onze cratères, « Eleven Blowups » Une expérience cinématographique à pied
par Laure Vermeersch
Exposer : mot commun à la photographie, à la muséographie, à l’éthique. La manière dont Sophie Ristelhueber a investi, en Arles, un ancien appartement nous semble avoir tiré toutes les implications de cette homonymie. À quoi, à qui s’expose-t-on en visitant une telle exposition, à croiser des photographies où persiste, entre des murs où l’on aurait pu vivre, la trace sensible des souffrances auxquelles d’autres, ailleurs, ont été exposés ?
J’ai vu dans l’entrée d’un appartement au deuxième étage cette image qui faisait partie du mur, un fil de téléphone barrant le bleu gris d’un ciel au-dessus du beige d’un désert déteint puis, calotant un radiateur, le premier trou, à demi-dissimulé derrière la masse de fer forgé, à la marge, un trou de terre avalée. Le second était à gauche, noir, plus grand, béant et les angles brillants des roches déchiquetées se détachaient artificiels de l’autre côté d’une double porte d’appartement bourgeois aux pieds d’une figure noire, digne et sans tête.
Je ne bouge pas. Comme je ne peux plus, j’attends. Les boiseries, le parquet, les murs déteints, tout semblait simple, oublié par le temps, évident sauf quoi faire de ces cratères.
Les talons des visiteurs claquent sur le parquet tandis qu’ils découvrent le lieu. Un enfant court égayé par les pièces qu’on devine vides. Eleven Blowups : ces onze images ont été inspirées par des vidéos envoyées d’Irak par des reporters de Reuters, images fortuites des trous dans la chaussée d’attentats-suicides en Irak. Juillet 2006, la visite se passe dans l’ancien appartement du vice-gouverneur de la Banque de France, dans un vieil hôtel aux gargouilles fines à Arles. Sophie Ristelhueber y montre ses cratères, compositions complexes créées à l’ordinateur à partir d’écrans-vidéos et de matériaux qu’elle a photographiés depuis 25 ans.
En face de la porte aux deux battants ouverts, dans la seconde pièce, entre les deux fenêtres aux persiennes refermées, une route, un grand trou, les pieds d’un attroupement et une lueur vive, nette, quelque chose en feu entre les jambes en haut. Les flammes se détachent en couleur, quelque chose brûle encore, mais les gens sont loin, curieusement calmes, avec leur histoire, pas devinée. On imagine.
Entr’aperçue par un coup d’œil instinctif dans mon dos vers le coin caché par le pan de la porte, j’ai découvert, presque surprise, une excavation anthracite, un tunnel dans une autre route, déchirée, plus violente, occupant toute la largeur de l’image et du mur, forçant une réaction au ventre, un silence. La route va à l’horizon en haut de l’image. Je fabule.
Et, à côté d’une cheminée, un dôme effondré, vestige déjà déteint, au bout d’un vague terrain, et le trou au premier plan, à la verticale de la ruine et de la même taille.
On reste dans la pénombre entre les trois images — en arrêt — derrière les volets fermés. Une enfilade de pièces. Les talons claquent. Une femme décrit à un mari, deux voix, la peinture blanche dont elle enduirait les murs pour vivre dans ces pièces qu’elle garderait vides et sans meuble. J’attends qu’ils quittent l’autre bout de l’appartement. Le temps passe. Je passe dans la pièce attenante, avec, aperçue dans l’embrasure de la porte, la ponctuation des battants de fenêtre, contrastant avec les fleurs décolorées et alambiquées du papier peint : un entrelacs caractéristique de motifs des années soixante-dix comme chez ma grand-mère. Petite pièce : une fenêtre sur la droite, une image sur la gauche.
Je passe encore dans la pièce suivante, un miroir, une cheminée, une volute sombre derrière une rambarde intacte le long d’une route escarpée et le cratère, barrant la route en bas à gauche. Á côté, une petite porte ouverte sur des murs en carrelage blanc, lumineux, menant vers ce qui semble le fond de l’appartement. La volute se détache isolée ; coupant le ciel gris en deux, au-dessus du trou de bombe, mais sans lien avec lui, séparée par l’asphalte et la rampe métallique inaltérée, limitant du coup un surplomb dont s’élève la fumée noire.
Dans un ciel vide, un désert, une route, une pièce énorme d’un engin rouge au bord d’un trou rond. De l’œil, je la mesure, je la pèse, je la jauge. Elle est à droite du trou, posée sur la surface intacte du désert, à la bordure d’un trou où la terre semble s’être dérobée, où mon œil ne trouve rien à mesurer et je crois pouvoir prendre et déplacer la pièce rouge.
Je tourne, mes talons claquent et je vois dans la glace, avec effroi, mon reflet regardant l’objet rouge dans une pièce vide confiante de son histoire confortable de bourgeoise nantie, simple à force du pouvoir installé des grands argentés qui l’habitèrent, entre trois images évidentes et indéniables de cratères précisément détachés, définis, artificiels sur des paysages plus flous. Je reste. Derrière l’artefact rouge, on pourrait remarquer une nappe lumineuse d’eau, presque en mirage. Mais la porte ouverte sur la lumière m’intrigue et je vais passer dans la pièce d’à côté.
Carrelages blancs, je devine la cuisine et ne m’attends à rien sur les murs blancs autour d’un robinet fiché là. Avançant, d’abord caché par le battant d’une des deux fenêtres ouvertes, je vois, soudain, simple, noir entre les deux béances blanches, au-dessus du buffet de ménage, un tracé précis de la forme d’un pays découpé sur une carte, un cratère dans la terre nue : un îlot détaché de sol, en équilibre instable, un morceau d’asphalte absorbé par la terre, vide sur le point d’être deviné, souffle aspiré ; vers où ? Pourquoi ?
J’ai cessé de penser.
Je reste là où je suis acceptant ce trou. L’inventaire touche à sa fin, le cratère est irréductible, il a la forme d’un trou de serrure. Je cesse de voir autre chose que le trou, les heurts d’asphalte et le silence de la terre effondrée.
La cuisine fait un cul-de-sac. Après un temps long, je sors — repasse entre les trois cratères et mon reflet dans la glace, la volute noire, la pièce détachée rouge sur le beige du désert et les cratères. Un recoin de couloir mène à l’entrée concluant le tour de l’appartement et je passe dans l’ombre la onzième explosion : des gens marchent au bord du trou qui occupe le fond de ce passage exigu, ils passent, coupés à la taille ; leurs jambes font comme une frise en haut de l’image. Ils passent et ne semblent pas s’arrêter, voient-ils le trou ? Je ne vois pas le haut de leur corps en Irak.
Des talons claquent dans l’entrée, et je passe à nouveau devant le grand trou précis au pied d’une figure sans tête. Je me recueille devant le grand effondrement noir et les cratères, je suis de l’autre côté du trou, en face de la figure dont je ne vois pas le visage.
Je suis revenue à la maison dans un appartement où j’aurais pu vivre et ces cratères d’Irak sont aussi les miens. Le temps a passé et quelque chose a changé ; imperceptiblement.
Eleven Blowups. Je sors de l’appartement sur le palier. Une femme joue avec deux enfants sur les marches de l’escalier, ils ont patienté.
« On a souligné le rôle de l’enfant dans le néo-réalisme, c’est que dans le monde adulte, l’enfant est affecté d’une certaine impuissance motrice, mais qui le rend d’autant plus apte à voir et à entendre ». Gilles Deleuze, Cinéma 2 : L’image-temps.
La découverte à pied du travail de Sophie Ristelhueber, de ces onze cratères décrits dans leur unique spécificité, inventoriés dans leurs différences et finalement accumulés jusqu’au point où tous les récits se sont tus pour que je ne ressente plus que la réalité sacrée de cette forme qui renvoie aux trous de l’âme autant qu’à ceux de la terre, à la souffrance des Irakiens, et de tous ceux qui vivent sous, après et avec la menace des bombes, autant qu’à mes manquements et mes absences, au présent des conflits en Irak, et au Liban, aussi bien qu’à l’éternel de la destruction et à la pérennité de la terre me renvoie comme touriste à Arles à trois positions au moins.
Je suis l’enfant, tordu dans le couloir sur le seuil de la porte, qui regarde l’araignée passer entre les pieds des convives, qui s’arrête aux évidences : la faim, la guerre, la souffrance ; qui ne juge rien et continue de regarder le détail pour l’observer et accepter, silencieux, l’effroi infini comme en suspens.
Je suis le passant, celui qui progresse malgré tout d’une pièce à l’autre, en marche, mû par les questions que chaque cratère suscite et la curiosité à habiter cet intérieur familier qui impose son circuit ; susceptible de lyrisme, empoigné par ses imaginations et ses savoirs, retrouvant la puissance encore indéfinie de celui qui doit dépasser sa propre impuissance.
Je suis le récipient de ces images-temps, agrégations de temps, d’objets que j’attraperais, de lieux et qui par leur accumulation, leurs concaténations entr’ouvrent la possibilité d’un passage de ce présent confiné à une affirmation, encore informulée, du sacré de la terre quand elle est touchée par l’homme.