l’échange documentaire

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Deux choses, d’après les géographes, décrivent une ville : son site naturel, et sa situation dans le jeu des échanges. Les documentaires, de même, définissent leur espace à la croisée d’un lieu et d’un lien : le paysage qu’ils montrent se tisse des transactions nouées autour de l’objectif, sensible à ce qui s’y partage et s’y départage. L’éthique du documentaire est une géographie humaine.

Dans Le Caméraman de Buster Keaton, un carton sert de prologue à l’histoire proprement dite : « Quand nous acclamons nos héros modernes, n’oublions pas le caméraman de La Bobine d’Infos... Ce casse-cou défie la mort pour nous donner des images des événements du monde. » Suivent quelques plans qui montrent un reporter et des soldats sur un même champ de bataille — mais lui n’est armé que d’une caméra à trépied dont il se sert tout au plus comme d’un bouclier. Quelques scènes plus tard, l’apprenti caméraman joué par Keaton assiste à un épisode de la guerre des Tong dans Chinatown. Il commence par provoquer un combat malgré lui, puis se prend au jeu, arme un belligérant pour les besoins du spectacle, en assomme un autre pour filmer un corps à terre, se réfugie sur un échafaudage qui s’écroule sous le coup d’une explosion, et finit par devenir l’homme à abattre. Du prologue à la séquence dans Chinatown, de l’archétype héroïque à son contrepoint comique, il y a les deux extrémités d’un spectre : d’un côté, une stricte répartition des tâches entre le soldat et le cinéaste — qu’ils encourent des dangers semblables n’empêche pas qu’ils ne participent pas exactement du même espace : c’est à « nous », dit le carton, qu’ils adressent des « images du monde » ; de l’autre, une confusion des genres et un échange de bons et loyaux procédés. D’un côté, une bonne volonté documentaire, de l’autre, sa perversion possible ? C’est évidemment plus que cela, et pas seulement parce que la deuxième séquence est irrésistible. L’épisode de la guerre des Tong n’était qu’un coup d’essai, que la suite va transformer. À l’origine, Buster n’est devenu cameraman que par l’effet de son désir pour la jolie secrétaire des Actualités de la MGM rencontrée par hasard : pressé contre elle à la faveur du mouvement d’une foule venue acclamer une vedette sportive, il ne voit rien de ce qu’il faudrait regarder, et que filment les reporters présents, parce qu’il ne voit qu’elle. Il n’aura désormais de cesse de devenir caméraman auprès d’elle, parce que son seul et vrai sujet, c’est elle. Gilles Saussier le rappelle (méditation documentaire), il finit par la sauver d’une noyade en abandonnant sa caméra de carton sur la plage. Un petit singe savant qui accompagne Keaton prend son relais et filme la scène. « Le meilleur reportage qu’on ait vu depuis longtemps » est dans la boîte, et Buster accède au panthéon des reporters que le carton initial avait salué. La guerre de Buster n’a rien d’héroïque mais la fiction qui l’ordonne en est plus claire : dans la ligne de mire du documentaire, il y aurait l’horizon d’un sauvetage de ce qu’on est venu filmer.

Mais il y a plus : sur la pellicule de la noyade, on retrouve aussi les images de la guerre des Tong. Le « meilleur reportage », ce pourrait être aussi bien celui-ci que celui-là, ou la conjugaison des deux qu’un hasard de pellicule a mis sur le même plan. À la guerre, Buster transgresserait une règle de conduite du documentaire ? À la mer, il ferait le bon geste qui sauve ? À moins qu’il ne faille penser les deux ensemble, et envisager que la portée éthique des images du réel se mesure avant tout dans la qualité de l’espace commun que le film crée entre le documentariste et son objet. Passage en revue.

À l’Ouest des rails (Tiexi Qu), Wang Bing, 2004

Voilà déjà huit heures qu’on arpente avec Wang Bing un district de Shenyang, jadis le plus grand centre industriel de Chine. Avant 1990, un million d’ouvriers travaillaient là ; depuis, on ferme. Huit heures, donc, entre « rouille » et « vestige », comme l’indiquent les intitulés des deux première parties du film : progression de la ruine, obstination des hommes à y demeurer. Huit heures, aussi, que Wang Bing suit des ouvriers qui le comptent désormais parmi eux, dans l’ordinaire de leurs vies et de leurs conversation : l’un après l’autre ils disent « puisque tu es là, filme ceci, filme cela, pour quand il n’y aura plus rien ». Un contrat lie le filmeur et ceux qu’il filme : sauvegarder une mémoire, imprimer ce qui reste sur la pellicule, produire de l’archive.

Et voilà que le film se focalise sur un personnage, le vieux Du. Du est borgne, il vit à l’écart dans une baraque de fortune, il survit comme il peut en chapardant du charbon. Un soir il se fait arrêter, « cela devait arriver » rigolent les autres. Attendent toutefois le vieux Du : son fils Du Yang, et Wang Bing. Cela dure une semaine, et trente minutes du film : on fume des clopes, on trompe l’attente en regardant des photos ; on sort, on suit à pied la voie ferrée recouverte de neige, on arrive au poste, il a été libéré. On se retrouve dans une gargote : « Tu m’as terriblement manqué », dit le père ; « pas autant qu’à moi », reprend le fils. Relâchement des nerfs et alcool de riz : le fils roule à terre et s’agenouille aux pieds du père, qui gueule parce que ce n’est pas d’un homme de chialer comme une fille : « Lève-toi, on te regarde » ; qui « on » ? Wang Bing, nous. Le fils se lève, il frappe son père et roule sur le carrelage. Le père le traîne dehors : « Il va falloir que je te porte à mon âge. » On voit déjà venir un long plan du fils sur le dos du père, en route vers la baraque. Mais non : on les retrouve aussitôt chez eux, le fils qui cuve sa cuite, le père qui lui dit qu’il l’aime. Entre les deux plans, une ellipse à laquelle Wang Bing n’avait pas habitué : on comprend qu’il a dû arrêter de filmer parce qu’il y avait mieux à faire, partager la tâche avec le vieux Du, prendre le fils sur deux épaules, rentrer à la maison. Ici, pas de singe de foire pour actionner la DV, pas de « meilleur reportage qu’on ait vu depuis longtemps », juste un geste à imaginer, mais qui signale la visée du travail de Wang Bing, son sens de l’urgence, des priorités, et ce qui se trame de part et d’autre de la caméra.

Les Sucriers de Colleville, Ariane Doublet, 2003 / À l’Ouest des rails (Tiexi Qu), Wang Bing, 2004

Des films qui documentent une disparition, il y a foison. C’est d’ailleurs l’une des vocations classiquesdu documentaire : garder des traces avant qu’il ne soit trop tard, enregistrer une réalité au moment de son effondrement. Ariane Doublet est allée filmer dans le pays de Caux les ouvriers d’une usine de traitement de betteraves promise à la fermeture, et ainsi offerte à une ultime captation. Derniers jours de la classe ouvrière, derniers gestes d’un travail où se rassemble une histoire du siècle, adieux à la machine, beauté du paysage industriel. Le film témoigne aussi de la délicatesse de son auteure, du crédit qu’elle a su gagner chez ceux qu’elle filme. Mais en retour de la confiance donnée, elle offre tout au plus un hommage : le monde que fixe sa caméra semble déjà peuplé de fantômes, et l’archive qu’elle produit tourne à la fable de l’impuissance.

À quoi tient, dès lors, qu’on aime à l’ouest des rails ce qui affligerait presque en pays de Caux ? Sans doute à la façon dont le film de Wang Bing donne à voir moins une dissolution qu’une redistribution d’énergie, moins une défection qu’une remise en jeu : vacuité des hauts fourneaux où se raréfient les tâches, mais transformation de l’usine désaffectée en maison de thé ; affairement incessant dans des maisons requalifiées en ateliers provisoires ; vitalité indéfectible, fût-elle sans autre objet qu’elle-même, qui anime par exemple telle séquence stupéfiante de la deuxième partie du film (« Vestiges ») où l’on voit un ouvrier casser à la pioche sa maison qu’il a été prié de dégager, avant que les bulldozers ne s’en chargent ; résistance, pour empêcher que ne sautent les plombs. Sur les ruines des usines, Wang Bing construit un monument, mais il n’a rien de funéraire. Là où, chez Ariane Doublet, se creuse un écart malaisant entre le travail du film et la fin du travail qu’elle filme, À l’Ouest des railsopère au contraire une mise à égalité, et donne à voir aux spectateurs autant qu’il propose à ceux qu’il a accompagnés sans jamais pour autant prétendre être des leurs (au sens fallacieux où les rassemblerait un « destin commun »), moins un hommage qu’un échange véritable.

Le Cauchemar de Darwin, Hubert Sauper, 2004

Cette question de l’échange filmeur/filmé, on voudrait la poser au Cauchemar de Darwind’Hubert Sauper, ne serait-ce que pour déplacer le débat qui en accompagne la vision depuis que l’historien François Garçon a critiqué sa crédibilité, la naïveté de son public et celle de ses commentateurs. Le film relate la culture de la perche du Nil sur les bords tanzaniens du lac Victoria — au prix de la disparition des espèces autochtones et de l’asphyxie d’une population qui n’en récolterait pas les fruits : fable des désastres du capitalisme mondialisé. Pourtant, si Le Cauchemar... affiche sa vocation idéologique, il ne vise jamais la solidité d’une démonstration historique, tant il revendique la limitation de son champ de vision. L’espace visité par le film n’excède jamais Mwanza et sa périphérie ; Sauper s’y attache à quelques personnages naufragés qui témoignent rarement d’un autre savoir que celui de la précarité de leur existence. Les images d’apocalypse — des gosses fondant les rebuts du plastique d’emballage des poissons pour en inhaler la fumée, une femme à l’œil brûlé par l’ammoniac dégagé par la décomposition des carcasses — sont reprises dans un montage qui, progressant principalement par effet de rimes visuelles, eût dû désamorcer la tentation de l’envisager comme une enquête au sérieux revendiqué. En ce sens, le film ne peut sembler désinvolte qu’à ceux qui préféreraient lui voir adopter une structure qu’il récuse manifestement — celle du procès, qui ordonne aujourd’hui la majeure partie des reportages télévisuels, en vertu d’une conception exclusivement judiciaire de la construction du sens. Reste que le dispositif choisi par Sauper le conduit à représenter la Tanzanie comme un espace purement mental — un cauchemar — où tout événement est immédiatement subsumé sous l’allégorie, toute personne rencontrée illico assignée à résidence symbolique, tout réel aussitôt identifié à sa fable. Élisa, la jolie prostituée qui chante pour Sauper la beauté du pays en attendant un « petit ami » européen convoyeur de poissons ? La Tanzanie bien sûr ; et qu’elle soit assassinée au cours du tournage par un client occidental vient encore en confirmer l’intuition. Dans cet événement, Sauper trouve matière à une nouvelle scène : il projette aux amies prostituées d’Elisa les images qu’il a fait d’elle, et les filme qui pleurent en regardant son film. La scène a des airs de mauvais présage, et révèle du même coup la portée politique du Cauchemar de Darwin : sous le drapé de l’allégorisation et de la dignité qu’elle est censée conférer à ceux qui comptent d’ordinaire pour rien, la promesse d’un tombeau.

Terre sans pain, Luis Buñuel, 1933

Jean-Louis Comolli a retrouvé les rushes du Terre sans pain de Luis Buñuel. Terre sans pain voulait filmer l’Espagne dans ce qu’elle avait de plus misérable et de plus abandonnée : la population des Hurdes, un groupe de hameaux juchés dans les montagnes d’Estrémadure, se prêtait à la démonstration — « les nains et les crétins y sont en grand nombre », dira le commentaire. En 1933, le film fut censuré, puis revendiqué en 1937 par les républicains en lutte contre les franquistes.

Les chutes du film exhumées par Comolli à la cinémathèque de Toulouse montrent des scènes de solidarité communautaire. Buñuel les écarta, parce qu’elles s’accordaient mal avec la violence et la désolation qu’il entendait montrer. Comolli : « La misère est insupportable ? Que son spectacle lui aussi le devienne. Car la question du cinéaste est toujours la même (c’est une question politique) : comment réveiller en chaque spectateur les doutes et les crises que le spectacle a plutôt pour mission de refouler et d’éloigner ? » À l’occasion d’une projection de Terre sans pain au Centre Pompidou, Comolli rappelait combien le « secret » du film crevait les yeux sans qu’il fût même besoin d’en visionner les séquences rejetées : ses excès suffiraient à en déceler l’ironie, et à déployer, face à l’exhibition de l’autorité de l’image sur le réel, une résistance qui permît de s’y confronter librement. C’est là que résiderait aussi l’enjeu proprement politique du film.

Du film de Buñuel à son exégèse, un même souci d’envisager le geste documentaire dans son efficacité politique, mais d’en situer le centre de gravité devant le film, dans l’espace qu’il ouvre entre l’artiste et le spectateur, quitte à laisser entière et impensée la question, politique elle aussi, du contrat documentaire entre le cinéaste et ceux qu’il filme. Le peuple des Hurdes, qui donne sa chair à Terre sans pain,est comme dissout dans le discours qui le commente et le montage qui oriente sa représentation. En 2000, le cinéaste néerlandais Ramon Gieling est allé tourner dans un Hurdes un film intitulé Les Prisonniers de Buñuel.

S21, La machine de mort khmère rouge, Rithy Panh, 2003

Au seuil de S21, on voit Houy, l’ancien chef adjoint du centre où furent exécutés 17 000 personnes entre 1975 et 1979. À ses parents, il dit qu’il ne dort plus, qu’il est hanté. Eux le conjurent de « dire la vérité », puis de « faire une cérémonie pour ne plus revoir ces hommes », apaiser les morts et « devenir un homme nouveau ». Placer cette scène à l’ouverture de son film — quand rien ne vient certifier qu’elle fut effectivement filmée avant celles qui la suivront dans l’ordre du montage — permet à Rithy Pahn de signaler d’emblée que le film auquel il nous convie n’est dépourvu d’enjeu pour aucun de ceux qui y ont participé : les victimes survivantes, toujours en attente d’une mise au jour publique des exactions du régime khmer ; mais aussi les bourreaux, qui vont se prêter tout au long du film à une série sidérante de « répétitions » in situ des gestes quotidiens qu’ils effectuaient à l’époque. Pour autant, les enjeux des uns et des autres diffèrent sensiblement : là où Houy et ses parents escomptent une libération par la parole, Rithy Pahn et le peintre Nath — lui-même survivant du camp — font le pari d’une libération dela parole ; là où Houy et ses compagnons du centre persistent à se proclamer victimes d’un régime dont ils disent comme il les a dressés et séparés d’eux-mêmes, les autres espèrent au contraire dans une parole des bourreaux qui reconnaîtra le partage entre les tortionnaires et leurs victimes.

Tout le mouvement de S21 est dans le passage progressif, pour les bourreaux, de la libération par la parole, à la libération de la parole. Le film, pourtant, n’instruit pas un procès qui viendrait combler le vide juridique du Cambodge actuel : il n’y est jamais question de piéger les tortionnaires pour leur faire avouer leur vérité. Son objet est à la fois plus modeste et plus grand : produire, par l’expérience à laquelle il convoque les anciens sbires du S21, une double séparation — du passé et du présent, sans laquelle le génocide ne peut devenir objet de connaissance ; des criminels et de leurs victimes, sans la reconnaissance de laquelle il n’y a pas d’espace commun possible. À défaut d’être déjà celui du Cambodge, un tel espace commun se construit en tout cas au sein même du film, pour et avec ceux qui y participent.