les jeux de l’hospitalité

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Pourquoi fixer des règles, voire des limites, à l’hospitalité, quand on se donne pour mission d’accueillir les plus démunis ? Peut-être parce que l’hospitalité reste sous la menace d’une double épée de Damoclès. Qu’on fixe en amont des conditions préalables trop stric-tes à l’accueil de l’autre, et son principe se dissout. Qu’on tolère en aval toutes les conduites de l’accueilli, et sa pratique se di-lue. Comment rendre alors possible une intériorisation des règles, plutôt que promulguer un règlement intérieur ? Dans le local de l’association Autremonde, l’usage des jeux de société permet peut-être de se jouer des contraintes de l’hospitalité.

« On peut en savoir plus sur quelqu’un en une heure de jeu qu’en une année de conversation. »
– Platon

À Paris, au 30 rue de la Mare, sur les hauteurs de Belleville, l’association Autremonde a rouvert son centre de jour, auparavant localisé dans les locaux de l’hôpital Tenon. Désormais dénommé « Le Café dans la Mare », il a été inauguré officiellement le 20 octobre 2006. Depuis lors, mercredis et dimanches, l’après-midi de 15 à 18 heures [1], une dizaine de bénévoles accueillent les « bénéficiaires ». Ce lieu propose avant tout un moment de convivialité. Il ne s’agit que de l’une des activités de l’association, qui donne notamment des cours d’alphabétisation et a monté un programme d’éducation au Mali [2]. Fondée en 1994 dans la continuité d’une opération humanitaire au Rwanda, Autremonde appartient ainsi au monde multiple et protéiforme des organisations non gouvernementales. Un maître mot préside à l’ensemble de ses actions : solidarité. Aujourd’hui, celle-ci semble devenue l’un des horizons déclarés de toute politique d’aide aux démunis, qu’elle soit spécifiquement territoriale ou plus largement socio-économique [3]. D’hospitalité à proprement parler, il n’est pas ou peu question directement, explicitement. Le constat date au moins du XVIIe siècle et rappelle le déficit politique quasiment structurel de la notion. De fait, cela n’a pas été une surprise d’apprendre que le terme ne faisait pas partie du vocabulaire de l’association Autremonde. Il a d’ailleurs suscité plutôt l’étonnement. N’est-ce pourtant pas un peu cela qui se joue dans l’expérience du Café dans la Mare ? Ne faudrait-il pas, dans la lutte contre la pauvreté, se faire tout autant hospitalier que solidaire ?

On peut passer de bien des façons quelques heures au Café dans la Mare. Cela commence souvent par une boisson chaude, debout au comptoir. C’est un bon moyen de nouer le contact. Après, c’est au choix : prendre un livre dans la bibliothèque et se lancer en solitaire ou à plusieurs dans sa lecture, se reposer dans un fauteuil ou sur un canapé, repartir aussitôt muni d’un kit d’hygiène ou bien encore aller se faire masser les pieds. Néanmoins, aucune prestation de services en tant que telle n’y est réellement délivrée : le Café dans la Mare n’est pas une structure d’action sociale « habituelle ». Pas de repas offerts, pas de possibilité de se doucher, pas d’hébergement proposé. L’enjeu n’est pas là. Il peut paraître moindre, sans doute plus diffus, mais remarquablement efficace : en 2005, plus de 46 000 entrées ont été recensées et presque 2000 personnes se sont présentées au moins une fois. Qu’ont-elles fait dans leur grande majorité ? Parlé, joué (aux cartes, au scrabble, à la tour infernale...), l’un et l’autre, l’un sans l’autre. Il n’empêche, une exigence essentielle de l’hospitalité est ainsi suscitée : le dialogue. Celui-ci opère le passage du je au nous. Il s’installe parfois très discrètement, par l’explication des règles d’un jeu notamment. À chaque table, une petite scène de genre se déroule au milieu d’un espace ouvert, aux murs blancs et jaunes, dans une atmosphère chaleureuse. Les parties s’y enchaînent. Jusqu’à la fermeture et les « au revoir » de convenance. Mais c’est au tout début qu’il faut revenir.

Cela commence par le franchissement d’un seuil. Il ne se fait pas avec évidence, venant rappeler que l’hospitalité n’est pas nécessairement de l’ordre du spontané. Il faut d’abord faire la queue, ou bien sonner. On vous dit « Bienvenue » et vous devez vous annoncer : votre nom est alors noté dans un registre. Aucune formalité particulière n’est requise à l’entrée : tout est gratuit. Si c’est la première fois que l’on se présente, un coupon, valable un mois, est distribué ; il fixe votre identité et le premier des cinq ronds dessinés y est coché. D’emblée une première règle, une première limite s’affirme : on ne peut pas venir ici plus de cinq demi-journées par mois. Envisagé comme moyen de permettre au plus grand nombre d’être accueilli, la règle rappelle qu’on ne peut pas l’être tout le temps. On ne le peut pas non plus quand quarante personnes sont déjà arrivées. C’est le nombre maximum qui a été déterminé pour garantir la qualité de l’accueil. Recevoir implique de l’être correctement, bien et dignement. Il y a là le gage d’une attention à l’égard de l’autre. Le moment vient alors où sont énoncées les règles essentielles à respecter au sein du lieu, soit huit interdits et un devoir. On les retrouve affichées sur les murs du café. Toute infraction est susceptible de sanction, de l’expulsion temporaire à l’expulsion définitive. Il est donc interdit de : consommer de l’alcool ou de la drogue, dégrader le matériel, avoir un comportement violent (ou le susciter), tenir des propos racistes, participer à des jeux d’argent, venir accompagné d’un animal, passer ou recevoir des communications téléphoniques avec son téléphone portable, manger seul sa nourriture sans la partager ; il faut veiller au maintien de la propreté du lieu, en utilisant les cendriers ou les éponges mis à disposition. Cet ensemble détermine un certain nombre de pratiques de nature à assurer des rapports pacifiés en ce temps partagé. On pourrait y déceler l’héritage d’un traité des bonnes manières garant d’une civilisation des mœurs. Comprenons-le plutôt par la volonté de préserver l’ambiance protectrice de refuge que cherchent ceux qui viennent du dehors. C’est aussi cela qui permet de jeter le voile sur l’extérieur, afin de favoriser pour les hôtes les différents rites d’interaction qui modalisent la rencontre. Même si l’association a pris soin, sur la grande baie vitrée qui donne sur la rue, de coller des photos et des affiches, la demande a été faite de poser des rideaux : l’hospitalité nécessite de l’intimité, si ce n’est de la confidentialité. Par ailleurs le « ticket » d’entrée mentionne que « l’adresse ci-contre [celle du café] ne fait pas office de domiciliation ». Précision qui naît simplement du souci de l’association de ne pas être accusée de fournir des justificatifs de domicile. Il y a bien sans doute une résistance importante à voir dans Le Café dans la Mare une expérience d’hospitalité : on y est reçu, mais on n’y habite pas. Cette incomplétude ne lui enlève toutefois rien de l’esprit hospitalier qui l’anime, le moment fût-il restreint. Toutes ces contraintes sont assez souplement appliquées et ne remettent pas en cause le sens de l’accueil. Ainsi, dans la pratique, on n’a pas vu d’accueillis se faire réprimander parce qu’ils utilisaient leur téléphone portable. Toujours est-il que tout fonctionne pour réaliser l’un des objectifs propres de l’hospitalité : une tentative d’égalisation, si paradoxale soit-elle, entre les hôtes, de suspension passagère de l’asymétrie fondatrice de la relation entre l’accueillant et l’accueilli [4].

À ce titre, le jeu de société peut apparaître comme un moyen de lui donner forme. Autremonde prolonge d’ailleurs très précisément l’expérience en organisant le troisième lundi de chaque mois une soirée en partenariat avec l’association À quoi tu joues [5]. Acte gratuit dans sa pleine expression, chaque jeu fonctionne avec ses règles spécifiques. Celles-ci se substituent pour un temps aux règles sociales. Elles viennent illustrer d’une certaine façon les lois tacites de l’hospitalité. Chaque partie établit un subtil partage de la table : aucun plat n’est consommé, mais une communauté s’instaure, parfois extrêmement nombreuse. On distribue les rôles, puis on écoute, on regarde faire, on attend et l’on joue alternativement jusqu’à la victoire, qui vient mettre un terme à cette fiction d’égalité : il y a forcément des gagnants et des perdants. Il n’empêche : le jeu, à travers ses règles, devient ainsi un geste de compensation offrant potentiellement la supériorité à l’accueilli s’il l’a emporté. Mais surtout il permet fugacement l’émergence du lien social : dans le plus grand respect, la parole médiatisée se délie jusqu’à finir par atteindre la « con-diction », condition intangible de l’hospitalité. Les hôtes sont alors vraiment réunis et ils coexistent. Ça ne dure pas, mais de nouveau, ça débutera comme ça : « Bienvenue ».

Notes

[1Depuis début décembre, le café est également ouvert le dimanche matin de 10h30 à 13h30 ; il devrait l’être aussi à terme le mercredi matin.

[2voir le site : www.autremonde.org pour une présentation détaillée de l’association.

[3Sur cette notion, lire Pierre Zaoui, « Politique et sensation 1. Solidarité », Vacarme, n° 27, printemps 2004, p. 64-65.

[4Pour quelques éléments de définition, voir notamment Marie-Claire Grassi, « Hospitalité. Passer le seuil », in Alain Montandon (dir.), Le Livre de l’hospitalité. Accueil de l’étranger dans l’histoire et les cultures, Paris, Bayard, 2004, p. 21-34.

[5Voir le site www.aquoitujoues.org