théâtre des dernières guerres
par Michel Poivert
Les guerres contemporaines ont investi la circulation médiatique des images et, dans le même temps, échappé aux cadres juridiques et politiques définissant jusque là l’affrontement des puissances : aussi deviennent-elles d’autant moins pensables qu’elles sont plus visibles. Jouer, alors, l’excès de la représentation pour restituer une guerre qui a rompu les digues : gros plans sur des artistes qui théâtralisent la photographie lorsque deviennent indiscernables les acteurs du conflit.
L’expression commune « théâtre de la guerre » ou « théâtre des opérations » caractérise une conception obsolète des conflits, car cette terminologie décrit une unité de temps et de lieu où se concentre l’opposition de forces en présence, et plus précisément les représentants des forces armées de deux États-nations belligérants. Théâtre signifie alors clairement qu’il se joue là quelque chose, un face-à-face, un jeu cruel mais réglé, l’accomplissement violent mais accepté d’un différend : un art de la guerre. Cette théâtralité a pris fin avec la guerre moderne et son asymétrie (un État contre un ennemi, et non un État contre un autre État), mais elle ressurgit non sans paradoxe dans sa représentation, comme pour mieux en marquer l’obsolescence. Les médias forment depuis près d’un siècle un pan entier de l’arsenal militaire. La guerre produit elle-même ses images qui ne sont donc pas des images de la guerre mais des images de guerre. User des médias, produire de l’information ou communiquer — quels que soient les termes employés aujourd’hui pour remplacer celui de « propagande » —, tout cela forme le reliquat « théâtral » de la guerre détériorée. Si l’on ne se combat plus en rangs serrés sur des champs de bataille, si plus aucune loi ne gouverne les actes, une économie de l’image se donne comme représentation des conflits. Qu’il s’agisse de la manipulation des journalistes, de l’usage des chaînes de télévision comme relais de pression ou toute autre « guerre des images », ce qu’il reste d’un art de la guerre réside en cela. Pauvres ou riches, les ennemis sont toujours à même de s’opposer par symboles interposés pour se concilier l’opinion. La guerre asymétrique conserve donc quelque chose de profondément théâtral dans sa praxis iconographique. Mais d’un théâtral qui recherche l’efficacité, celui des méthodes de Stanislavski plus que de Brecht, serait-on tenté de dire ; la rhétorique des combattants reflétée par le journalisme prône le goût de l’effet, les attitudes outrées, les sentiments vécus comme par des acteurs de l’Actors Studio : rien que du véritable auquel il est possible de s’identifier.
A l’opposé du naturalisme criant des images de guerre, certains artistes nous proposent des images dont le quotient de théâtralité est tout aussi important, mais dont le ressort principal consiste à affirmer le primat de la représentation sur la réalité des faits. Non pour mystifier l’événement ou bien encore faire croire que tout n’est plus qu’image dans ce monde, mais au contraire pour recomposer des images à partir de l’asymétrie de la guerre moderne. C’est-à-dire réfléchir la guerre moderne dans une forme, celle-ci fût-elle en contradiction apparente avec l’actualité des méthodes guerrières, mais bien en accord avec l’excès de représentation qui gouverne notre sensibilité au drame. Dès lors, comment certains artistes parviennent-ils aujourd’hui à produire des images de la guerre qui interrogent cette dialectique d’une théâtralité perdue des combats et d’une théâtralité survivante des médias ? Probablement en affirmant le primat d’une théâtralité de la distance, seule susceptible de traduire l’expérience même que nous faisons de la représentation, en faisant du renoncement à tout illusionnisme une marque de fabrique.
Au premier abord, le diptyque intitulé Dreadful Details d’Éric Baudelaire peut faire hésiter. L’artiste propose une image d’envergure montrant une scène en deux volets — mais sans réelle narration ou succession d’actions, plutôt une sorte de grande image fracturée — dans laquelle on reconnaît d’emblée des soldats américains investissant le quartier d’une ville arabe. Les tenues, les types et quelques détails d’architecture font ainsi écho aux images d’actualité de la guerre en Irak ou plutôt aux séries télévisées de « docu-fiction » très prisées. On peut hésiter en effet sur la réalité traduite par cette image en scrutant les bâtiments qui, par les percées, laissent deviner qu’il s’agit là d’un décor ; ou bien en s’interrogeant sur l’action de la partie droite, où les soldats avancent armes pointées peu ou prou dans la direction du spectateur (et partant de l’opérateur), position qui semble fort singulière (le reporter placé en ligne de mire reste quelque chose d’éminemment rare). Ces éléments, ainsi que le caractère symbolique de certaines attitudes dans la partie gauche (femme implorant, cameraman au travail) semblent peu à peu renvoyer aux standards même du photojournalisme et des fameuses « icônes » de l’information avec leur cortège de citations bibliques. Il reste à s’accorder sur un fait : Baudelaire a bel et bien composé avec minutie une scène de guérilla urbaine contenant à la fois l’action et la représentation de cette action dans son propos archétypal. Il s’agit d’un décor réalisé à Hollywood et d’acteurs de séries télévisées. Et c’est sans doute là le facteur de réussite de cette œuvre, d’être tout à la fois l’action et son corrélat, c’est-à-dire sa représentation : une dialectique théâtralisée de l’événement [1] donc, le fait et sa représentation, compressés. Et l’on comprend tout le sens qu’a pris alors la nécessité de scinder en deux l’image.
La série 29 Palms de An-My Lê est constituée de prises de vue effectuées lors des manœuvres de l’armée américaine (sur le sol américain et dans une région topographiquement comparable aux véritables zones de conflit) destinées à préparer les troupes aux combats en Irak. L’action enregistrée est ici réellement jouée (et non posée comme chez Baudelaire) : vrais mouvements de troupes, vraies explosions, vraie la nature de l’opération militaire elle-même. Vraies manœuvres comme est vraie une reconstitution judiciaire. Ce réalisme est traduit par l’excellence descriptive des prises de vue. Mais celles-ci ne cherchent aucunement à être une parodie de photographie de guerre, c’est-à-dire un simulacre de photojournalisme avec ses effets attendus (signalétique expressive de l’action : flou, angle brisé, etc.) ; au contraire, les poses, les distances, la précision des détails permettent de comprendre, dans le souci illusionniste même, l’artifice qui gouverne les scènes. Et pour bien dire en image que ces scènes, aussi bien mimées qu’elles puissent l’être par l’exercice militaire, ne sont pas le témoignage d’une « vraie guerre », Lê recourt au noir et blanc. Dès lors, aucun temps ne fige l’action dans l’actualité. Ce noir et blanc renvoie au temps indistinct de l’histoire du reportage de guerre au point que l’on est troublé par la similitude de style qu’entretient l’imagerie de Lê avec certains clichés atypiques de Robert Capa, comme la scène de repos de Djebel El Guettar (Tunisie) de mars 1943. Même précision dans le rendu des détails, même sentiment d’une disposition raisonnée et harmonieuse des hommes, même fascination pour la confusion des corps et du terrain (la fascination de Lê pour le mimétisme est souvent présente et prend valeur de métaphore de l’illusionnisme), même traitement « paysagesque » d’une scène militaire. Ce n’est donc que par l’exception que Lê touche à la photographie de guerre. L’ensemble de son art est bien plus inspiré par le paysage moderniste américain hérité d’Ansel Adams (1902-1984), mais dont l’idéalisme se verrait contaminé par la trivialité des engins et des troupes.
Baudelaire et Lê ont recours à un théâtre photographique qui, pour l’un comme pour l’autre, déplace le genre et la praxisphotojournalistique soit vers l’image ou la série télévisuelle (Baudelaire), soit vers un paysagisme documentaire hérité du modernisme photographique américain (Lê). Mais dans les deux cas, les artistes dont on pourrait d’abord croire qu’ils adoptent une posture post-moderniste, s’attellent au travail qui consiste à réfléchir, par les dispositifs formels, la « détérioration » de la guerre, c’est-à-dire la faillite de son art. Ce qui est perdu dans la détérioration de la guerre telle que l’analyse et la nomme Paul Ricœur, c’est la symétrie [2]. Le désordre règne désormais par le remplacement de la bataille par l’attentat. Et finalement, que montrent les œuvres de Baudelaire et Lê ? Pour le premier, une théâtralisation qui n’est pas celle du terrain mais celle des reconstitutions télévisuelles elles-mêmes marquées par la photogénie prisée par le photojournalisme, et pour Lê une armée en action sans réel adversaire si ce n’est celui, fantasmé et à venir, d’une présence hostile incomparable dans sa forme avec les moyens militaires engagés. Ces images d’artistes ne sont pas de l’ordre du simulacre, répétons-le, mais elles disent une théâtralité qui gouverne la représentation des faits, l’excès de la représentation sur les faits [3].
Culturellement, le photojournalisme remplit l’office de la représentation de la guerre depuis presque un siècle. Expressionniste et naturaliste à la fois (identification et témoignage), les ressorts de l’information s’expriment ainsi dans le cliché de presse : le lecteur ou le spectateur entre dans un rapport d’évidence avec l’image, le réel s’y donne avec ferveur, les codes du danger produisent leur effet d’attestation. Le photojournalisme a ainsi remplacé le vieil art de la peinture d’histoire aussi bien que la pratique du dessin de presse et la diffusion de la lithographie. Mais il a lui-même été supplanté par le primat de l’image télévisuelle, la continuité descriptive du film et, plus encore, par la possibilité de la retransmission en direct. L’événement peut être ainsi partout, dans la mesure où il est indexé à la notion de présent. Mais ce présentisme dont parlent les historiens, c’est-à-dire le présent conçu comme déjà historique, ne suffit pas car l’événement est avant tout un rapport. Notre relation médiatique à la guerre plonge dans le paradoxe de l’événement : nous pouvons y assister en temps réel mais d’une manière indirecte. Avec les images de guerre, nous ne sommes réglés que sur la coordonnée temporelle et non spatiale (fin de l’unité de temps et de lieu), à la différence de ceux qui la vivent. Mais, là encore, le plus troublant est, parfois, que ceux qui vivent la guerre suivent les informations télévisées relatant des faits d’une étonnante proximité, comme s’ils en étaient doublement ¬témoins ; ainsi, un plan déconcertant du film Conflits (2005) de Karim Daher montre, dans un unique mouvement de caméra, une famille libanaise regardant à la télévision un ¬attentat qui se déroule sous sa fenêtre. Nous vivons tous l’excès de la représentation, et c’est de cela dont il est question dans le travail de Baudelaire et celui de Lê. Non pas, encore une fois, une quelconque déréalisation du monde, mais bien l’expérience de l’excès de la représentation ; et la théâtralité, c’est-à-dire ici l’affirmation de l’antinaturalisme au cœur d’un type d’image — la photographie — comprise par le sens commun comme la plus réaliste, la théâtralité est l’affirmation du ressenti, l’affect né de l’excès de représentation qui rappelle celle-ci au rang de l’expérience. La représentation devient ainsi elle-même expérience, elle est rappelée à l’ordre, et se trouve de nouveau subordonnée au primat de l’expérience. L’image, faut-il y insister, ne nous éloigne pas de l’expérience vécue.
Remontons un peu le temps, pour retrouver deux chaînons susceptibles d’expliquer l’importance de la théâtralité dans la représentation de la guerre moderne, c’est-à-dire la prise de conscience que les photographies se devaient d’être repensées dans une forme plus « archaïque » mais plus réfléchie. Le premier exemple paradigmatique de la remise en jeu des images de presse sous une forme théâtrale est le Kriegsfibel de Bertolt Brecht. Publié tardivement, en 1955 en raison des atermoiements du Parti communiste de RDA, l’ouvrage avait été commencé dès 1940 lors de l’exil du dramaturge. Il consiste en un assemblage de photographies de presse et de quatrains disposés sous chaque image montée sur fond noir. Ces « photo-épigrammes », ainsi les nomme-t-il, racontent la Seconde Guerre mondiale dans toutes ses dimensions, c’est-à-dire l’Allemagne hitlérienne et ses con¬quêtes, mais aussi les défaites, la guerre du Pacifique, etc. Ce grand montage — traduit en français par ABC de la guerre— fonctionne sur les principes esthétiques du théâtre épique brechtien. On connaît l’analyse qu’a donnée Walter Benjamin du théâtre ¬épique et la comparaison qu’il établit entre les vertus didactiques du tableau, c’est-à-dire de l’action interrompue, et le montage cinématographique compris comme succession de chocs. Cette théâtralisation à l’arrêt de la guerre, ces épigrammes qui fonctionnent comme le chœur antique des scènes interrompues, font du Kriegsfibel une grande fresque qui prépare à la nécessité d’inventer une nouvelle image de la guerre alors même que celle-ci se transforme ; car c’est moins d’une Seconde Guerre mondiale dont traite l’ABC de la guerreque du retour toujours possible de la barbarie (le livre s’ouvre et se referme sur un portrait d’Hitler en plein discours), c’est-à-dire moins sur des batailles que sur des massacres, des victimes, des bombardements : de l’ennemi désormais partout. Brecht cherche et trouve dans le magma des images de presse le moyen de donner une forme à l’asymétrie de la guerre moderne dont accouche la Seconde Guerre mondiale. La distanciation qui résulte notoirement du théâtre épique ne prend pas ici le caractère froid d’une didactique, elle est une distance plus mesurée et qui fait place par le genre même de la poésie à un registre plus compassionnel. La redistribution de l’image de presse, son remontage par la réflexion sur l’histoire éloignent le paradigme de la bataille ou du front, dans une grande adresse au lecteur. Il y a dans le Brecht du Kriegsfibel un peu de ce que la théorie du théâtre de Sartre recherche alors (au-delà précisément du théâtre brechtien) : une forme de participation possible au sein de la représentation la plus réaliste et en même temps la plus artificielle qui soit, c’est-à-dire le théâtre — mais l’on eût pu écrire : la photographie. L’un comme l’autre étant soumis à une ontologie réversible : la rhétorique de l’évidence de réalité, celle de la performance des acteurs devant nous comme celle de l’irréductible rapport de l’enregistrement à ce qu’il montre. Sartre en effet demande cela au théâtre de Brecht dans les années 1950, un peu de mesure dans la distance, la possibilité d’une participation du spectateur, une adresse particulière, établies par une forme d’intelligence du sensible : la fin d’un strict face-à-face. Il y a de cela dans Les Carabiniers (1963) de Jean-Luc Godard, un film politique sur la guerre, héritier direct de la première guerre moderne, celle d’Algérie. Et que fait Godard, si ce n’est une allégorie qui ressemble à Mère Courage traversée par le théâtre de l’absurde ; non une parodie du film de guerre américain, mais bien le théâtre filmé d’une guerre improbable. Les héros, ces naïfs enrôlés et à qui la promesse de tout prendre est faite, rentrent chez eux avec une valise pleine de photographies... Ce butin est alors présenté avec méthode dans l’avant-dernière scène du film, jeté image par image, sur une table de bois, les héros égrènent les merveilles du monde et de l’industrie, les genres et les chefs d’œuvres. Mais ce trésor virtuel est bientôt jeté en l’air, comme le monde entier de la connaissance dans un tourbillon et des rires. L’événement de la guerre, c’est-à-dire l’événement historique, c’est bien cela : la remise en jeu radicale des représentations établies du monde.
Ce que les images jouées, c’est-à-dire performées par les acteurs (tenant la pose ou bien jouant avec application les scènes de manœuvre) donnent comme sentiment profond, c’est qu’ici personne ne regarde à notre place. Ces images dans leur rhétorique même parviennent à établir une relation au spectateur qui rend compte de l’excès de la représentation, de l’expérience de cet excès qui est l’absence de la médiatisation et à travers elle la puissance congédiée des médias.
Pour Lê comme pour Baudelaire, il ne s’agit pas de restaurer ou de citer le genre antique de la peinture d’histoire comme s’était plu à le faire Jeff Wall dans Dead Troops Talk (A vision after an ambush of a Red Army Patrol, near Moqor, Afghanistan, winter 1986) (1992) — en mixant l’art d’Édouard Detaille avec le film de guerre pour produire un nouveau schéma moderniste de l’œuvre d’art préoccupée à se prendre pour seul objet d’elle-même, enfermant ainsi le problème de la représentation de la guerre dans l’histoire de l’art. Il s’agit plutôt d’explorer un au-delà des formes testimoniales. De se confronter à l’autorité de l’imagerie de guerre en lui opposant moins une quelconque autorité de l’art que la forme juste de théâtralité qui convient à toute image d’événement, c’est-à-dire à toute réalité à laquelle nous n’avons accès que par l’excès même de la représentation.
C’est-à-dire aussi : conserver à la représentation sa primauté et sa puissance symbolique mais en la renvoyant à sa propre inertie et en lui substituant un art du montage. Alors, l’expérience que nous faisons tous de l’image de guerre est bel et bien resservie comme une expérience de remontage avec la part d’invraisemblance nécessaire à la renaissance du sensible.
Post-scriptum
Michel Poivert prépare en collaboration avec une équipe d’historiens une exposition intitulée « L’Événement, le moment historique à l’ère des représentations modernes » qui se tiendra au Jeu de Paume à Paris du 15 janvier au 15 mars 2007.
Notes
[1] On retrouve ici l’apport de la philosophie d’Alain Badiou, cf. Alain Badiou, L’Être et l’événement, Paris, Éditions du Seuil, 1988.
[2] Paul Ricœur, « Imaginer la paix », Le Monde, 24 décembre 2002.
[3] Cette analyse doit à la définition du concept de virtuel par Medhi Belhaj Kacem, Événement et répétition, Auch, Éditions Tristram, 2004.