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Gouverner les conduites l’expérience blairiste du pouvoir : entretien avec Florence Faucher-King & Patrick Le Galès

« C’est depuis une position non gouvernementale, notre position de gouvernés, que nous engageons ce feuilleton. » Ainsi présentions-nous, au printemps 2006, cette enquête sur les gauches de gouvernement, ce qu’elles deviennent à l’épreuve du pouvoir et ce qu’on peut en espérer quand on fait de la politique sans aspirer à gouverner. À l’heure où s’achève l’ère Tony Blair en Grande-Bretagne, et alors qu’il demeure une référence fréquente — répulsive ou positive — des gauches de gouvernement en France, esquisse d’un bilan.

Florence Faucher-King enseigne les sciences politiques à l’université Vanderbilt (Tennessee). Patrick Le Galès est directeur de recherches CNRS au CEVIPOF (Centre d’études de la vie politique française).

The depolitising of key decision-making process is a vital element in bringing power closer to the people. [1]

Lord Falconer,
Secrétaire d’État aux affaires constitutionnelles, 2004.

Trois questions nous animent. Tout d’abord, comment la gauche de gouvernement travaille-t-elle avec la gauche non gouvernementale (mouvements sociaux, extrême-gauche, associations...) ? et après tout, la gauche gouvernementale peut-elle gouverner sans l’appui de cette gauche non gouvernementale ? Deuxième ordre de questions : la gauche au pouvoir modifie-t-elle l’existence des gens ? introduit-elle de nouvelles manières de vivre, de nouvelles pratiques sociales, de nouvelles conduites de vie ? Enfin troisième questionnement : la gauche au gouvernement modifie-t-elle, cette fois, l’existence des groupes ? la mobilité sociale et les contours des groupes sociaux, ainsi que les relations entre eux ? crée-t-elle, même, de nouveaux groupes sociaux, à l’image des « nouvelles couches » de Gambetta, ou du Neue Mitte de Schröder ?

Patrick Le Galès Parmi les questions que vous posez, certaines sont au cœur du débat anglais, d’autres apparaissent en revanche, après dix ans de Labour, plutôt surannées car c’est la question des pratiques et des choix individuels qui est aujourd’hui centrale. Le New Labour a, en profondeur, modifié la façon dont les gens travaillent, échangent, évaluent et s’évaluent, se mesurent. Sur ces questions, l’enseignement de Foucault nous apporte énormément : c’est bien la conduite des conduites que les gouvernements Blair ont modifiée en profondeur à la suite des gouvernements conservateurs. La problématique de redistribution des pouvoirs entre les classes ou les groupes sociaux était surtout posée il y a vingt ans : à l’époque, la désindustrialisation massive en Grande-Bretagne (beaucoup plus forte qu’en France) posait au gouvernement les questions du traitement du chômage et du reclassement par l’imposition d’une logique de marché. Le gouvernement Blair a repris la question à bras-le-corps, même si aujourd’hui les solutions s’essoufflent. La Grande-Bretagne est aujourd’hui un pays de services, y compris de services peu qualifiés, ce n’est plus un pays d’industrie. La dernière question que vous posez, en revanche, si elle a sans aucun doute tout son sens en France ou en Italie, a été vidée de portée sous les gouvernements Blair. Sous l’effet des dynamiques internes au parti, mais surtout de la modification des « conduites des conduites », on peut dire qu’il n’y a plus beaucoup de pouvoir extraparlementaire ou non gouvernemental à gauche, ou du moins que le Labour peut assez bien envisager la question de la conquête et de l’exercice du pouvoir sans vraiment se soucier des forces extra-partisanes.

Florence Faucher-King Durant la longue période d’opposition, les travaillistes ont en effet été très proches de mouvements sociaux. Ils ont constitué une source d’inspiration constante pour des réformes institutionnelles, et pour la promotion des nouvelles manières de faire de la politique : décentralisation/dévolution [2], promotion des minorités et des femmes, démocratie délibérative, mode de scrutin. Ces discussions favorisaient par exemple la représentation proportionnelle, en vue d’empêcher ou de limiter les chances d’un retour rapide des conservateurs au pouvoir grâce à la constitution d’une coalition progressive de centre gauche, passant si nécessaire par une collaboration avec les libéraux-démocrates (parti-tampon né en 1988 de la fusion des vieux libéraux et des sociaux-démocrates, qui sous l’effet du glissement à droite du Labour se trouve aujourd’hui dans une position de centre gauche). Mais les travaillistes ont une fois élus bénéficié à leur tour des distorsions considérables du système majoritaire à un seul tour et obtenu une première majorité écrasante aux Communes. La crise interne au parti conservateur a affaibli l’utilité tactique immédiate du projet et l’expérimentation politique a donc été limitée aux nouvelles assemblées de la décentralisation/dévolution. Seconde conséquence de son hégémonie politique au Parlement : le Labour a distendu ses liens avec la gauche extra-parlementaire, pôle critique des projets néo-travaillistes. Et les victoires suivantes, également très larges, n’ont à leur tour pas incité au rapprochement avec les mouvements et à la remise en question du modèle. Les travaillistes ont simplement repris à leur compte l’idée d’un citoyen-consommateur, proposant des politiques orientées vers la création de choix et la responsabilitation des individus.

Examinons alors cette singularité anglaise qui serait le rapport de forces à gauche. D’où vient l’hégémonie du Labour dans le champ politique à gauche ?

Florence Faucher-King Historiquement, les syndicats ont été des éléments stabilisants et conservateurs au sein du parti travailliste (et sa principale source de financement). Passée la période plus gauchisante des années 1970 et affaiblis par les réformes thatchériennes, ils ont repris leur rôle de soutien à la direction du Labour. Mais pour revenir au pouvoir, le parti travailliste a cherché à moderniser son image en se distançant des syndicats, souvent perçus comme archaïques. Au nom de la démocratisation du parti, le poids des syndicats dans les prises de décision a été réduit (abandon du vote bloqué, réduction de leur poids en congrès de 90% à 50% des voix) et la création d’un vote individuel a permis de limiter l’influence des courants radicaux organisés. Par ailleurs, une intense campagne d’adhésions a permis de renouveler les effectifs. Or ces réformes ont été adoptées avec le soutien des syndicats, convaincus qu’un gouvernement travailliste, quel qu’il soit, ne pourrait être pire que les conservateurs. Recrutés en dehors des réseaux traditionnels et sans connexion avec les militants locaux, ces nouveaux adhérents représentaient des sources importantes de légitimation de la direction, lors de votes internes. Par la suite, ces adhérents ont traité le parti avec désinvolture : depuis 1997, les effectifs du parti travailliste ont été divisés par deux et plafonnent aujourd’hui à 200 000. Mais la gauche interne n’a pas pu en profiter, paralysée par la peur d’être responsable d’une nouvelle défaite et assignée au respect d’une discipline médiatique de fer.

Patrick Le Galès Hors les frontières du parti, Blair et les siens ont tiré tous les avantages qu’ils pouvaient des effets de dix-huit ans de gouvernement conservateur. L’héritage conservateur, c’est notamment la concentration des pouvoirs entre les mains du gouvernement central et, en conséquence, l’affaiblissement des pouvoirs locaux, bastions traditionnels de l’aile gauche ou des ailes gauches du Labour. Aujourd’hui, Ken Livingstone, maire de Londres, est l’un des survivants de cette gauche urbaine, à la tête d’une agglomération privée des immenses pouvoirs qui étaient les siens avant les amputations opérées par Mme Thatcher. Le schéma est le même dans ces bastions forts de la gauche ouvrière que sont l’Écosse et le Pays de Galles.

Cette partition entre deux gauches, une gauche blairiste, auto-célébrée par le terme de « New Labour », et la gauche traditionnelle, (dis)qualifiée de Old Labour, est-elle le produit d’une simple fracture générationnelle ou bien, plus profondément, le reflet des groupes sociaux représentés ?

Patrick Le Galès Au-delà d’une éventuelle différence entre les groupes représentés, il est certain que les réformateurs du Labour forment une élite extrêmement bien identifiable : constituée comme telle, rassemblée autour de principes et d’itinéraires communs. Il s’agit de travaillistes élus en 1983, très jeunes à l’époque, qui puisent leur unité intellectuelle et politique dans tout un ensemble de think tanks rassemblés autour de la volonté, première, de moderniser le parti, ou formés par la gestion locale. Or, ces think tanks forment un groupe social en soi, une élite propre qui n’est pas issue des groupes politiques (de gauche ou de droite), ni des mouvements sociaux, ni des syndicats. Ils se sont constitués autour d’une défiance commune envers des syndicats, particulièrement marquée par leur refus de la Clause Quatre [3], envers des autorités locales et leur mode de gouvernance paternaliste et redistributrice, envers les régionalismes et les mouvements sociaux. Ils se pensent comme une gauche de gouvernement qui doit moderniser le pays. Pendant que Mme Thatcher autonomise l’État central et affaiblit les pouvoirs locaux, ils se préparent. Ils sont aidés en cela par des échanges avec la gauche clintonienne, elle-même très tournée, en effet, vers l’Europe, c’est-à-dire principalement vers l’Angleterre. Cette élite New Labour forge ses instruments dans des centres intellectuels comme le Master of Public Administration de l’université de Warwick, lié à la Kennedy School de Harvard, aux USA, ou avec la London School of Economics, dirigée alors par le sociologue Anthony Giddens, qui porte la troisième voie. C’est cette élite, coupée des groupes sociaux et des relais habituels du Labour, qui va forger ses instruments d’exercice du pouvoir.

Florence Faucher-King Ce groupe s’est assuré le contrôle du parti par un bouleversement de son fonctionnement interne. D’abord en fabriquant l’expression « New Labour », pour rassurer les électeurs du centre et la presse populiste. Ensuite en s’assurant la maîtrise de l’organisation. Alors que le parti travailliste était caractérisé par une structure polycéphale, il orchestre une centralisation des procédures de décision au nom de la victoire (puis à partir de 1998 au nom de la réélection) et impose une stricte discipline aux élus comme aux militants, en combinant incitations individuelles (perspectives de carrière), répression (notamment par l’utilisation de la presse) et appel à la loyauté (en agitant la menace d’un ennemi omniprésent, qu’il s’agisse des médias conservateurs ou des Tories). Dans un parti aux effectifs resserrés et fortement disciplinés, les néo-travaillistes occupent les positions clés au niveau national comme au niveau local.

Cette élite New Labour ne dispose-t-elle d’aucune autre base qu’elle-même ? Comment, dès lors, exerce-t-elle le pouvoir ?

Patrick Le Galès La seule préoccupation de l’élite New Labour est, alors, de moderniser : l’État, la politique, le pouvoir. « Moderniser » et « rationaliser » sont les maîtres mots forgés dans les thinks tanks. L’engagement est pris de ne pas accroître la dépense publique et en effet, durant les quatre premières années, les parts de l’impôt et de la dépense publique dans la richesse nationale restent inchangées. Là aussi s’exprime l’héritage thatchérien et son obsession de la réduction des dépenses. Dès 1983 avait été mis en place un instrument passé tout à fait inaperçu à l’époque, le National Audit Office, terriblement efficace en ce qu’il aligne toutes les autorités locales et les services publics autour de la doctrine du « value for money » : economy(moins dépenser), efficiency(meilleur rendement possible), effectiveness(atteindre les objectifs). Avec cet instrument Mme Thatcher entendait éradiquer les forces de la bureaucratie et celles du socialisme municipal. Sur le second point elle avait réussi, mais sur le premier elle avait substitué une bureaucratie à une autre, celle de l’évaluation centralisée, et comptable. La percée utilitariste benthamienne (l’inspectabilité totale de la société) est parachevée avec le New Labour : « moderniser », autrement dit étalonner, mesurer, évaluer, comparer, sanctionner.

Florence Faucher-King Le contrôle est désormais présent à tous les niveaux de la vie sociale et politique. Il déplace la gestion de l’incertitude, notamment économique, des autorités aux individus. Pensé pour les services publics, le contrôle a également été un puissant instrument de réforme et de discipline du parti (l’exemple a d’ailleurs ensuite été suivi par les conservateurs). Les deux principaux partis sont aujourd’hui organisés autour du modèle économique de la firme : définition annuelle des objectifs, contrôle standardisé des résultats, indicateurs de performance, motivation des agents, délocalisation des services aux adhérents, professionnalisation ou sous-traitance de certaines fonctions (notamment communication, campagne, recherche de financement), développement des activités commerciales, fiscalement avantageuses.

La gauche gouvernementale, en Grande-Bretagne, n’est-ce donc qu’une société de contrôle ?

Patrick Le Galès Non, car l’héritage thatchérien a également été pensé par Blair comme le point d’appui d’une politique de démocratisation. C’est ce qui fait la grande spécificité de cette expérience gouvernementale. Ce qui met en œuvre les changements nécessaires c’est la population elle-même : on multiplie les boards, les comités d’encadrement et d’évaluation, et on y convoque le public. Les parents d’élèves, les usagers, mais aussi les groupes négligés ou méprisés par les conservateurs (les femmes, les minorités ethniques, les handicapés, les malades, etc.) sont accueillis en masse dans ces comités, ces conseils d’administration. C’est le volet « démocratisation » de la modernisation, dont l’importance est décisive : la société civile, en quelque sorte, pénètre les organisations publiques, les institutions, les services publics. Les groupes d’intérêt ou les minorités se voient ainsi appelés à des rôles de décision et d’évaluation à tous les niveaux des services publics, de la bibliothèque municipale de quartier à la commission nationale visant l’introduction d’un salaire minimum ou à l’agence d’évaluation de la recherche. Cette démocratisation de l’héritage thatchérien est, répétons-le, une innovation majeure et la force de Cameron, le Blair des conservateurs, est aujourd’hui de ne surtout pas remettre en cause les positions acquises par les femmes, les minorités ethniques, les handicapés, les gays, les malades, les usagers, etc. De même que les travaillistes ont absorbé deux décennies de legs conservateur, les Tories à leur tour s’apprêtent à reprendre l’héritage New Labour à leur compte.

Florence Faucher-King La participation à ces pouvoirs est toutefois soumise à une contrainte forte : obéir aux indicateurs, qui sont fixés par le gouvernement. L’État fort garde en effet deux prérogatives majeures : le contrôle sur les indicateurs et la sanction budgétaire. Aussi, si les procédures de consultation ont été multipliées, elles restent encadrées par la définition centralisée des objectifs et l’individualisation des rapports politiques : c’est aujourd’hui le citoyen-consommateur qui est appelé à exprimer ses préférences, et le groupe organisé est en soi discrédité. Peu à peu, cette cooptation d’individus supposés représenter la gauche extra-parlementaire contribue à les fidéliser et à les domestiquer. L’invocation permanente de la responsabilité individuelle, qui est la contrepartie de la logique de la multiplication des choix offerts au citoyen-consommateur, contribue à l’intériorisation des contrôles et à l’adoption de stratégies individualistes qui rompent les solidarités ou les fidélités constituées. Les individus, sommés d’assumer individuellement les coûts de leurs choix, ne sont plus les contre-pouvoirs que les groupes auparavant formaient.

Vous parlez, Florence Faucher-King, de « citoyen-consommateur », vous évoquiez, Patrick Le Galès, la « conduite des conduites individuelles ». Faut-il comprendre que, plus que la société britannique, ce sont les individus qui la forment qui ont changé ? Peut-on vous suivre lorsque vous envisagez de tracer les effets de la gauche au gouvernement jusque dans les pratiques individuelles des personnes ?

Patrick Le Galès On touche là à la dimension de « conduite des conduites » de l’action gouvernementale, qui est le volet « discipline » de l’utilitarisme benthamien. L’hégémonie des indicateurs a été portée par les acteurs sociaux promus aux responsabilités de gouvernance des services publics, devenus bien sûr, entretemps, des services mi-publics mi-privés, tant l’appel aux capitaux privés fut promu comme indicateur d’évaluation. Et ces acteurs ont très rapidement intériorisé, dans leurs pratiques collectives, les nouvelles règles du jeu : l’évaluation et la compétition se sont substituées aux fins substantielles et sont devenues la mesure de toute chose. Au point que les syndicats eux-mêmes ont à leur tour rapidement importé ces manières de se concevoir et adoptent eux aussi des chartes d’excellence déclinées sur celles diffusées par le gouvernement pour l’évaluation des services de l’État. Les salaires sont indexés sur les indicateurs de performance et échappent totalement aux grilles indiciaires, les carrières sont moins prévisibles, les chances de mobilité sont considérables, etc. Les existences individuelles sont alors elles-mêmes alignées sur les impératifs de rendement, l’étalonnage, la sanction. Le système en est venu, du reste, à un essoufflement certain. Les acteurs ont résisté mais ils ont progressivement intériorisé ces contraintes. Les gouvernements, par les indicateurs qu’ils ont développés, ont réorganisé leurs actions ou leur offre de services de manière à satisfaire leurs indicateurs majeurs, peu importe, au fond, la satisfaction de leurs missions substantielles. C’est le traditionnel means over ends syndrom, où les moyens qui visent à satisfaire des fins se substituent aux fins elles-mêmes. De ce point de vue, remplir la « feuille de temps », celle qui expose ce à quoi on a occupé son temps sur le lieu de travail, est devenue l’une des occupations majeures de tout salarié britannique.

Florence Faucher-King Si bien qu’après trois mandats néo-travaillistes la société civile britannique se trouve dans un état de frustration et de mobilisation comparable à la période de déclin des conservateurs. La gauche du parti a placé une partie de ses espoirs en Gordon Brown sans que ses positions sur la réinvention du modèle néo-travailliste soient très claires. Car la lassitude à l’égard de l’emprise des indicateurs est l’une des lignes de clivage majeures qui organisent la succession de Blair. Autour de la figure de Brown, on conteste l’hégémonie des indicateurs sur les fins et on réclame une réhabilitation des moyens traditionnels d’action du Labour, et notamment la réintervention financière de l’État. Ces revendications sont soutenues par les agents des services publics (école, santé, transports) qui, parce qu’ils en constatent la portée parfois limitée en termes de services rendus à l’usager, se révoltent contre les indicateurs. Les autres, en premier lieu les quadragénaires du Labour, qui doivent tout aux boards, veulent au contraire capitaliser le legs blairiste, en le radicalisant : inventer de nouveaux indicateurs, les automatiser, voire, par la doctrine du new localism, appeler les citoyens à « prendre le contrôle » de l’ensemble des services publics locaux. L’issue de cet affrontement n’est pas donnée, car l’affrontement lui-même n’est pas clair : les hésitations des libéraux-démocrates empêchent Brown et ses alliés de se positionner clairement à gauche et de mobiliser trop ouvertement les forces extra-parlementaires critiques de l’héritage blairiste.

Le sentiment est partagé. D’un côté, une nouvelle classe, indexée à la gouvernementalité blairiste, a sans aucun doute émergé. De l’autre toutefois, on ignore les effets des gouvernements Blair sur la société elle-même, au-delà des nouveaux groupes qu’ils ont promus : le workfaresemble avoir créé des working poors, l’écart des richesses s’est accru, la classe ouvrière ne semble pas avoir reconquis l’influence ou l’aisance dont les gouvernements Thatcher l’avaient privée.

Patrick Le Galès La réussite des gouvernements Blair est considérable sur ces groupes sociaux non réductibles aux traditionnelles catégories socio-professionnelles. En matière de promotion sociale des femmes ou des minorités ethniques, par exemple, elle est absolument incontestable : visibilité dans les lieux de pouvoir, au sein des entreprises ou des services publics, carrières politiques, entrées sur le marché du travail, réduction des écarts salariaux, réseaux politico-économiques. Dans le même temps, bien sûr, la désindustrialisation s’est poursuivie et la mise en place du workfare, qui soumettait, là encore, les agences d’emploi (transformées en sortes de guichets uniques, les job centers) à un système concurrentiel, a permis au patronat de bénéficier d’une main d’œuvre flexibilisée et fragilisée. Cette politique a été appliquée avec des nuances et a connu de vrais succès pour dynamiser le marché de l’emploi et faire baisser le chômage. Blair se plaît à répéter qu’un tiers des enfants qui s’y trouvaient sont sortis de la pauvreté, et que les second et troisième mandats ont initié une forte redistribution sociale. Toutefois la croissance des secteurs financiers ou patrimoniaux (immobilier, notamment), l’envolée des hauts revenus, ont accru les inégalités. Ce mouvement s’est accompagné d’un approfondissement de la fracture géographique, le nord ouvrier étant progressivement vidé au profit du sud. Du coup, le sud et le sud-est de Londres rapportant plus de sièges, la doctrine de Blair (et de ses successeurs) consiste à concentrer les forces du parti sur la middle class aisée, et à ne jamais trop concéder aux syndicats, quoiqu’il arrive. Cette mobilité géographique accentue également la concentration du pouvoir à Londres et dans ses environs riches.

Florence Faucher-King Cette stratégie privilégiant les classes moyennes est rendue possible par l’absence de véritable alternative à gauche pour les syndicats, les mouvements sociaux et les laissés-pour-compte du néo-travaillisme. Rappelons que le mode de scrutin majoritaire à un tour réduit considérablement la portée des votes contestataires. Aussi, la critique à l’encontre de la politique partisane et parlementaire se traduit moins par l’irruption de partis protestataires (Socialistes, Verts ou British National Party) que par l’apathie. L’hémorragie qu’a subie (ou entretenue) le Parti travailliste connaît sur le plan électoral un parallèle avec la croissance de l’abstention dans les fractions les plus traditionnelles de l’électorat travailliste, dessinant du même coup une crise certaine de la représentation politique au Royaume-Uni. Cette désaffection de l’action collective de la part des groupes traditionnels de la gauche, leur désenchantement pour la politique, produits par deux décennies conservatrices et entretenus, même sous une forme amendée, par le néo-travaillisme, font l’un des aspects majeurs du blairisme que doivent retenir ceux et celles qui, sur le continent européen, s’en réclament.

Notes

[1« La dépolitisation du processus de prise des décisions les plus importantes est vitale pour rapprocher le pouvoir du peuple. »

[2Création en 1997 des Assemblées galloise, nord-irlandaise et londonienne et du Parlement écossais.

[3Forgée en 1917 par Sidney Webb, l’un des fondateurs de la Société des Fabiens, cette clause adoptée par le Labour en 1918 évoque la nécessaire répartition des fruits du travail, assurée par la propriété collective des modes de production, de distribution et d’échange. Elle est lue soit comme un appel à la nationalisation de l’économie, soit comme le fondement de la municipalisation du pouvoir économique, des coopératives ouvrières ou encore des syndicats de consommateurs. Sous l’impulsion de Tony Blair, une nouvelle version du texte de la clause fut adoptée au Congrès extraordinaire de Easter en 1995, après un débat long de deux ans [FJ].