portrait du réalisateur en amoureux politique entretien avec Sean McAllister

« Être avec eux, c’est le seul moyen de faire un film » : si le cinéma de Sean McAllister se tisse de personnages, de rencontres, de présences, c’est que filmer la guerre impose de résister aux solitudes croisées qu’y fabriquent la distance du spectateur, la fureur du combattant, l’impuissance de la victime. Il faut plusieurs voix pour faire entendre une guerre : portrait polyphonique où les propos du cinéaste se tissent à ceux de Samir Peter, pianiste d’hôtel et personnage principal du film The Liberace of Bagdad.

« J’ai fait mon premier film pour échapper à l’usine. J’avais tiré de mon expérience une histoire. Je l’envoie à une école de cinéma à Bournemouth. Immédiatement, ils me prennent et décident de produire le film. Ils offrent une équipe de tournage et tout le bataclan. Je dis non. Ils insistent. Je les laisse en plan et repars à l’usine avec une caméra cachée dans mon barda. Je filmais en douce dès que la maîtrise était hors de portée. Le contremaître me surprenait et m’engueulait. Il menaçait régulièrement de me virer. Je continuais. Je l’ai pris comme ça en pleine face, gueulant, et c’est ainsi que j’ai appris ce qui fait le drame. Je faisais le film du côté des ouvriers. Ma caméra était posée dans le creux de mon bras, tirée de derrière mon dos, dissimulée, filmant tout ce que je voyais de mon poste de travail. C’est le seul moyen de faire un film qui traverse la réalité : être avec eux. Quelle genre d’histoire aurais-je racontée si je m’étais pointé avec ce fatras dans les murs de l’usine ? Impossible.

J’ai envoyé le film à l’école NFTS et j’ai été reçu. Quatre années pendant lesquelles j’ai tout appris, les films, et comment faire un film. Je n’avais rien du cinéphile, ni la culture, ni les amours, et me voilà bénéficiant de deux tuteurs pour quatre élèves. Colin Young, le directeur, devenu mon gourou ; et tous les quinze jours, un réalisateur réputé venait parler de son travail. Tarkovski avait été invité une fois, et la semaine dernière, Ken Loach y était encore pour présenter son dernier film. Il fallait se débrouiller avec l’histoire du cinéma et ses pontes, expérimenter dans son travail et trouver sa voix. C’était magnifique. »

J’avais vu son film au festival de Dinard. Il était là. Sous le choc, je n’avais rien pu dire. Sean McAllister est cinéaste anglais de renom, indépendant, avec à son actif une dizaine de films dont le dernier, The Liberace of Bagdad [1], a été tourné à Bagdad neuf mois après la chute de Saddam Hussein. Au début du film, cela fuse, une explosion et la nuit est striée de blanc par des tirs répétés sur un parking, « — Samir, Samir , que se passe-t-il ? » « — C’est une guerre ». Samir, queue de cheval et épaules affaissées, tire sur une cigarette et répond à Sean qui filme à l’épaule. « Je voulais faire un film sur ce que la libération voulait dire pour un Irakien moyen, mais je me suis égaré lorsque j’ai rencontré Samir Peter. » Samir est pianiste dans l’hôtel où Sean est terré avec les journalistes, derrière des murs d’enceinte. « Because of you, my romance started. I live for your love... » La voix familière de Sean McAllister reprend. « À ses heures de gloire, Samir, le pianiste le plus connu d’Irak, gagnait 10 000 dollars par mois. Il gagne aujourd’hui quelques dollars chaque soir et vit dans les sous-sols de l’hôtel... Samir était souvent inquiété par la police de Saddam pour son goût de la musique importée de l’Ouest et son appétit pour les femmes occidentales.

« Lorsque j’ai commencé ce film, j’avais passé plus d’un an en Irak et fait un film, The Minders [2], sur le quotidien de deux "anges-gardiens" du ministère de l’Information dans le Bagdad de Saddam. Vous cherchez partout un personnage, puis il vient à vous. Tous les soirs, ayant parcouru la ville, je rentrais à l’hôtel et buvais avec Samir en parlant de l’Irak. »

Samir est d’une famille chrétienne ; 600 000 chrétiens vivent encore en Irak. Son fils sort en secret avec une musulmane et cherche du travail depuis qu’il a abandonné l’école de musique. Les emplois sont américains et la résistance vise les collaborateurs.

« Le casting fait le film. Dès la libération, je me suis senti obligé de retourner en Irak. Ce que je voyais et entendais ne sonnait pas juste. Je me devais d’entendre par moi-même la voix des Irakiens. À peine arrivé, j’ai senti une perte d’identité. En annihilant le régime et en capturant Saddam, ils avaient complètement déboussolé les Irakiens. Quand Saddam a été montré avec le dentiste, arracheur de dents, Samir en était malade. Il détestait Saddam, pourtant en regardant la scène il a explosé "vous n’avez pas le droit". »

En 1991, Samir a composé un morceau, Le bombardement de Bagdad. « C’était un enfer. Des millions de balles, des missiles, des bombes même. Je suis allé à mon piano et me suis versé un whisky. Ma femme m’a crié : "es-tu fou ?" Ce matin-là, je me suis mis à la fenêtre. Tout était calme. Plus d’électricité, plus d’eau, plus d’essence. Seule la destruction. »

« Je ne cherche pas à prêcher. Samir doute. Il philosophe. Moi-même je ne savais que penser, nous étions là pour les libérer d’un dictateur mais ensuite, quoi ? Vous choisissez quelqu’un et lui donnez une voix. Faire un film, c’est un instant de prise de pouvoir, et ensuite, vous faites ce que vous pouvez. Samir est incertain et ambigu. Son pays est libéré de Saddam qu’il déteste et il rêve de gloire et de départ aux États-Unis. Mes personnages ne sont jamais passifs, ils participent au film, s’engagent, prennent des risques parce qu’ils en attendent quelque chose. Avec Kevin, le personnage de Working with the Enemy [3], lui qui pour échapper au système vivait sans travailler, nous parlions du film comme d’une conspiration. Ce film, nous le faisions ensemble. »

Samir fait visiter à Sean le palais détruit de Saddam Hussein. « Ils croyaient qu’il vivrait éternellement et serait à jamais le chef du pays. En fait, les Irakiens devraient vraiment "embrasser le cul" [4] de Bush », commente Samir.

« Je ne sais jamais quelle histoire se raconte. Si Samir ne part pas aux États-Unis, le troisième acte que j’avais envisagé se dissout. C’est un cauchemar, le stress est intense, vous savez que vous tenez un bon personnage, et pourtant, l’histoire ne semble jamais aussi intéressante que le film terminé. Dans le cas de Liberace, c’est la rencontre avec Sahar, la fille de Samir, qui a été déterminante. Devant la caméra, elle avait dit son admiration pour Saddam : "je l’aime, il a de l’aura". Dans ce conflit entre la fille et son père, j’ai pressenti le devenir en crise de l’Irak. Mais, obstacle numéro un, elle refuse d’être filmée. Cela fait partie des choses à régler en même temps que sa propre survie. Puis, lorsque les premiers journalistes sont kidnappés, une autre histoire, la grande, prend greffe, à un moment où je suis le seul à Bagdad à prendre le temps de faire un film. »

Un homme s’est fait exploser tuant vingt jeunes qui faisaient la queue pour un emploi.

« Il me faut un Samir à qui poser mes questions. Mon cerveau, à tout instant, est comme un ordinateur, j’ordonne toutes ces informations, ce que je sais du pays, de la situation, et des personnes avec qui je travaille. Ces questions que je veux poser, pour lesquelles il me faut trouver le moment opportun. Cet instant où les personnes s’ouvriront, où elles seront saisies. Pourtant, mes questions tombent souvent à l’eau. Ne rien dire, se laisser porter par le silence mais savoir aussi intervenir et entendre. Dans Liberace, Sahar dit "La liberté de parole ? À quoi bon ? Il n’y a plus personne pour entendre." Il fallait un moment de colère. C’était un choix de ma part, je ressentais ça depuis longtemps. Je voulais que cette affirmation soit dite avec force. D’ailleurs, Samir me montre du doigt et tance sa fille. "Qu’est-ce que tu racontes ? Pas devant la BBC." Je m’accroche et je suis. Samir ne veut pas se compromettre avec les Américains, puisqu’il cherche à obtenir un visa. Lors de l’attentat, je l’encourage à rester malgré sa tristesse et sa préoccupation, je le pousse un peu pour qu’il se dévoile. C’est par là que je me différencie du cinéma d’observation cher à Colin Young. J’interviens. On parlait de "la mouche au plafond", qui voit sans être vue. Et puis d’autres ont parlé de "la mouche dans le potage". Était-ce Jean Rouch ? »

Devant les corps étendus et les familles en larmes, Samir confie à Sean : « Ce pays allait devenir le Japon du Moyen-Orient et ils l’ont arrêté. » « Qui eux ? » « Tu sais qui, Sean. Les Américains. »

Personnage pathétique cherchant la gloire plus encore que les femmes, déchiré dans ce pays déliquescent, que les femmes et les responsables de diffusion, me dit Sean, trouvent séduisant ou insupportable, Samir est à mes yeux l’un et l’autre. Mais là n’est pas la question puisque c’est moi, Samir. Le film vous invite à une telle identification, et je cède en l’entendant dire « tous les ans, Sean, j’écris une ballade à mon amoureuse et puis cette année, rien. Ça me rend malheureux. » Je me permets ce portrait à la première personne de Sean McAllister après une conversation à bâtons rompus sur un trottoir, une bière bitter Bombers à la main, devant un pub à Soho. Un portrait à deux voix.

Emportée par ses explications, j’ai tout fait, maladroitement, pour coincer Sean dans une logique cartésienne, pour lui faire dire qu’à ce film qui coule comme les jours entre les dangers, il y a un ordre, une écriture, — « oui, j’écris le commentaire » —, celle que j’y voyais ; cette écriture étonnante derrière le flot échevelé de la vie de Samir dans Bagdad occupée, délitée, violente et au fil d’une amitié éprouvée entre Sean et Samir.

« Demandez à Ollie Huddleston, mon monteur, il a travaillé avec moi sur tous mes films, il sait, lui. Il me reproche en riant de lui donner du fil à retordre. Mes personnages sont compliqués, ils ne sont pas aimables. Ollie met dans le film des scènes que j’en aurai exclues, une touche de chaleur. L’humour, c’est lui. Dans une production internationale, c’est essentiel. Samir a raison. On s’en fout sinon de ce qui se passe là-bas. »

« — Sean, tu es amoureux de ta caméra » dit Samir devant une bière l’air abattu. « — Excuse-moi. » « — Toujours... Dans les bras, ta caméra ! Tu l’aimes plus qu’une femme. »

— Quelle distance adoptez-vous pour décrire ?

« — Aucune. Je n’en cherche pas, je vais au plus près, je m’introduis dans la vie de ceux que je filme. Tina, par exemple, le personnage de Hull’s Angel [5], a 45 ans et sort avec un jeune Kurde de 22 ans, un des demandeurs d’asile dont elle a pris la défense. Un soir, je l’appelle, "— Ne vient pas." "— Qu’est ce qui s’est passé ?" "— Nous nous sommes engueulés." Je finis ma bière. Je n’ai pas besoin de me presser ou de m’inquiéter d’avoir raté l’occasion. Je sonne, elle ne mentionne même pas qu’elle m’a dit de ne pas venir, j’entre, ils regardent la télévision, lui dans un coin, elle dans l’autre. Je sors la caméra. "— Que t’a-t-il dit ?" "— Il m’a traitée de..." "— Non, je n’ai pas dit ça...", et ça repart. J’ai ma scène. Ils l’acceptent, je les filme depuis des mois. J’estime avoir gagné le droit de m’immiscer, la confiance est là. La limite éthique d’ailleurs est entre eux et moi ; il y a des choses que je ne montrerai pas, c’est sûr. Je déclenche la scène puis montre aux spectateurs certains déclencheurs, d’autres pas.

Un bon personnage, pour un documentaire comme dans tout drame, vient de quelque part, il a un récit de vie qui tient la route. Il est prêt à être filmé sous la douche et à prendre les coups. J’essaie aussi qu’il soit le reflet de la société. Samir est un ambassadeur de l’Irak. Dans Settlers [6] où je filme à Jérusalem un Palestinien qui a passé vingt ans en prison pour terrorisme et un colon ancien hippie de New York, je suppose que j’aurais voulu dire que Dov était Dov et Ali Ali. Les Israéliens m’ont dit non. Dans un tel contexte politique, ils sont entendus comme des représentants des Palestiniens et des colons. Comme ils ne sont pas représentatifs du tout, j’ai été très critiqué. Lorsqu’il n’y a qu’un personnage, ça passe, avec deux, on ne me pardonne pas la pirouette. »

L’épicier du coin prévient Samir : d’ici deux jours, ils vont commencer à kidnapper les étrangers. « Il m’a fait peur Sean. » « Oui, à moi aussi. » « Tout peut arriver en Irak maintenant. Tout le monde s’en fout. »

— À la fin du film, pour la première fois, on vous voit avec Samir, vous faites le pitre sur la plage. Comme un épilogue qui n’en est pas un. Une règle enfreinte. Le filmeur est le pitre et l’ami.

« — Il fallait bien trouver une fin. J’aurais peut-être dû montrer des images de nous ensemble plus tôt. Il dormait souvent dans ma chambre, parce qu’il n’avait pas de climatisation. Samir, c’était un vieil amour retrouvé. De toute façon, la fin est arbitraire, ça finit le jour où vous raccrochez les gants et partez. C’est tout. »

— Tout le long du film vous semblez être cet appendice de caméra coincé entre le siège du passager et la boîte à gants, filmant depuis cet espace exigu, impossible, dissimulé des patrouilles auxquelles Samir explique en anglais ou en arabe qui vous êtes. Comment construisez-vous votre personnage ?

— (Silence.)

— Le chaud, le froid, la vérité, couleurs de la nuit dans Liberace, entre les néons et les lumières de la ville, les lancers de rocket blanc dans le ciel sombre...

« — L’esthétique, je m’en contrefous. Les paysages, c’est les soirs d’ennui à l’hôtel. »

Pourquoi ai-je même essayé, moi qui lui avais gentiment expliqué plusieurs semaines auparavant que les Français devaient aimer ses films parce qu’ils les font rarement comme ça, démesurés, flot chaotique d’anecdotes où se mêlent les fils cassés de vies, d’amours, d’enfants et de départs, touchés comme par l’écho de ces dictateurs tombés, de ces chefs haïs, craints, ou admirés, de Saddam Hussein et de Bush ? Moi qui ai passé quinze ans à adorer ça des Anglais, tombée amoureuse plusieurs fois, et à peine revenue au cœur de Soho, Vacarme sous le bras, je m’accroche mentalement à mes reliquats de théorie mal agencés et c’est moi qui me laisse emporter par le flot. « Quel est donc votre cinéaste préféré ? » « Je ne sais pas. » On ne le coince pas, Sean se faufile.

Colin Young, théoricien du « cinéma d’observation », estime qu’au travers des détails de la vie quotidienne, le cinéma a la puissance de montrer le point précis où quelqu’un devient grand. « Vous ne pouvez apprécier cette grandeur qu’en vous en rendant témoin. Et je ne dis pas en le rendant exotique, mais en sachant comment être au plus proche de ce qui se passe dans la vie de cette personne. [7] » Kim Longinotto [8], dans le film Divorce à l’iranienne, cité par Sean, montre en restant discrète la vivacité ignorée des femmes qui viennent devant un juge obtenir le divorce. Mais les films de Sean McAllister sont impliqués et passionnés ; ils vous touchent quelque part entre le ventre et la tête. Les Français ont par deux fois fait ovation à Working with the Enemy à Paris, mais curieusement le Liberace, le film peut-être le plus abouti de Sean McAllister, très applaudi au festival de Dinard, est le seul à ce jour qui n’ait pas été diffusé sur Arte.

« Un vieil ami m’a dit un jour que je risquais de faire toujours le même film. Peut-être. Je trouverai un Liberace où que je sois. Un de ces personnages excessifs, que j’aime, plein de leurs fautes et de leurs égarements, comme ratés, hésitants, bourrés de regrets et d’espoirs déçus. » Sean rit les yeux fermés avec un mouvement de tête qui me rappelle celui de Ray Charles au piano. « Mes amis de Hull ne connaissent rien de Jérusalem et ne savent pas où est l’Irak, il faut qu’ils soient touchés par ces personnages et peut-être qu’à travers eux, ils passent quelques heures à Bagdad. »

Hull, c’est le nord de l’Angleterre ; et le Nord est au Sud ce que Naples est à Milan. Mon ex-mari était né dans le coin, à Lincoln, Sean dans une précédente rencontre m’avait expertement arraché toute l’histoire. Les « Northerners » ne s’y trompent pas, pas de récit sans amours rêvées et déçues.

— Vos personnages ont des vies amoureuses compliquées ?

« — Vraiment ? C’est indispensable. »

Extrait de blog [9] : « Love. We are driving in Baghdad, looking for pizza. Danielle is on Samir’s mind today... « Sean, I keep thinking of her. Really I still love her. » I point out to Samir that he said he still loved his ex-wife a couple of days ago... « Yes, I love her as well. » Later we open an email it is from Angela, another NGO worker... « Really Sean I love this woman also. »

— Pourquoi tenez-vous un blog ?

« — J’ai commencé ce blog pour ma propre réflexion. En Irak, j’ai senti que tout était fou, que la pellicule pourrait se perdre et j’ai été tenté de garder des traces. Et puis le film parle d’une personne dont la famille et les proches souffrent et meurent, et je ne pouvais tout inclure dans le film. Ce blog est devenu très utile pour écrire le commentaire. On oublie tout, même le plus intense. Mon commentaire est un chuchotement à l’oreille. Un ton de copain difficile à retrouver. En relisant le blog, des anecdotes me sont revenues et mon écriture a perdu son caractère formel. »

La sécurité dans l’hôtel ne cesse de croître en même temps que « mon insécurité », dit Sean.

— Votre chuchotement brouille les pistes au point que j’oublie les dangers que vous encouriez, comme si cette intimité et vos rires endormaient notre crainte et atténuaient la montée progressive de tension. Puis l’ultimatum de Samir pris torse nu dans son lit — « Sean, tu dois partir vite maintenant, je ne peux plus prendre la responsabilité de ta mort » — nous rappelle soudain non sans un malaise que nous n’avons qu’entrevu la violence.

« — Samir avait plus que moi tendance à se faire du mouron. Dans ces cas-là, vous paniquez ou vous oubliez tout sur-le-champ. La nuit où l’hôtel a été attaqué, nous étions nerveux, et puis des mercenaires armés des pieds à la tête débarquent et me hèlent. "Mr Sean, Mr Sean, nous avons trois ou quatre kalashnikovs, on ne touchera pas à un de vos cheveux". De toute façon, j’avais décidé que je me sauverais par la sortie de secours. Et puis si c’est une bombe vous êtes cuit. J’étais vierge. À y repenser, j’étais idiot. Je ne sais pas si je le referai. Des gens sont morts dans la rue où je passais, mais tant que personne ne dirige un pistolet dans vos côtes... Je ne le ferai plus. Mais mes histoires naissent d’une rencontre. Je cherche au Japon un passeur, comme Samir, pour mon prochain film. Certaines personnes sont un peu limite, ils peuvent être trop fous, il faut qu’ils soient un peu fous, je suis plus volontiers ceux qui dans la vie prennent les chemins de traverse. »

Extrait de blog : « Se sentir inspiré au Japon est difficile. Je veux faire un film sur la liberté. Le Japon moderne me rappelle la vie sous Saddam. Je me sens ici en sécurité comme là-bas à l’époque, rien ne peut m’arriver. J’aime le Japon pour cette raison, mais pour ça je le hais. »

« Que ces personnages pénètrent les salons, j’ai longtemps pensé que cela pouvait changer le monde. The Minders a été vu par 2,5 millions de personnes quand il a été montré sur la BBC2. Maintenant je ne suis pas sûr, peut-être que nous ne devrions pas surestimer ce que les uns et les autres ressentent. En revanche, les gens sont touchés par ces personnages et ce qui m’importe vraiment c’est que les gens en rencontrent ailleurs qui leur ressemblent. Peut-être est-ce cela le plus important. Et puis, curieusement, Samir est vraiment important parce qu’il dit ce qu’il pense. C’est trop rare. »

Le film de Sean livre une description épuisante, précise, à chaud, de ce qui étreint Bagdad après la « libération » : le chaos. Tenant sa caméra embrassée, le filmeur nous éprouve au point que nous finissons par aimer le flot aberrant de la vie d’un individu saisi dans la violence. Il nous oblige à sentir et à réévaluer ce qui se passe, au-delà des jugements et des partis pris. Il traque l’Histoire au point précis où l’humain luit comme un cœur sur une main. Le colon et le Palestinien de Settlers, Dov et Ali habitent encore, il me semble, là où Israël s’est inventé avec Exodus ; c’est de ce rêve en même temps que de toutes les hésitations, les choix, les engagements et la souffrance déchaînée depuis, qu’ils continuent d’aimer et de penser. Ses porte-parole continuent de se battre, au-delà de l’espoir, avec leurs rêves déçus, avec le réel à l’écart des points de vue dogmatiques. Sans prétendre avoir raison, charmeurs, joueurs et pourquoi pas menteurs, ils montrent mieux par les marges où se situent les tensions et les écroulements mais aussi les amours et les rencontres, même inattendus. Les films de Sean McAllister dressent dès lors un réquisitoire sans concession contre l’arrogance. Filmant de grands originaux, il échappe aux durcissements, habite les marges. Il nous relance. Je crois que Sean fait de la politique à hauteur d’homme, là où le cœur — est-ce rare ? — libère l’esprit.

Notes

[1The Liberace of Bagdad (Le Liberace de Bagdad), Sean McAllister, 2004. Le film est disponible sur le site www.seanmcallister.com. Liberace était un pianiste américain en vogue dans les années 50 et 60, haut en couleur et réputé pour ses frasques.

[2The Minders (Les Gardiens), Sean McAllister, 1998.

[3Working with the Enemy (Passé à l’ennemi), Sean McAllister, 1997.

[4« Kiss Bush’s ass » c’est-à-dire être reconnaissants.

[5Hull’s Angel (L’Ange de Hull), Sean McAllister, 2002

[6Settlers, Sean McAllister, 2000.

[7The Origins of Observational Cinema : Conversations with Colin Young ; Paul Henley.

[8Divorce Iranian style, Kim Longinotto, 1998. Le film est dans son intégralité sur le site Channel 4. www.channel4.com/fourdocs/archive/divorce_iranian_style.html