le mot de passe d’une langue à l’autre

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Pratiquer l’hospitalité demande de mettre à l’écart préjugés et attentes pour accueillir l’autre. Il s’agit ici d’un pari, celui d’inviter des jeunes en apprentissage linguistique ou sortis du système scolaire à participer à des « conversations ». Passer d’une langue à l’autre demande d’abord de chercher ce qui peut faire adresse dans le discours, de transformer et rendre mobiles les significations, à partir de quoi du commun peut se créer. Moments d’une expérience en acte.

« Plus on tarde devant la porte et plus on devient étranger. Que se passerait-il si quelqu’un maintenant ouvrait la porte et me posait une question ? Ne serais-je pas moi-même comme quelqu’un qui veut garder son secret ? »
– Kafka, Heimkehr, « le Retour », 1916, in Récits et fragments narratifs.

Depuis trois ans, je me rends dans un « pôle de mobilisation » où je propose, à des groupes de jeunes, des conversations. Ces pôles, financés par le Conseil régional, accueillent des jeunes de 16 à 25 ans, sortis du système scolaire et envoyés par les missions locales pour « définir un projet professionnel », ainsi que des jeunes étrangers en parcours linguistique. Ils y restent six à neuf mois, y font de la remise à niveau et de l’apprentissage du français, des CV, des stages pour, à terme, s’orienter vers une formation ou trouver un travail. Selon un dispositif simple inventé par le CIEN (créé en 1996, le Centre Interdisciplinaire sur l’Enfant est une association du Champ Freudien [1] ), les « conversations » que je propose dans ce cadre, à raison d’une ou deux heures par mois et par groupe, sont l’offre d’un espace de parole allégé des impératifs d’apprentissage, où chacun peut « prendre langue » avec d’autres s’il le souhaite et à sa façon. Les formateurs et formatrices qui accompagnent ces groupes, et pour qui ces « conversations » restent un peu mystérieuses (à quoi ça sert au juste ?) me présentent souvent comme « psychologue ». Il me faut alors, dès le seuil de la salle franchi, veiller à dissiper l’idée que je serais là pour presser quiconque de vider son sac. Congédier le « malheur qui fait que le psychologue, pour ne soutenir son secteur que de la théologie, veut que le psychique soit normal, moyennant quoi il élabore ce qui le supprimerait [2] ». Mon orientation est toute autre : pas de norme à laquelle se référer, pas d’horizon de conformité ou d’adaptabilité, pas d’obligation de parole sur soi à produire, nul secret dont forcer la révélation et surtout aucune violence interprétative. Il s’agit d’un tout autre pari. Au moment où circulaires, projets de lois, mesures de préventions concourent à désigner les jeunes et les étrangers comme des boucs émissaires, dont il faut redresser l’échine, aseptiser le langage, le pari de ces conversations est de chercher à éveiller une saveur, un goût de dire et de s’entendre dire qui fasse surprise, et puisse peut-être susciter des « petits bougés ». Chercher à ce que s’entrebaîlle une porte par où les mots passent, vivants, d’une langue à l’autre.

Ce jour-là, un groupe de quinze garçons et filles. Corps vaincus par la fatigue, grignotages, regards éteints, portables sur vibreurs, casques de MP3 accrochés à différentes hauteurs du cou ou des oreilles, voix égrenant de-ci de-là des soupirs et des interjections, capuches sur les têtes, têtes parfois dans les bras, lançant un « Bonjour madame » puis quelques questions : « On va faire quoi avec vous ? », « Oh la la, y paraît que vous êtes psssssssi-chologue ? », « On n’est pas fous ! », « On est là pour trouver du boulot, on n’apprend rien, on nous fait faire n’importe quoi ! », « Moi, madame, ça me gave. ». Le découragement culmine quand je propose qu’on partage un moment de conversation. Je les entends soupirer, gémir : « Mais à quoi ça sert ? », « Mais de quoi on va parler ? », « Mais j’ai rien à dire ! ». Ce qu’ils voient simplement à cet instant-là c’est que ça ne m’accable pas, que je m’en fiche au fond, que leur découragement ne trouve pas le mien.

Pour m’adresser dans cette salle de classe à ceux qui ont quitté l’école — s’en sont défiés, enfuis, ont décroché pour des raisons qui mêlent le plus intime d’un choix souvent resté muet aux difficultés familiales, sociales et économiques que presque tous endurent —, il me revient de me séparer de mes présupposés et d’entendre. Entendre leurs mises en garde — mais Madame, comment voulez-vous qu’on parle ensemble, on parle pas la même langue — , la finesse de ces mises en garde — la langue qu’on parle dans la cité c’est la même chose que le verlan pour les prisonniers il y a longtemps. C’est fait pour pas être compris — la douleur qui s’y trouve retenue — c’est un piège. Pour nous c’est foutu. Moi, mon fils je veux pas qu’il parle la même langue que moi. Pour m’accueillir ils m’offrent d’abord l’inconfort. L’os de l’hospitalité. Pour que quelque chose se mette en mouvement, je dois prendre appui sur ce que je ne sais pas.

Ça parle, indistinctement, c’est cela le plus difficile (même si j’énonce, comme seule règle pour converser, le fait qu’un seul parle à la fois pour que les autres puissent écouter), tous parlent en même temps ou se taisent en même temps et il faut attendre pour que le murmure s’épuise. Et dans ce murmure, d’autres mots fusent, lancés comme des balles de l’un à l’autre, très vite, comme ils font dehors, hors de ces salles, quand ils sont debout, à l’entrée, quand ils sont près de chez eux, quand ils sont entre eux. C’est là que j’entre. J’intercepte une passe. J’ai mis du temps à pouvoir le faire, à trouver le « tempo » car leur adresse est stupéfiante. C’est ce que je fais, depuis peu. Ce que j’intercepte alors entre tout de suite dans un espace modifié, ça s’entend. Ce jour-là l’un a lancé à l’autre « Hey, bâtard ! » en réponse à quelque chose de voilé par le brouhaha. Bâtard s’est détaché, oscillant, au bord de l’injure, prolongé d’un regard interrogateur porté vite dans ma direction. Oui, oui, j’avais entendu et voilà, j’attrape : « Bâtard ! très bien ! on commence comme ça... » Rires, petites lueurs dans les yeux... C’est quoi cette blague ?

Dans l’après-coup, il m’a semblé que ce qui s’entendait c’est ce que Freud appelle « l’esprit ». Seul le mot porté par l’esprit pouvait ouvrir les seuils de la langue commune. Dans Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient [3] , Freud utilise les métaphores du signifiant pleinet dusignifiant videet aussi celle de lasyllabe décolorée , pour désigner ce que l’esprit peut raviver. Un premier déplacement a lieu à cet instant, le mot projeté dans sa nouvelle combinaison prend son sens plein — fût-il opaque —, il tourne sur son axe, j’ai la responsabilité de comment réengager la balle dans le terrain.

Au fond c’est un peu comme si je me saisissais d’une forme d’invitation au jeu, qu’ils auraient formulée à leur insu, en éveillant mon désir d’entrer dans leur « entre-eux ».

C’est comme ça que c’est venu, d’intercepter une passe, un mot jeté en travers des tables, pas vers moi, jamais vers moi, mais devant moi. Tout de même. C’est comme ça que m’est venu de m’en faire l’adresse.

Je relance tout de suite en m’adressant à celui qui parlait : « Qu’est ce que c’est pour vous un bâtard ? », il pouffe, rechigne un peu, je précise et puis j’élargis : « Dites-nous, qu’est-ce que ça veut dire ? Qui veut bien dire ce que ça veut dire pour lui ? Allez, allons-y, comme ça, comme ça vient... » Premier déliement : « Ben, c’est quelqu’un qui vit dehors. » ; « Oui, c’est un mec il est dans la rue, il vit dans la rue, il a rien quoi ».

Je me lève et j’écris au tableau les définitions qu’ils proposent et ce qui s’y associe, des moments d’histoire, des pans de culture générale. Les questions se tressent, la conversation est en route, elle circule entre nous. Sur le mur, le tableau s’ouvre comme une fenêtre et dessine un point d’appui inattendu, les corps se tournent vers lui, les regards aussi. Le désir de dire le traverse. Je sens et ils sentent ce mouvement de l’esprit que Freud appelle Witz . Il y a de la gaîté, du rire, de l’étonnement, une vitesse dont nous sommes tous stupéfaits, peut-être moi plus encore. La langue est vivante, se déplace entre nous, chacun en apportant ses associations, ses lacunes, ses affirmations accepte de se faire ébranler par l’autre. Sans qu’on s’y attarde, sans qu’on s’y appesantisse jamais, chacun entend la formidable puissance de la rencontre de l’autre dans la langue, chacun en éprouve un allègement, et c’est cet allègement qui déséquilibre, qui fait vaciller les certitudes, les paresses, les verrous, la fatigue. La conversation devient le ferment d’un engendrement de sens, à partir d’un accusé de réception que le tableau matérialise, et cet engendrement mène à ce pas-de-sens défini par Lacan comme un pas en avant du sens [4]. Ma responsabilité s’attache maintenant à une forme d’assurance, il me revient d’assurer, comme on dit en gymnastique quand un exercice comporte un risque et exige la présence rapprochée d’un autre. Je ne questionne jamais directement mais juste « à côté », j’assure celui qui prend la parole, quoi qu’il dise, j’assure le risque que son énonciation comporte pour voiler ce qui l’expose trop et pour que l’heure reste accueillante à chacun. Parfois j’échoue. Et là encore j’apprends.

Au tableau — j’écris quelques-uns de leurs mots — très vite : « Bâtard / Celui qui vit dans la rue, qu’on a mis dehors, qui n’a rien, SDF, la misère, quelqu’un qu’on n’estime pas, qu’on jette, qui vaut rien, qui n’a pas d’argent, qui n’a pas de nom, qui n’a pas le nom de son père, un déchet, un chien, ce n’est pas complètement méchant, ça dépend comment c’est dit. Bâtard / Il y a les chiens de race et les autres, souvent on dit qu’ils sont pas beaux mais plus intelligents. Bâtard / Comment une race se fabrique ? Bâtard / Né d’une union illégitime au temps des rois, les races ça existe ? Tout le monde n’a pas le même sang, ça se voit ! Bâtard / C’est quoi la race humaine, l’idéologie de la race, Hitler, le nazisme, la race pure, l’extermination d’êtres humains. Bâtard / Il y est pour rien, pourquoi c’est une injure ? C’est comme pédé ; c’est intime, comme s’il y avait un secret, quelque chose de sexuel. Bâtard / C’est comme une marque, une différence, une faute, une injure, ça fait penser à un nom propre. »

Au centre de leurs dépliages le trésor du Witz brille comme un mot de passe. Serait-il la condition pour que les murs des langues séparées se lézardent ? Que les identifications se desserrent ? Les mots passent. « Bâtard » se diffracte, il « dissipe » la langue — et son statut à la frange de plusieurs usages dans le discours y est aussi pour quelque chose —, il la renouvelle. Pas deWitzsans l’accusé de réception de l’Autre, « pas deWitzsans Autre pour accueillir le nouveau surgi dans la langue. Pas deWitzsans cet Autre pour l’authentifier. » [5] Pour garder ce Witz-là vivant, il me faut débusquer, sous l’arrogance de leurs phrases, le traquenard de l’entre-soi, l’usage du bon mot ou de la provocation en exploit, le spectaculaire qui ne cherche la surprise et ne singe l’esprit que pour figer l’échange en « scène ». Surtout que ça ne vire pas au show, que l’esprit ne fasse pas recette — même s’ils en jouent, ils ne sont pas sans savoir que c’est le leurre suprême qu’on leur tend — celui des médias acharnés à la mise à mort de la langue vivante sous le masque du rire. Tout autre est le versant duWitzoù le plaisir de l’esprit éveillé ouvre un espace dans lequel de petites et de grandes étrangetés frayent — Freiung [6] — ensemble et pour un temps s’invitent, se fiancent ou s’épousent.

Un espace large où ça rêve, ça rate, ça rit. « C’est par là, dit Lacan, que dure le sujet. Si quelque chose nous redonne le sentiment qu’il y a un endroit où on le tient, où c’est à lui qu’on a affaire, c’est à ce niveau qui s’appelle l’inconscient. Parce que tout ça, ça rate, ça rit, ça rêve. » [7] L’étymologie de bâtard que chacun propose est rêveuse. À sa suite, un champ de pensées latentes à déplier sans les froisser, fulgurances d’analogies et d’associations. Je rassure : il ne s’agit nullement de vérité absolue, de définition intangible.

Des ramifications couvrent le tableau. Une forme de passion inattendue apparaît : deux questions en particulier — est-ce que le sang est le même quand la couleur de peau est différente ? et les transfusions ? — pourquoi une injure est-elle plus dangereuse qu’une autre ? quelles injures visent au plus intime de l’être ? — portent plus loin l’envie de dire. Ce jour-là on parle de la Seconde Guerre mondiale qu’ils connaissent à peine, d’Hitler, et aussi du livre de Robert Antelme. On parle de « ce qu’on ne peut supporter d’entendre », de ce qui met à nu quand on se fait « traiter », de sexualité, de surdité aussi. L’envie de savoir bouscule les réticences, les embarras, les hontes, les voix se posent, les regards s’éclairent. Reste à l’horizon ce qui ne peut pas se dire. [8]

Je repense à ce que dit Lacan du mot de passe : « On ne peut nier que le mot de passe ait les vertus les plus précieuses, puisqu’il sert tout simplement à vous éviter d’être tué. [...] Le mot de passe est ce grâce à quoi, non pas se reconnaissent les hommes du groupe, mais se constitue le groupe. [9] » Loin du forçage, loin de l’exigence d’une parole à produire qui a pour seule visée de faire taire le sujet, j’aimerais que ces conversations brillent comme des mots de passe, qu’elles servent à ce que pour ces jeunes le pacte de la parole soit revivifié, à ce que le lien à la langue de l’Autre évite d’être tué, à ce que dans l’hospitalité simple des petites fictions qui peuvent s’y mi-dire, l’exclusion se revête d’un habit d’exception.

Dans l’après-coup, il y a aussi l’oubli ce jour-là : à la fin de l’heure, quand tout le monde se lève, je suis troublée par la façon qu’ils ont de me dire au revoir, de me demander quand une autre conversation aura lieu, et je n’efface pas le tableau avant de sortir. La formatrice, qui rejoint le groupe pour le reste de la journée, me fait part quelques jours plus tard de sa sidération en entrant dans la salle :« Quand j’ai vu ces mots au tableau, je me suis dit : il s’est passé quelque chose de fort », elle en parle avec eux et une autre conversation s’engage.

Depuis je n’efface plus le tableau. Ce n’est pas une recette, ça ne suscite pas à chaque fois quelque chose. C’est plutôt de l’ordre d’une trace, la trace de ce qui, dans ce lieu, « s’est passé ».

Notes

[1Philippe Lacadée, « Le pari de la conversation du CIEN », Vacarme n° 22

[2Jacques Lacan, « L’Étourdit », in Autres Ecrits, Le Seuil, Paris 2001, p.455.

[3Sigmund Freud, Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient,Gallimard, « Idées », 1930

[4Jacques Lacan, Séminaire V, Les formations de l’inconscient, Le Seuil, 1998, p. 51.

[5Jacques-Alain Miller Du nouveau ! Introduction au Séminaire V de Lacan,Ed. Rue Huysmans, 2000, p. 24.

[6Freud rapporte à propos du mot d’esprit d’un Viennois le double sens de Freiung : lieu d’asile ou demande en mariage.

[7Jacques Lacan, Mon Enseignement, Le Seuil 2005,« Comment faire pour enseigner ce qui ne s’enseigne pas ? » p.103.

[8Jacques-Alain Miller, op.cit. « Ce qui ne peut pas se dire est à l’horizon de tout ce qui se dit. Voilà une fonction qui, pour Lacan, relève du réel du langage. »

[9Jacques Lacan, Des Noms-du-père, Le Seuil 2005, « Comment faire pour enseigner ce qui ne s’enseigne pas ? » p 28.