juste un air d’accueil

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En imposant aux communes la création d’aires d’accueil pour les « gens du voyage », la France a inscrit dans sa loi une obligation d’hospitalité inédite. Mais circonscrire les conditions de cet accueil néglige le fait que les « gens du voyage » ne font pas que voyager, et cherchent aussi à habiter. L’accueil de l’itinérant peut devenir une manière de nier la possibilité d’être chez soi, lorsqu’on n’est pas sédentaire. L’hospitalité légale envers les « gens du voyage » reconnaît donc une spécificité, mais la constitue en altérité, faisant ainsi pivoter un devoir d’accueil en assistance parcimonieuse.

Octobre 2006. Missionné pour réaliser l’étude préalable à la mise en place d’une aire d’accueil pour une commune du Val d’Oise, les instructions d’un riverain me guident, un peu inquiet, vers la zone d’activités : prendre à gauche le chemin de terre derrière la déchetterie et, au dernier virage, les caravanes apparaissent. Les enfants accourent et les adultes continuent leurs activités. La réalité alimente les clichés lorsque la doyenne du groupe, installée au centre du campement, finit par proposer un café et qu’un petit-fils en brandit tout sourire la marque : « Grand’Mère ». Entre la peur et la folklorisation, l’espace est étroit pour rencontrer les 400 000 « gens du voyage » vivant en France. D’ailleurs, on ne dit pas « une personne du voyage », ils n’existent qu’au pluriel, en tant que groupe, réceptacle de tous les fantasmes. Les pouvoirs publics eux-mêmes les appréhendent de cette manière. Pourtant, le mythe républicain intronise l’État comme émancipateur de l’individu, devenu citoyen libéré de ses autres appartenances qui l’entravent. Avec les « gens du voyage », au contraire, l’État a construit une catégorie de population particulière, appréhendée en tant que telle, disposant de la nationalité française tout en vivant hors des formes canoniques d’intégration que sont l’École, la sédentarité et le salariat. Après des décennies de politiques d’assimilation et de contrôle, la loi Besson du 5 juillet 1990, au travers de son article 28, reconnaît, enfin, leur mode de vie, fondé sur l’itinérance, et propose un dispositif particulier pour permettre cette singulière présence : les aires d’accueil.

Cette loi bouscule le modèle républicain en introduisant un droit inédit favorable à l’accueil d’une altérité dissonante au sein de l’espace national, mais rejoint d’autres discriminations juridiques, non moins spécifiques : obligation de détenir un titre de circulation régulièrement mis à jour, refus de considérer la caravane comme un habitat, accès au droit de vote soumis à un temps de résidence préalable...

En 1990, quand la loi Besson impose à toute commune de plus de 5000 habitants de se doter d’une aire d’accueil, ces dernières ne s’empressent pas de répondre à leur obligation. Aussi, dix ans plus tard, une seconde loi est promulguée et son auteur rappelle aux députés que « la République, par ses lois, a besoin d’être chez elle partout ». Cette loi est plus incitative en termes financiers : 70% de l’ensemble de l’opération sont financés par l’État. Elle est aussi plus contraignante au regard des sanctions possibles : en principe, si les communes ne l’appliquent pas dans un certain délai, l’État peut imposer la construction de l’aire d’accueil sur le territoire communal, aux frais exclusifs de la commune ; ce qui ne s’est, en pratique, jamais produit. Elle est enfin plus attractive : si une commune accepte de construire une aire d’accueil, le recours aux expulsions des campements illégaux sur son territoire sera facilité.

Le principe d’application de cette deuxième loi Besson demeure toutefois ambigu, puisqu’il fonde la mesure de l’accueil d’aujourd’hui sur la pratique de l’accueil d’hier. Le nombre et la jauge des aires d’accueil sur un département donné sont en effet calculés en fonction du nombre de « gens du voyage » recensés sur le territoire. Un département comme les Hauts-de-Seine, qui pratique depuis des décennies une politique musclée d’expulsion, est parvenu à décourager toute velléité d’installation. À l’heure d’appliquer la loi, il ne constate qu’une faible présence de « gens du voyage » et ne se doit donc d’offrir que peu de places.

Cette loi, dont l’esprit est ambivalent, demeure en outre mal appliquée ; sur un besoin total estimé à 40 000 places, seules 8 000 sont aujourd’hui disponibles. Six ans après la promulgation de la loi, ces maigres 20% de réalisation, conjugués à la rationalisation continue des usages possibles du territoire, rendent chimérique la figure de l’itinérant faisant halte là où un espace dédié à l’hospitalité l’attendrait. À l’instar des bancs de la RATP ou des entrées d’immeuble, qui multiplient les reliefs destinés à éviter l’installation des SDF, les bords de route multiplient les bosquets, fossés, portiques et rambardes qui font obstacle aux caravanes et dessinent une géographie de l’interdit. Seuls les rares espaces restés vacants demeurent accessibles (terrains proches des déchetteries, en zone polluée, ou à proximité des échangeurs d’autoroutes...). Et la probabilité d’en être expulsé sans ménagement ne cesse d’augmenter : après avoir réduit à 24 heures les délais d’expulsion dans le cadre de la loi pour la sécurité intérieure de 2003, l’Assemblée Nationale vient, en première lecture, après adoption par le Sénat, d’autoriser un maire ou un propriétaire, à recourir au préfet pour demander une mise en demeure de quitter les lieux dans les 24 heures, sans plus avoir à saisir un juge au préalable. Les occupants disposeront alors de cette unique journée pour en demander l’annulation au tribunal administratif. L’expulsion est donc une préoccupation quotidienne. Tito, rencontré dans une zone d’activité du Val d’Oise, vient d’apprendre qu’il doit quitter le terrain qu’il occupe depuis 15 jours et précise : « Ce matin, les flics sont passés, gentiment, ils nous ont expliqué, mais après, il y a ceux de Cergy, eux, c’est des méchants, ils ont pris les fils électriques et les ont tous arrachés. C’est 135 € de procès par caravane ». Initialement, ces possibilités d’expulsion étaient conditionnées par le fait de disposer d’une aire d’accueil. Désormais tout signe d’engagement dans la construction d’une aire pourrait suffire (avoir lancé une étude préalable, avoir réservé un terrain).

Pour autant, même si l’État contraignait plus fortement les communes, la loi Besson ne répondrait pas aux besoins exprimés par les « gens du voyage ». D’abord parce qu’elle réduit pour eux le territoire national à la somme des espaces accessibles, c’est-à-dire les aires d’accueil, elles-mêmes soumises à un dispositif de gestion et de contrôle peu propice à un usage autonome de l’espace. Ensuite, parce qu’elle méconnaît les raisons exactes de l’importance, pour les « gens du voyage », de la caravane : pouvoir concilier non seulement vie familiale et regroupement communautaire, mais aussi territoire d’attachement et pratique de l’itinérance. Or cette notion de territoire d’attachement rappelle une réalité que la dénomination « gens du voyage » tend à gommer : ces populations ne sont pas de nulle part, elles sont du Nord, de Catalogne, d’Anjou ou de Touraine... Elles ont grandi sur ces terres, leurs ancêtres y reposent et elles y choisissent souvent leur domiciliation administrative, qui conditionne l’accès à différents droits sociaux. Cet ancrage favorise également la mise en place de réseaux tissés depuis longtemps : propriétaires qui tolèrent ou monnayent l’installation sur leur terre, clients à qui l’on offre ses services ou fournisseurs réguliers. La moitié des 400 000 « gens du voyage » est aujourd’hui dans l’impossibilité de trouver une solution légale d’habitat sur ce territoire d’attachement. Or les « gens du voyage » ne cherchent pas seulement à voyager, mais aussi à habiter, puisque, pour beaucoup, l’itinérance se pratique surtout en période estivale, lorsque de nombreux terrains redeviennent secs et viables, lorsque les opportunités économiques, les événements familiaux et religieux incitent à reprendre la route. Chaque ménage a une définition propre de cet équilibre choisi entre habiter et voyager. Lorsque Tito reprend son récit, il précise, par exemple, « les flics m’ont dit que j’avais des sous pour avoir des caravanes à quarante briques et que je ferais mieux d’acheter un appartement. Mais je demande pas mieux, moi ! » ; son oncle, Pati, le modère : « Tu ne veux pas d’appartement. Qu’est-ce que tu racontes ? ». Et Tito se doit d’admettre que la revendication d’habiter doit ménager la possibilité de l’itinérance : « Non, pas en cité, c’est vrai, je veux plus un petit truc avec du terrain pour mettre les caravanes et pouvoir accueillir ceux qui viennent. » Le refus affiché de vivre en appartement joue comme une revendication identitaire car ce type d’habitat ne laisse pas la possibilité d’accueillir des caravanes, contrairement aux pavillons disposant d’un terrain. La recherche d’une solution d’habitat se fait donc de plus en plus souvent loin des espaces urbanisés, dans les zones non constructibles.

Mais la situation est paradoxale : la prise en compte de cette autre demande d’habitat réduirait considérablement le nombre d’aires d’accueil à réaliser. La première loi Besson, dont l’objet général et généreux est de consacrer le droit à l’habitat pour tous, formule un devoir d’accueil pour les « gens du voyage », qui aboutit, finalement, à nier leur droit à choisir leur mode d’habitat.

Parmi les « gens du voyage », les pouvoirs publics distinguent les sédentaires, les semi-sédentaires et les voyageurs. Les sédentaires sont composés de famille parvenues à louer, squatter ou acheter un terrain, souvent situé en zone non constructible. Installés dans leur caravane, ils ne sont plus en conformité avec les règles d’urbanisme dès qu’ils y restent plus de trois mois. C’est alors un dispositif de droit commun, peu emprunté jusqu’à ce jour en raison de la difficulté à intégrer leur spécificité [1], qui répond à leur situation : le PDALPD, Plan Départemental d’Accès au Logement des Personnes Démunies. En d’autres termes, la figure du pauvre se substitue, dans ce cas, à celle de l’étranger dans la prise en compte des « gens du voyage ». Les semi-sédentaires sont les ménages qui ne sont pas parvenus à trouver un terrain où s’installer durablement à l’intérieur de leur territoire d’attachement. Ils y pratiquent donc une itinérance subie la majeure partie de l’année et une itinérance volontaire lors de la saison estivale. C’est pourquoi le monde associatif conteste l’appellation des pouvoirs publics et cherche à imposer, à leur propos, celle « d’itinérants contraints ». Ces familles constituent la frange la plus précarisée des « gens du voyage ». Les voyageurs, enfin, sont considérés comme tels car leur périmètre de mobilité, à l’image de leurs ressources économiques, est souvent plus important que celui des itinérants contraints. Pour les deux dernières catégories, la loi Besson propose un dispositif d’accueil, à défaut de répondre aux besoins d’habitat de ces populations. Pour la raison exactement inverse, cette loi, quand elle définit les besoins en aires d’accueil, ne prend pas en compte les sédentaires. La générosité d’une obligation d’accueil, inédite dans le droit français, reste donc sourde à leur demande d’habitat, en considérant les « gens du voyage » comme des voyageurs perpétuels et non comme de possibles voisins.

Qui réussit en pratique à accéder aux rares aires d’accueil effectivement créées ? Les voyageurs dont les besoins correspondent à la définition des aires d’accueil, ou les itinérants contraints en demande de stabilité résidentielle ? Les seconds sont, le plus souvent, privilégiés, parce qu’ils sont connus des acteurs locaux. Des personnes qui vivent sur place depuis des années se voient donc proposer une « aire d’accueil ». Cette hospitalité consacre leur statut d’étranger et, paradoxalement, ils parviennent à en bénéficier parce qu’ils ne le sont pas vraiment. Cette logique d’application de la loi témoigne d’un déplacement : l’esprit d’hospitalité, d’ouverture à l’autre, se transforme en une forme d’assistance envers cet étrange pauvre. La construction des aires d’accueil s’inscrit en effet davantage dans un traitement différencié des marges singulières de la pauvreté « culturalisée » permettant de produire un lieu de précarité circonscrit et tenu à distance. Pour les communes, la règle semble être de localiser l’aire d’accueil le plus loin possible de tout voisinage. Cette logique ambivalente rejoint les modalités d’une prise en charge sociale qui a donné lieu à un secteur spécialisé pour les « gens du voyage », tant dans le domaine de l’accès au droit (l’accès au RMI est ainsi confié à des associations spécialisées) que dans celui de l’éducation, au travers, par exemple, des camions-écoles.

Cette hospitalité envers l’autre permet donc, dans le même mouvement, d’accueillir « ses » étranges pauvres tout en leur déniant un véritable droit d’habiter. Processus dont Pati dénonce l’hypocrisie : « Maintenant, avec ce système tu peux rester deux ou trois mois sur l’aire d’accueil, mais pas plus. Nous ça ne nous intéresse pas. Il faut au moins neuf mois pour pouvoir scolariser les gosses. Après, ils nous parlent d’intégration ! Mais il faudrait nous laisser le temps pour ça. Au bout de deux mois, tu es dehors et tu retournes les pieds dans la gadoue à 600 mètres de là. Et en plus, ils vont pouvoir te virer plus facilement parce qu’il y a une aire d’accueil à côté. Mais il faut attendre combien de temps avant de pouvoir y retourner ? C’est aberrant. »

Face à ce constat, certaines communes prolongent cette logique de choix préalable des « usagers de proximité » en autorisant une durée de neuf mois de présence sur l’aire d’accueil. Elles en réservent alors l’accès aux groupes familiaux connus de longue date et privatisent ainsi l’usage de cet équipement public qu’est une aire d’accueil. Cette solution permet d’offrir une stabilité résidentielle aux itinérants contraints que l’on connaît, mais laisse entière la question de l’accueil de tous les autres.

À cette situation s’ajoute la dernière vague migratoire des Rroms, dont les origines communes avec les « gens du voyage » sont lointaines : facteur propice à tous les amalgames, où le stigmate de l’un rejaillit sur l’autre. Les uns, citoyens français, voient leur condition d’étranger se renforcer, parce qu’ils sont assimilés aux Rroms roumains. Les autres supportent, dès leur arrivée, les préjugés qui entourent les « gens du voyage ». Il n’y a guère pourtant que les caravanes dans lesquelles ils vivent qui, de loin, expliquent cet amalgame.

Les Rroms, installés de longue date dans les pays d’Europe de l’Est, vivent dans des maisons, sont agriculteurs ou ouvriers et sont donc sédentaires. Leur venue en France est consécutive aux persécutions subies au moment de la chute des régimes communistes au cours des années 1990, et à la recherche de meilleures conditions de vie. S’ils vivent aujourd’hui dans des caravanes dans les périphéries de Lyon ou Paris, c’est par pure nécessité.

Récapitulons. Un sédentaire n’est plus « gens du voyage », car il dispose d’un terrain sur lequel pèse la menace d’une expulsion pour non-conformité aux règles d’urbanisme. Un semi-sédentaire voit se dessiner la possibilité de rejoindre une aire d’accueil, et d’être ainsi accueilli temporairement sur un territoire dont il sera exclu le reste du temps, malgré une présence ancienne. Les Rroms, enfin, risquent de se voir reconduits à la frontière, qu’existe ou non une aire d’accueil à laquelle ils n’ont pas accès. De fait ou de droit, les aires d’accueil participent ainsi à nier le droit à l’habitat des uns, et à justifier le rejet des autres : les plus lointains, les moins identifiés, les derniers venus. D’un droit inédit à l’altérité communautaire, l’application de la loi s’est réduite à une lecture segmentée de l’hospitalité, recouverte d’une logique d’assistance et tributaire d’un flottement des connaissances. En effet, des universitaires aux pouvoirs publics en passant par les associations, nul consensus n’émerge sur le nombre, les caractéristiques ou les aspirations des « gens du voyage ». Dans ces conditions, il semble plus facile d’interpréter la figure de cet étranger de l’intérieur comme celle d’un étrange pauvre, tenu à distance, que d’y reconnaître celle d’un itinérant volontaire, autonome et invisible.

Notes

[1Avec la circulaire du 17 décembre 2003 autorisant le financement par la loi Besson de terrains familiaux relevant du PDALPD, les conseils généraux, animateurs de ce dispositif, commencent à vouloir prendre en compte cette situation.