méditation documentaire entretien avec Gilles Saussier

« Prendre une photo » : à qui, au juste ? La question fait pivoter le face-à-face du photographe et de son modèle, emporte le preneur d’images dans les circulations du monde qu’il regarde. L’exigence de rendre ce que l’on a pris introduit dans le jeu de la photographie moins une dette qu’une relance, dont Gilles Saussier fait depuis dix ans la matière de son travail. A la veille de rassembler en un livre les étapes de cette démarche, il revient ici sur les choix et les inquiétudes qui ont parcouru le Studio Shakhari bazar.

insincérité : une exposition à Dhaka

J’ai commencé le projet Studio Shakhari bazar dans une rue du même nom, dans le ghetto hindou de la vieille ville. En 1997, j’ai fait une exposition dans la seule parcelle non construite de la rue et j’ai distribué quatre-vingts images aux habitants. C’étaient des images hors d’usage : plusieurs années auparavant j’avais fait ces photos à Dhaka comme un reportage à la Géo pour mettre en valeur l’héritage de cosmopolitisme et de tolérance du vieux Dhaka.

De 1989 à 1994, j’avais été reporter pour l’agence Gamma. J’avais photographié la révolution en Roumanie et fait l’expérience du vrai-faux charnier de Timisoara et de la Guerre du Golfe. Entre temps, ma confiance dans les valeurs et les critères iconographiques de ce milieu s’était érodée. Il m’était vite apparu que nous nous servions des théâtres d’activité plutôt que nous les servions. Nous perpétuions nos critères, plutôt que les interroger. J’avais un sentiment d’inutilité et de dilution du sens, et ne pouvais me satisfaire d’être un fournisseur d’images.

Curieusement, en donnant ces images à Shakhari bazar, j’adoptais une position d’insincérité. Mes photos n’avaient plus de valeur pour moi et j’allais les distribuer. J’avais l’impression de rejouer la situation coloniale par excellence. Je distribuais de la mauvaise verroterie mais il y avait eu déplacement : je revenais avec mes images. Je m’intéressais dès lors à la question de la vie des images.

vie des images : la rue est un fleuve

L’exposition a pris fin au fur et à mesure que les personnes sont venues chercher leur portrait. Loin d’être le couronnement d’un travail, l’exposition était le début d’une démarche documentaire. La rue est un fleuve humain. Je la vois comme une architecture de gestes, d’attitudes et de relations, plutôt que de bâtiments et de constructions. L’espace d’exposition est devenu un lieu de prise de vue, un espace vivant.

J’ai conservé l’adresse de chacune des personnes sur un registre. Je ne savais pas ce que le processus allait devenir. J’y suis retourné quatre années après en 2001 et ai rapporté aux personnes les images prises lors de l’exposition. Petit à petit, j’ai tissé un lien avec la plupart des habitants du quartier. J’ai pu rendre visite à mes images avec un jeu sur le statut de l’image, regardant les images, tantôt comme anthropologue, tantôt comme artiste. Ce fut le point de départ d’un dialogue avec les habitants sur ce qu’est pour eux un bon portrait. Je me suis intéressé aux albums de famille, à l’histoire des studios tenus par des hindous, qui avaient été détruits par l’armée pakistanaise au moment de la guerre d’indépendance.

jeu social : une anthropologie de surface

Je ne suis ni dans la fusion, ni dans la négociation de l’image ou la collaboration. Ce qui m’intéresse, c’est une concentration de l’attention sur la surface des choses. Je parle d’anthropologie de surface. Je cherche une manière d’éprouver l’altérité. La proximité n’est pas l’intimité. Le plus important n’est pas de décrire mais de jouer, décrire pour jouer, jouer pour décrire. Le partage, il se fait au moment où je propose, où je fais un livre ou une exposition, il se fait par sauts, par ajustements, l’idée n’étant jamais d’abolir la distance et l’altérité.

En 1997 et en 2001, j’étais demandeur de portraits, je faisais poser les gens. Aujourd’hui, la situation s’est inversée. L’espace de Studio Shakhari bazar est construit dans un jeu de relations humaines qui se prolonge depuis plus de 10 ans. J’étais traversé par cette idée de studio : arriver à faire dans l’espace public des portraits les plus individuels possible. Sans se retrancher chez les gens. Je déteste les portraits sociologiques où on épingle des gens sur leurs meubles, leur papier peint et leur décorum. Des coléoptères dans des petites boites. Dans un espace de connotations sociologiques, il faut arriver à faire quand même des portraits.

l’impureté : « working misunderstandings »

J’ai une gêne à simplement documenter. Shakhari bazar est un quartier menacé de destruction. Une loi scélérate est restée en application malgré l’indépendance du Pakistan depuis 1971 et les bâtiments appartiennent encore à 90 % à l’Etat, qui ne fait strictement rien pour leur entretien, sans non plus les redonner aux habitants. Je suis dans la situation classique de l’ethnologue, témoin d’une réalité sociale en voie d’extinction, extinction qu’il souhaiterait voir évitée. Le conservateur, du côté de l’enregistrement de la trace, a un intérêt capitalistique à ce que se produise l’effacement de cette trace, il en devient dépositaire, et je ne suis pas un archiviste. Ce qui m’intéresse, c’est l’impureté, la contamination des cultures, des formes et des savoirs. Je suis du côté de l’hybridation, du métissage, de l’invention et pas de la neutralité de fait. La seule façon de contribuer à la préservation d’une culture, c’est d’y participer soi-même.

Dans le livre Studio Shakhari bazar [1], se racontent des histoires autour des images, de ce que les images ont produit. Le ¬livre raconte aussi l’histoire de malentendus. J’aime beaucoup l’expres¬sion « working misunderstanding » dans les pays anglo-saxons, le côté constructif du malentendu.

l’altérité : un miroir dans la nuque

Dans ce livre, les photographies « hors d’usage » exposées en 1997 sont suivies par des pots en aluminium destinés à être recyclés, ils renvoient aux reliques en aluminium de Walker Evans [2] en même temps qu’à la relation à un liquide et à un contenant. Rapport du flux d’une rue et des photographies qui isolent les situations et les personnages de cette rue. Le portrait est avant tout pour moi ce par où les gens s’écoulent et s’échappent. Je cherche à créer un déplacement pour celui qui est photographié. Je lui renvoie son image comme le coiffeur qui passe un miroir dans sa nuque, pour montrer un endroit qu’il n’a pas l’habitude de regarder.

Deux fulgurances de Godard avec lesquelles je suis totalement en accord : dans le cinéma comme dans l’art contemporain, la question de l’altérité n’est pas à l’ordre du jour et cinéastes et photographes confondent trop souvent la caméra avec un projecteur. Au Bangladesh, je suis parti d’une position d’ignorance, je n’étais pas dans la toute puissance de la projection et de la saisie.

La surface sensible, plutôt que sur la pellicule, est dans ma tête. Les choix de procédures, réfléchis, sont la déduction d’une expérience vécue où mes stratégies ont été mises en échec. Je règle une forme dans une rencontre et une observation rejoignant un peu la position du chercheur, et la co-invention.

Les déplacements sont multiples. L’image est modelée par celui à qui le miroir est tendu. Pour le spectateur, cela va à l’encontre de représentations véhiculées par les médias ou les industries culturelles ; ce sont des contre-propositions : moins des hors-champs, que des contrechamps. À partir du moment où vous modifiez des représentations, vous libérez un espace où existe une possible initiative politique.

The Cameraman ou l’identification en photographie

L’autre engagement c’est ainsi la manière dont celui qui fait des images se situe. Vous ne vous identifiez pas, à moins que vous ne soyez peintre, avec le peintre, vous vous identifiez avec le tableau. Vous n’avez pas ce rapport immédiat. En photographie, c’est différent. Ayant tous une pratique des images, nous nous projetons et nous nous identifions avec l’auteur.

Dans The Cameraman de Buster Keaton — le film est lumineux ! — Keaton décrit la tension entre le portrait individuel, un face-à-face, champ et contrechamp, et l’événement : le portraitiste de rue essaie de faire sa photo, mais est tout à coup pris dans la foule, il ne peut plus rien. La foule en se rassemblant derrière le photographe illustre le rapport d’identification qui prévaut dans la photographie et l’événement dilue l’échange isolé que suppose le portrait entre portraitiste et sujet. À la fin du film, le filmeur sauve la jeune fille de la noyade. Le producteur conclut « c’est le meilleur reportage que j’ai jamais vu » , entérinant ainsi que les meilleurs reportages sont ceux où le héros est le reporter lui-même. Les portraits de photographes de guerre dans les pages du journal Le Monde ressemblent à des récits de midinettes. « Durs au mal ». « Qui n’ont peur de rien ». La figure du photographe de guerre est par excellence ce héros et l’identification au héros règle en même temps la question peu sincère de l’identification du spectateur à la victime et par là de la compassion.

La responsabilité du photographe est de permettre au spectateur un rapport d’identification plus ambigu. L’enjeu est de proposer des projets où le spectateur peut en permanence choisir sa propre place. Quelle liberté le documentariste laisse-t-il au spectateur ? Cette liberté est grande au cinéma chez Johan Van der Keuken [3] ou Robert Kramer [4].

contrechamp documentaire : D’Est en musique

La collaboration entre Chantal Akerman et Sonia Wieder-Atherton est une des plus belles œuvres documentaires que j’ai vues ces dernières années : D’Est en musique, créée en 2005. À certains moments, on regarde un film ; à d’autres, les musiciens ; et puis on voit les deux se superposer. C’est un jeu entre ces trois dimensions, qui ajoute une dimension performative. Le rapport à la performance m’intéresse. La manière dont celui qui fait des images vient performer l’espace qu’il documente, et l’espace de réception de ces images. Il intervient, est présent, explicite sa position. Cela fait l’actualité de la création documentaire contemporaine.

Aujourd’hui, un documentariste doit documenter quatre choses à la fois : son sujet, son processus, lui-même et la réception de son travail. Le concert s’inscrivait dans une relation de longue date entre cette violoncelliste et Chantal Akerman puisqu’elle avait fait la musique d’un de ses films. Un va-et-vient flagrant quand le musicien demande à jouer sur les images et non pas seulement à les illustrer. Là, il y a un vrai contrechamp mis en jeu dans la performance.

radicalité de la transmission : la tapisserie et la colonne sans fin

Une démarche documentaire est un travail de tapisserie. Entrecroiser différents projets pour les faire dialoguer. La base du travail poétique tient à faire se rencontrer des images, des mots et des gens. Je crois beaucoup plus en une radicalité de la transmission qu’en une radicalité de la transgression. La dimension de citation du documentaire me touche et en fait la qualité d’abstraction. Par exemple, j’admire Brancusi, qu’on présente parfois comme l’artiste moderniste par excellence. Mais, l’an dernier, j’ai visité sa maison natale en Roumanie après avoir vu à Tirgu Jiu La colonne sans fin. Une de mes œuvres d’art préférées. J’ai été stupéfait et extrêmement bouleversé de découvrir que sur le toit de la maison natale de Brancusi, il y a une frise de bois décorative dont les modules sont à peu de chose près les modules de La colonne sans fin. Ce n’est pas un énorme saut dans l’espace de la forme pure et abstraite. C’est le déplacement orthogonal d’un motif décoratif en étapes successives. Brancusi a travaillé sur très peu de formes dans sa vie alors que l’art contemporain se dit dans une logique de la rupture : l’artiste planterait son petit drapeau sur une terra incognita à laquelle personne ne pourrait plus accéder, il faudrait ensuite inventer une autre forme sans qu’elle puisse jamais s’affiner, se régler, s’épurer, s’abstraire, dans la transmission d’artiste en artiste. Carl André a dit « j’ai passé toute ma vie à faire du Brancusi au sol. » Et pour ma part, à Nantes, j’ai pris la suite du travail d’un grand artiste, Michelangelo Pistoletto, pour revisiter une forme, celle de tableau miroir, qui parce qu’elle a une véritable autonomie, a encore beaucoup à dire. Je crois à cette dimension de l’altérité, du dialogue et de la transmission.

présence des vaincus : les emboîtements

J’ai été très marqué par la lecture des thèses développées par Walter Benjamin dans Sur le concept d’histoire [5]. Il décrit l’histoire comme un système d’emboîtements. Dans le travail de remémoration, à travers un regard qui se porte sur des réalités rarement décrites, est en jeu le passé de ceux qui ont été vaincus dans les siècles qui ont précédé. C’est l’idée de lignée monumentale. Les vaincus sont aussi bien pour moi les paysans sans terre du Bangladesh, la minorité hindou de Dhaka, les habitants des cités HLM de Nantes, que ceux d’une histoire familiale très personnelle. Tout ce travail est traversé par un ressort intime profond. In fine, ce que je cherche à rendre présent, c’est la perte d’une figure personnelle. Les emboîtements ne deviennent apparents qu’au fur et à mesure du travail. Si je n’arrivais pas à donner aux gens qui m’intéressent ce niveau de présence, finalement à la manière de Walter Benjamin, disparaîtrait à nouveau la personne dont la disparition m’a le plus constitué.

figure documentaire : Victor Klemperer

Pour avoir couvert la Guerre du Golfe, je m’intéresse beaucoup plus aux intellectuels capables de dire que la Guerre du Golfe va avoir lieu ou a déjà eu lieu qu’à Baudrillard quand il dit qu’elle n’a pas eu lieu. J’ai une grande admiration pour Victor Klemperer [6], c’est de cette capacité analytique et descriptive dont on a besoin. Il est, par excellence, une figure documentaire. Tout le monde peut abonder dans la spectacularisation des médias, du réel et de sa fictionnalisation. Mais il y a des fictions qui conduisent à des massacres. Le IIIe Reich était peut-être une fiction, on en connaît la conséquence. La Grande Serbie aussi est peut-être une fiction. J’attends toujours un récit qui me raconte la manière dont les types qui étaient en première ligne, entre Saddam Hussein et l’armée alliée, ont vécu cette guerre.

La cinéphilie est ce lieu où on écrit sur son travail, on théorise sa pratique et pratique sa théorie. Et je rejoins la cinéphilie : les bons films, ce sont les documentaires de tournage. Jean Renoir disait : « Dans La Règle du jeu, je ne filmais pas tel rôle, je filmais Marcel Dalio jouant tel rôle. » Ce qu’a repris Godard quand il dit qu‘À bout de souffle est un documentaire sur Jean-Paul Belmondo et Jean Seberg dans un film de Godard. Cette attitude est l’attitude documentaire par excellence. La réalité se situe à l’intérieur de l’imagination et la qualité de la capacité d’imagination se joue dans l’expérience du travail de description.

Notes

[1Gilles Saussier, Studio Shakari bazar, Le Point du jour, octobre 2006.

[2Walker Evans, American Photographs, Walker Evans and Lincoln Kirstein, 1938.

[3« Ce projet (le corps et la ville) est né de mes réflexions sur l’interaction entre la photographie et le film et sur l’endroit où ils peuvent véritablement se rejoindre. Pendant une bonne vingtaine d’années j’ai travaillé dans la zone frontalière qui les partage, et j’ai essayé de maintes façons de relier deux photos ou même plus en dehors de la séquence chronologique ordinaire. Il s’agit d’associations et de contrastes ayant trait au contenu, au récit, au cadre, à la composition, à la texture, à la couleur, au ton, au mouvement et à la lumière. » Cf. Johan Van der Keuken, www.johanvanderkeuken.com

[4Robert Kramer, Snap shots, http://www.windwalk.net/writing/rk_book.htm.

[5« Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir « comment les choses se sont réellement passées ». Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il brille à l’instant du danger. Il s’agit pour le matérialisme historique de retenir l’image du passé qui s’offre inopinément au sujet historique à l’instant du danger. Ce danger menace aussi bien les contenus de la tradition que ses destinataires. Il est le même pour les uns et pour les autres, et consiste pour eux à se faire l’instrument de la classe dominante. À chaque époque, il faut chercher à arracher de nouveau la tradition au conformisme qui est sur le point de la subjuguer. » Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », Œuvres III, Paris, Gallimard, Folio Essais, 2000, p. 431.

[6« Mon journal était dans ces années-là, à tout moment, le balancier sans lequel je serais cent fois tombé. Aux heures de dégoût et de désespoir, dans le vide infini d’un travail d’usine des plus mécaniques, au chevet de malades et de mourants, sur des tombes, dans la gêne et dans les moments d’extrême humiliation, avec un cœur physiquement défaillant, toujours m’a aidé cette injonction que je me faisais à moi-même : observe, étudie, grave dans ta mémoire ce qui arrive — car demain déjà cela aura un autre aspect, demain déjà tu le percevras autrement —, retiens la manière dont cela se manifeste et agit. Et, très vite ensuite, cette exhortation à me placer au-dessus de la mêlée et à garder ma liberté intérieure se cristallisa en cette formule secrète toujours, efficace : LTI, LTI ! » in Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue, Paris, Albin Michel, 1996 (1947), p. 34.