Vacarme 38 / lignes

panorama carcéral

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En juillet 2004, le nombre de personnes incarcérées en France a dépassé 64 000, un chiffre inconnu depuis la Libération. Il s’est depuis stabilisé au-dessus de 60 000 détenus, alors qu’il était de 48 216 en 2001, et de 38 639 en 1980. Ce record a été l’apogée (provisoire ?) d’un mouvement d’inflation carcérale qui, à quelques exceptions près, a marqué avec constance les trois dernières décennies. Cette évolution, partagée par bon nombre de pays européens, a favorisé le déploiement de modèles explicatifs de grande ampleur, notamment liés à une configuration économique et à une nouvelle organisation sociale néo-libérales. Il s’agirait alors de montrer à la fois la fonction de parcage de la prison pour des franges croissantes de population durablement écartées du marché du travail, et, plus largement, son rôle disciplinaire vis-à-vis de populations précarisées contraintes sous la menace pénale d’accepter la nouvelle donne sociale. Les États-Unis, avec une « industrie carcérale » florissante et plus de 2 000 000 de détenus, figureraient le sombre avenir de notre système carcéral.

Pourtant, en France, si la population détenue demeure dans son écrasante majorité constituée d’hommes jeunes en situation de grande précarité sociale, les motifs et les durées d’incarcération ont connu de profondes transformations qui mettent à l’épreuve l’univocité des interprétations : stabilisation et fluctuations significatives du nombre d’entrées (à la baisse en 1980 et 2002), augmentation du nombre de personnes suivies en « milieu ouvert » (plus de 120 000 aujourd’hui), allongement de la durée moyenne d’incarcération (de 4 à 8 mois), pourcentage croissant des personnes condamnées pour des atteintes aux personnes (notamment pour des infractions sexuelles), vieillissement de la population carcérale, etc.

Qui va en prison et pour combien de temps ? Qui n’y va plus ou moins et quelles réponses pénales ou non sont apportées à leurs actes ? Comment l’institution carcérale, traversée il y a trente ans par de violentes révoltes, a-t-elle répondu aux injonctions contradictoires venues de ses pensionnaires et des mouvements de contestation — cesser d’être un espace hors du droit — et des nouvelles exigences de la politique pénale ? Reprenant là un thème cher à Vacarme (voir notamment les numéros 10, 29 et 36), cette nouvelle ligne, consacrée à la « condition carcérale », traduit d’abord une volonté descriptive. Organiser, de numéro en numéro, un panorama du monde carcéral contemporain : ses circuits d’alimentation, ses dispositifs organisationnels, son hétérogénéité et sa complexité grandissantes.

Cette volonté descriptive est aussi une manière de prendre acte de la perplexité de la réflexion critique devant les métamorphoses permanentes de la volonté de punir, de soigner, de protéger, de corriger, en prison ou en dehors d’elle, les auteurs d’infractions pénales. La dispersion des fonctions disciplinaires dans le champ social est-elle préférable à l’inflation carcérale ? Comment lutter contre la carcéralisation du traitement de la maladie mentale ? Comment résister en retour à la psychiatrisation de la délinquance ? Faut-il lutter pour maintenir les victimes à l’écart du prononcé et de l’aménagement des peines ? Faut-il assigner des fonctions spécifiques à des formes d’enfermement différenciées ? Peut-on réformer la prison en maintenant un scepticisme total sur les vertus de l’enfermement ?

Ouvrir et ne pas trancher d’emblée ces questions cruciales, c’est poser la raison d’être de cette nouvelle ligne : l’effort de clarification des angles d’attaque du militantisme nécessite au préalable une mise en évidence des recompositions contemporaines du champ de la pénalité, qui, tout en liant ses évolutions à des problématiques sociales générales et à une interrogation transversale sur l’évolution des institutions d’enfermement — notamment psychiatriques —, prenne au sérieux l’hypothèse d’une spécificité du gouvernement contemporain de la sécurité par la prison.