théâtre intérieur de l’écoute, redouble aussitôt comme son ombre chaque seconde qui passe.
Quoi qu’il en soit, alors que la musique reprend, A la raconte en l’annotant, en la marquant ou remarquant à mesure qu’elle se déroule.
(Retour rapide. Lecture.)
« B : Soit ! j’ai deux oreilles et plus s’il est nécessaire. Approchez-vous de moi ! — A : Ce n’est pas encore cela qu’il veut nous dire, jusqu’à présent il promet seulement de dire quelque chose, quelque chose d’inouï, comme il le laisse entendre par ces gesticulations... »
(Pause.)
Mais qui est-il ? Qui est-ce qui gesticule ainsi, dans la musique ?
(Lecture.)
« Comme il fait signe ! se redresse ! lance les bras en l’air ! [...] Comme il met son thème en valeur ! [...] Et maintenant il est convaincu d’avoir convaincu ses auditeurs, il présente ses inspirations comme si c’étaient les choses les plus importantes sous le soleil, il désigne son thème d’un doigt arrogant... Et maintenant qu’il s’aperçoit que ces rythmes nous saisissent, nous étranglent et nous écrasent presque, il ose mêler à nouveau son thème au jeu des éléments et nous persuader,nous qui sommes à demi stupéfiés et bouleversés, que notre stupéfaction et notre bouleversement sont les effets de son thème miraculeux. Et désormais les auditeurs le croient : dès qu’il retentit, le souvenir de cette action élémentaire bouleversante renaît en eux — ce souvenir profite alors au thème —, il est désormais devenu « démoniaque » ! Quel connaisseur de l’âme ! Il nous domine avec les artifices d’un orateur populaire. — Mais la musique devient muette ! »
(Pause.)
Prenant la parole, à la faveur d’une reprise qui pourrait être l’écho accompagnant la musique pas à pas, A, comme il l’avait annoncé, fait donc apparaître un drame en elle. Et, lors de cette seconde écoute, qui n’est peut-être que l’écoute seconde doublant la première à chaque seconde, surgit dans la musique cet étrange personnage : il.
Mais qui est-il donc, cet il ?
A prend soin de ne jamais le nommer autrement que par ce pronom, à la troisième personne du singulier. Quelque chose ou quelqu’un, en somme, qu’il ne faudrait surtout pas se hâter d’identifier trivialement avec la figure rassurante de l’auteur ou du compositeur. Il, dirais-je en le laissant à son essentielle indétermination, c’est ce ou celui qui scande les événements au fil du flux musical. Il les marque et remarque : comme A et B, surgi à la faveur de leur diaphonie auditive à l’œuvre, il serait une instance de marquage, de désignation, voire de signature dansla musique (« il fait signe », « il met [...] en valeur », « il désigne », « il s’aperçoit », dit A). Bref, il, ce serait une sorte de remarque, une marque supplémentaire qui escorte virtuellement chaque événement musical, qui le suit et le prend immédiatement en filature, pas à pas. Il, ce serait, dans toute musique, qu’elle soit avec ou sans paroles, la possibilité qu’une écoute y soit déjà inscrite, par exemple sous la forme de personnages à l’écoute.
Or, tandis qu’il se met ainsi à parler et à gesticuler à travers la voix de A, la musique devient muette. Lorsque A remarque donc pour B l’écoute qu’il inscrivait déjà dans la musique, celle-ci, au moment même où elle se raconte par la bouche de A, commence aussi à se taire en tant que musique. Comme si chaque point d’écoute qui point en elle, pour pointer d’un « doigt arrogant » ce qui arrive, devenait aussitôt un point sourd (punctum surdum), où la marque est un masque. Bref, là où elle se fait ou laisse remarquer, la musique, paradoxalement, devient en quelque sorte inaudible.
(Retour rapide. Lecture.)
« [A :] ... la musique devient muette ! — B :{}Et tant mieux s’il en est ainsi ! Car je ne peux plus supporter de vousentendre ! Je préfère dix fois me laisser tromperplutôt que de savoir une fois la vérité à votre manière ! — A : C’est ce que je voulais vous entendre dire. Les meilleurs, aujourd’hui, sont comme vous : vous êtes satisfaits de vous laisser tromper ! Vous venez avec des oreilles grossières et avides, vous n’apportez pas la conscience de l’art d’écouter... Toujours, quand vous applaudissez et acclamez, vous avez la conscience des artistes entre vos mains, — et malheur s’ils s’aperçoivent que vous ne savez pas distinguer entre musique innocente et musique coupable ! En vérité, je ne veux pas parler de « bonne » ou de « mauvaise » musique, — l’une et l’autre se trouvent des deux côtés ! Mais je nomme musique innocente celle qui pense exclusivement à soi, ne croit qu’en soi, et a oublié le monde au profit de soi, — la résonance spontanée de la plus profonde solitude qui parle de soi avec soi et ne sait plus qu’il existe dehors des auditeurs aux écoutes, des effets, des malentendus et des insuccès... »
(Stop.)
A et B, quels qu’ils soient et où qu’ils soient dans cette scène diaphonique et responsoriale, se partagent donc une responsabilité dans l’écoute. Ils tiennent entre leurs mains, dans leur quatre mains à deux voix, un art d’écouter, c’est-à-dire aussi, comme le rappelle A, un art d’applaudir, de claquer, de marquer et de signer par des otographes.
Or, en opposant une musique « innocente » et une musique « coupable », plutôt qu’une « bonne » et une « mauvaise », A fait de cet art et de cette responsabilité de l’écoute l’objet d’une sorte de criminologie abyssale. Car l’innocence d’une musicalité spontanée — inentamée, vierge et pure de toute marque otographique — n’est qu’une illusion, une tentative d’oublier les « malentendus » de l’écoute, c’est-à-dire sa structure dissonante. Cette oreille amnésique accordée à une musique prétendument innocente ne serait, comme B le concède du reste volontiers, que le produit d’une volonté de se laisser tromper. Bref, l’écoute naïve, ou première, s’avère seconde, dérivée. Elle résulte tout bonnement du comblement de la distance entre A et B (« Approchez-vous de moi ! », disait d’ailleurs celui-ci) ; elle est l’effet de la clôture de cet angle diaphonique dans lequel se loge, se diffracte et s’exaspère l’art d’écouter.
***
A et B sont maintenant partis. Envolés. Mais, depuis que j’ai surpris leur conversation secrète, ils marquent toutes mes auditions, ils y ont leur place. Qu’ils avaient d’ailleurs depuis toujours, eux qui ne sont peut-être rien d’autre, au bout du compte, que ces places mêmes, dessinant la topographie de l’écoute.
A écoute, tapi dans le pavillon de mon oreille. A entend la musique, il la comprend, il y remarque les faits et gestes cachés de cet il, en y traquant les pas de cette persona masquée qui, dans le flux redoublé du sonore, inscrit, désigne et signe d’avance des points d’écoute muets.
B écoute à son tour, en me parlant à l’oreille de son oreille. Il veut, quant à lui, jouir de la musique, il veut se laisser emporter par elle et, dès lors, il n’en veut rien perdre du tout, il est prêt à lui prêter ses deux oreilles, voire plus si nécessaire, quitte à en emprunter d’autres.
Et puis, A et B s’écoutent aussi l’un l’autre, ivres de la musique mais aussi l’un de l’autre. Là réside la chance des marques et des masques qui trament ce que j’appelle l’otographie, c’est-à-dire l’inscription des écoutes. Là, c’est-à-dire dans l’angle de prise d’écoute qui s’ouvre ainsi, avec ses plongées et contre-plongées au cœur de la musique, avec ses chants et contrechants infinis au sein de chaque seconde pourtant finie qu’une ouïe tente de capter.
Notes
[1] On en retrouvera certains épisodes ou certaines séquences dans Sur écoute. Esthétique de l’espionnage, Minuit, 2007.
[2] C’est très exactement cette triangulation ou cette structure d’adresse de l’écoute que j’ai tenté d’ébaucher dans Écoute, une histoire de nos oreilles, Minuit, 2001 (précédé de Ascoltando, par Jean-Luc Nancy).