Vacarme 38 / lignes

un peuple de papiers entretien avec Yasmine Siblot

Faire des rapports quotidiens avec l’administration un observatoire des transformations du populaire peut sembler étrange : la logique administrative n’est-elle pas, par excellence, porteuse d’une normalisation s’adressant non au peuple mais à des individus dûment isolés et numérotés ? Or justement : autour du guichet, des papiers, la résistance à cette individualisation forcée devient l’objet de savoir-faire partagés, et la relation administrative elle-même devient porteuse d’enjeux de reconnaissance.

Yasmine Siblot est maîtresse de conférences en sociologie à l’Université Paris 1.

Votre enquête s’inscrit dans la double perspective d’une sociologie de l’administration et d’une sociologie du populaire...

Il s’agit d’étudier les administrations, et de les étudier par le bas : par le biais des employés subalternes et peu visibles, à l’endroit où des normes institutionnelles se matérialisent, et en portant le regard sur des institutions banales : un bureau de poste, une mairie, un centre social. Mais aussi par le biais des pratiques des usagers eux-mêmes, qui influent, à travers le guichet, sur le fonctionnement de l’institution, et qui restent très peu étudiées. J’espérais aussi contribuer à une réflexion plus générale sur les transformations actuelles des classes populaires en France, en m’inscrivant dans un champ de recherche renouvelé par des travaux comme ceux d’Olivier Schwartz, Stéphane Beaud et Michel Pialoux, qui visent à tenir ensemble l’analyse des catégories populaires dans ce qui les sépare des autres catégories moyennes et supérieures, mais aussi dans ce qui les divise. J’ai souvent repris une expression de Richard Hoggart, qui souligne l’importance au sein des classes populaires des « petites différences ». Sur mon terrain d’enquête — un quartier composé de plusieurs cités et de petits pavillons — et avec cette question de la relation aux administrations, j’avais un bon moyen de saisir l’importance des différences internes, et aussi leurs limites. Sur les relations à l’envahissement des papiers, on saisit très bien l’importance des différences de ressources entre les familles les plus précaires, les familles les plus stables, les jeunes générations plus scolarisées, les générations plus âgées qui ne l’ont pas été. En outre, s’intéresser à la question des papiers, cela oblige à penser les positions sociales non pas à l’échelle individuelle mais à l’échelle du ménage, du couple, de la famille, voire de la famille étendue et cela introduit une complexité importante.

Les vies sont-elles particulièrement administrées dans les classes populaires ?

Pour toute une série de raisons qui tiennent à leur situation économique, familiale parfois, et à la part des étrangers, la relation des classes populaires aux administrations est plus fréquente. Et parce qu’elle s’exerce selon une modalité plus directe, l’emprise de la contrainte administrative sur la vie quotidienne est plus forte. Cela ne signifie pas que dans les autres classes sociales la vie est moins administrée. Mais elle l’est de façon plus indirecte et avec plus de contrôle, de médiation et de distance.

Toutes ces familles ont en commun d’être dominées économiquement, culturellement, symboliquement. L’enjeu était alors de penser à la fois la domination et les façons de la limiter, de rester attentive aux ressources qu’on peut dégager de rapports sociaux dominés. Ces modes de limitation et l’usage de ressources tirées des relations administratives tiennent en grande partie à des techniques de « débrouille ». Il est possible, à la suite de Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, de saisir cette ambivalence dans les rapports de domination qui se combinent avec des formes d’autonomie et d’intégration sociale. On se rend compte que pour certaines familles, les relations aux administrations peuvent constituer pour plusieurs générations des ressources économiques et symboliques centrales dans des trajectoires de petite mobilité sociale.

Pourrait-on parler d’une aversion particulière pour les papiers dans les classes populaires ?

Même si on valorise la maîtrise des papiers, cela reste une pratique contrainte, imposée, à travers laquelle se concrétise la relation asymétrique qui nous lie aux institutions publiques. Pour les familles les plus précaires, les personnes qui ont été le moins socialisées à la gestion des papiers, c’est effectivement un objet d’aversion et la seule évocation du thème de l’enquête pouvait susciter chez ces enquêtés des émotions très fortes. Raconter la gestion des papiers était éprouvant pour eux : ils énuméraient le temps passé dans les administrations, le temps passé à trier les papiers qui ne cessent de s’accumuler. Pour autant, il y a des personnes, notamment des femmes, qui ont exprimé dans les entretiens un intérêt positif pour l’objet de l’enquête. Du fait de leur position au sein de la fratrie, au sein de leur couple, elles ont été amenées à prendre en charge les papiers et ont acquis à cette occasion des savoir-faire devenus une ressource dans la maîtrise de vie quotidienne, et parfois transposables dans le monde professionnel.

Comment joue le capital scolaire ?

Il est très discriminant. Il suffit d’écouter les enquêtés les plus âgés raconter leurs difficultés, liées à l’absence de scolarité longue — ou de scolarité tout court, pour certains immigrés. Dans ces générations, ceux qui avaient fait le plus d’études géraient tous les papiers : les leurs, ceux de la famille, des voisins. La scolarisation plus longue des jeunes générations change la donne. Leur maîtrise des techniques matérielles de classement des papiers, directement inspirées des apprentissages scolaires, rend presque incongrues certaines questions posées en entretien. En même temps, même en passant par l’école, l’acquisition d’un savoir-faire administratif n’a rien d’automatique. Les ressources scolaires s’appuient souvent, dans ce domaine, sur une socialisation familiale, une transmission informelle de savoir-faire dans le tri des papiers, la gestion des relations avec les agents au guichet, la constitution de dossiers. Une enquêtée me parlait d’un « pack » administratif constitué pour sa famille, dans lequel chacun est sûr de trouver à peu près toutes les pièces nécessaires à tous les guichets. Il existe aussi des formes d’apprentissage qui s’apparentent à de l’autodidaxie. Certains se font des fiches, utilisent des guides, gardent des copies de lettres pour pouvoir les réutiliser dans d’autres circonstances, les prêter à d’autres. Il y a là la compensation d’un manque de culture scolaire, mais aussi un apprentissage très pratique, efficace parce que lié à des situations concrètes où tel type de lettre « a marché ».

Votre enquête met aussi en évidence une socialisation militante à la gestion des papiers, liée à la présence ancienne du PCF dans ce quartier.

Cette socialisation militante donne moins des techniques que des ressources symboliques dans la perception de l’illégitimité de certaines pratiques administratives, et dans le fait qu’on se sent légitimé à contester et à revendiquer.

J’ai rencontré ce type de socialisation à la fois chez des enquêtés proches du PCF, engagés dans le parti ou dans les associations du quartier, et chez quelques immigrés. Des Maghrébins assez âgés vivant dans un foyer à proximité des HLM de ce quartier expliquaient comment, par le biais des syndicats dans les usines ou dans les entreprises, ils avaient appris l’importance des papiers : garder les feuilles de paie, classer certains documents. Parmi les plus jeunes, l’évocation des formes de socialisation militante était complètement absente, sinon de façon indirecte. La fille d’un immigré algérien, brancardier et syndiqué à la CGT, témoigne ainsi d’un héritage non-revendiqué. Elle ne comprend pas que son père fasse grève, dit être complètement désintéressée de la vie politique, être « loin de tout ça ». Mais quand, devenue la spécialiste des papiers dans la famille, elle évoque la manière dont elle « fait valoir ses droits » dans telle ou telle situation administrative, on retrouve des expressions qu’aurait pu employer son père, lui qui n’avait pas fait d’études et qui avait construit son discours sur les administrations à partir de sa socialisation syndicale.

Certaines formes de contestation explicite des décisions administratives peuvent mobiliser par ailleurs d’autres ressources. Un des enquêtés ne cessait d’écrire des lettres aux administrations pour contester les mesures prises. C’est un homme qui a connu un déclassement, mais qui dispose de ressources scolaires et professionnelles qui lui permettent d’être très à l’aise avec l’écrit.

C’est une pratique joyeuse de la lettre de plainte.

C’est même une vraie jubilation. Il compte les réponses qu’il a reçues. Lorsque je l’ai interrogé, il venait d’obtenir gain de cause et il était particulièrement content de me le raconter. Il y a aussi un jeu sur les normes administratives qui peut s’apparenter à de la subversion. Une dame cherchant à obtenir un visa longue durée pour sa belle-mère qui vit en Turquie va mettre en avant l’équilibre de son fils qui a besoin de sa grand-mère. En réalité, comme elle l’explique, c’est un argument un peu artificiel, mais elle sait que c’est le genre de choses qui marche, et elle en joue.

Les papiers à l’intérieur du couple, de la famille, est-ce une affaire de femmes ?

C’est la perception qu’on en a spontanément. Pourtant, dès qu’on entre dans le détail, qu’on s’attache à des exemples précis (la feuille d’impôts, les relations à la Sécurité sociale), ce que j’ai fait à partir d’une enquête statistique de l’Insee, on s’aperçoit que ce sont des tâches beaucoup plus mixtes que les autres tâches domestiques. Elles ne sont ni « masculines », ni « féminines » ; les réponses des enquêtés sont éloquentes : les deux qualificatifs peuvent être utilisés sur le mode de l’évidence, parfois par la même personne. L’observation ethnographique met en évidence des modes de partage assez variés d’un couple à l’autre. Pour autant, le partage n’est jamais symétrique : ce sont plus souvent les femmes qui se déplacent dans les services, font les démarches les plus longues (celles qui supposent d’attendre dans des salles d’attente), ou prennent en charge les papiers les plus routiniers. Dans l’écart entre les déclarations et les pratiques révélé par l’enquête ethnographique, on prend aussi la mesure des mises en scène au sein du couple et de l’inégale valorisation des papiers. Les femmes les présentent davantage comme une routine domestique fastidieuse ; les hommes comme une responsabilité de chef de famille, un prolongement de leur travail, pour ceux qui ont un travail en lien avec l’écrit.

Qu’est-ce qui caractérise la prise en charge des papiers dans un quartier populaire comme celui où vous avez enquêté ?

Il existe dans les quartiers populaires des formes de gestion collective des papiers qui ne se retrouvent ni dans les classes moyennes, ni dans les classes supérieures, et constituent à ce titre une spécificité populaire. Beaucoup d’enquêtés m’ont dit que face aux papiers, ils se « débrouillent » : ils apprennent tant bien que mal à les gérer à travers un système d’échanges de petits services entre voisins et au sein de la famille élargie. Remplir un dossier de retraite, donner des conseils pour les feuilles d’impôts, aider quelqu’un qui a du mal à lire ou à écrire, accompagner un voisin à la mairie parce qu’à deux on a plus de facilité à répondre, toutes ces pratiques sont fréquentes. Certains sont identifiés dans un immeuble ou dans un bout du quartier comme des spécialistes des papiers, ou de tel ou tel papier, et on vient les voir pour ça.

Ce qui suppose de partager avec ses proches des informations très personnelles.

Il y a parfois des jeux compliqués dans la façon de recourir aux ressources de l’entraide locale. La position singulière qu’occupait une des employées du centre social permet d’éclairer ces usages différenciés. Son rôle était d’aider ceux qui n’ont pas su remplir les papiers ou qui ne les ont pas compris. Il aurait pu n’être que le simple prolongement de ces relations d’entraide que je viens de décrire (sa famille était très implantée dans le quartier), mais elle avait quitté le quartier pour une autre commune, et au sein de ce réseau d’interconnaissances, elle jouait aussi un rôle de personne tierce : on venait la voir quand on souhaitait conserver une certaine confidentialité. Quand elle partait en vacances, il était impossible de la remplacer : les autres employés du centre vivaient dans les cités du quartier, étaient très connus des familles qui venaient à la permanence, mais précisément parce qu’elles les connaissaient trop bien, elles n’allaient pas les voir. Cela remet en cause l’idée selon laquelle recourir à une aide extérieure c’est toujours une forme de dépossession, de dépendance. Y compris pour les personnes les plus démunies culturellement et symboliquement face aux administrations, il existe des modes de « débrouille » qui visent à restaurer une maîtrise de ses propres démarches. Par exemple, se faire aider successivement par une personne du centre social, une voisine, un de ses enfants, afin de répartir la « dette » et de ne pas déballer toute son histoire à la même personne en permanence.

Le recours au guichet peut lui aussi s’inscrire dans cette débrouille-là.

Contrairement à des idées reçues que je partageais, la fréquentation du guichet n’est pas forcément vécue comme la répétition d’une contrainte. C’est au contraire un lieu où l’asymétrie de la relation aux administrations peut s’atténuer. Une dame avait cette expression que j’aime bien : « quand on parle, on arrange tout ». C’est une immigrée italienne qui a appris à lire et à écrire très tard, mais qui dans les relations orales arrive à expliquer des situations qu’elle n’aurait jamais pu expliquer à l’écrit, et à comprendre des attentes institutionnelles incompréhensibles auparavant. Au guichet, elle peut jouer sur les relations interpersonnelles qui se nouent dans l’interaction ou qui sont liées à des formes d’interconnaissance locale. Certains employés cherchent d’ailleurs d’eux-mêmes à assouplir les contraintes administratives et les formes de domination sociale au guichet, en adoptant tout un ensemble d’attitudes — une façon de dire bonjour, de prendre des nouvelles, d’expliquer les démarches, de traduire les termes administratifs dans des termes plus courants, d’atténuer ce qui peut être vécu comme des marques de mépris, d’assouplir les règles quand elles peuvent l’être. L’origine populaire des guichetiers et la proximité avec les pratiques d’entraide locale qui se nouent dans ce type de quartier jouent fortement dans la valorisation de cet aspect de leur travail, le « contact ». Mais cette redéfinition du travail au guichet sur un mode « serviable » n’est possible qu’à condition d’avoir franchi une certaine distance sociale, et acquis une certaine stabilité dans l’emploi. Des employés qui sont eux-mêmes en situation précaire seront beaucoup moins prompts à user de ces techniques qui réduisent la distance institutionnelle.

Diverses façons de se projeter de part et d’autre du guichet viennent donc brouiller cette frontière institutionnelle, et créer ce qu’on peut décrire comme des relations de familiarité. Du fait de la fréquence des relations de guichet, ou parce qu’un certain nombre d’employés, notamment à la mairie, sont originaires des grands ensembles de la commune, le guichet n’apparaît plus comme une frontière sociale et institutionnelle aussi forte. Et de la même façon que certains employés, qui sont des femmes, essaient de se mettre à la place des habitants, certains habitants, notamment certaines jeunes femmes, se projettent dans ces emplois administratifs, dans le prolongement du travail de « secrétaire de la famille » qu’elles assument.

C’est à partir d’une expérience sociale très concrète du guichet et des administrations que selon votre hypothèse se construisent des catégories de jugement plus général qui permettent de comprendre le rapport populaire au politique.

Tout un vocabulaire, moral plutôt que politique, est en effet mobilisé pour dire que, dans certains cas, dans certaines administrations, on n’a pas été « respecté », « considéré ». À partir de l’évocation de situations concrètes s’opère parfois une montée en généralité pour évoquer plus largement le rôle des institutions, des « politiques ». Les jugements peuvent être dispersés, parfois contradictoires, mais les récits sont structurés par un système d’opposition récurrent : il y a d’un côté les administrations où on peut « faire valoir ses droits », de l’autre les administrations où on se sent obligé de « demander l’aumône ». Le clivage tient tout à la fois aux critères qui sont mis en œuvre dans l’attribution des prestations, à la complexité de la procédure, à l’accessibilité de l’information, et à la variabilité des décisions dans des situations en apparence similaires. Une dame m’a expliqué que pendant des années, elle n’avait pas demandé d’allocation logement. Elle n’était pas sûre d’y avoir droit et ne voulait pas prendre le risque d’essuyer un refus qu’elle aurait vécu comme humiliant. Elle trouvait très compliquées les démarches à accomplir. Il a donc fallu que quelqu’un lui propose de l’aider et fasse les démarches pour elle pour qu’elle touche ses allocations. Pour elle, c’était une marque de manque de respect de l’institution. C’est pourquoi a contrario l’automaticité des prestations est particulièrement appréciée.

Une grande attention est aussi portée à la disposition concrète des guichets : aux formes de confidentialité qu’ils autorisent ou aux modalités de l’attente qu’ils organisent. Que ce soit à la Poste, aux permanences de la CAF ou à la mairie, l’attente est longue et subie comme une contrainte inévitable. Mais la façon d’attendre est importante. Le système de file instauré à la Poste pour éviter les conflits dans les ordres de passage m’a été souvent cité comme un exemple de traitement égal au guichet. Pendant mon stage à la Poste j’ai vu la femme de ménage, titulaire d’un compte à la Poste, ranger ses affaires de travail, faire le tour du bâtiment et faire la queue comme tout le monde, alors qu’elle aurait pu faire ses démarches de l’intérieur du bureau. Elle aurait pu être vue par des voisins depuis la salle d’attente, elle ne voulait pas déroger à la règle qui veut qu’on attende dans les administrations.

Votre enquête met en évidence un troisième sens pratique des administrations, outre celui des habitants et des employés : celui des cadres. Il s’exprime à l’intérieur d’un projet de « modernisation » du service public.

Dans l’ensemble des administrations, organismes publics et para-publics, et dans le cadre de réformes globales de « modernisation », se développe depuis une quinzaine d’années un intérêt pour l’« accueil » du public, désigné comme ensemble d’« usagers » ou, de plus en plus, de « clients ». À la Poste, la définition des bonnes façons d’améliorer l’accueil est inspirée du marketing et directement importée de la grande distribution : il s’agit d’accélérer le rythme de passage des clients en développant des techniques d’accueil et de vente standardisées. Des enquêtes de « visiteur-mystère » (l’enquêteur se fait passer pour un client) permettent de vérifier que le guichetier respecte ces codes commerciaux dans le déroulement de l’interaction. À la mairie, on n’a pas cette dimension commerciale, mais des formations visant à standardiser le contenu des échanges, les comportements et les attitudes des guichetiers selon des techniques de communication. À ce premier volet d’accélération et de normalisation des techniques d’accueil s’ajoute, dans les quartiers dits « difficiles », un second qui s’attache à la spécificité des populations qui y habitent, pour définir la bonne façon de les accueillir et de s’adresser à elles. Parce qu’elles sont marquées par la précarité, ces populations sont considérées comme « coûteuses » (elles nécessitent des techniques de gestion du temps particulières pour limiter la durée des interactions), mais aussi, potentiellement, comme « agressives ». Des formations se mettent en place pour les guichetiers à la Poste sur la « gestion de l’agressivité », qui les incitent à se penser en travailleurs sociaux. Or cette redéfinition sociale du travail au guichet, qui pourrait apparaître à première vue comme une modalité d’atténuation des tensions, vient au contraire déstabiliser les modes de régulation antérieurs, qui reposaient sur l’affirmation du caractère généraliste du guichet (ce n’est pas un guichet « social », on peut y trouver plus de « considération ») et sur l’inscription de la relation administrative dans des réseaux de sociabilité. Enfin, à la mairie, où s’est mis en place un système de formation visant à améliorer l’accueil, une autre thématique émerge : la gestion des populations immigrées, ou des « relations avec les populations d’autres cultures ». Là encore toute une gamme de formations est possible. Celle que j’ai observée consistait à exposer les spécificités des « Africains », des « Maghrébins » et des « Asiatiques » dans leur comportement et dans leur culture en général, qui feraient que souvent ils ne comprennent pas ce qui se passe au guichet. Ces formations sont pétries de bonnes intentions : il s’agit de favoriser la tolérance des guichetiers et de faciliter des relations qui peuvent être compliquées par ces différences culturelles. Mais elles sont fondées sur de tels stéréotypes qu’elles renforcent les représentations racistes chez certains guichetiers et choquent ceux qui sont eux-mêmes d’origine immigrée. On voit mal comment elles peuvent contribuer à faciliter l’accueil des populations immigrées.

Sont défendus tout à la fois un modèle managérial et une vision sociale et culturaliste du rapport aux populations précaires et aux étrangers. Mais le souci de revaloriser le travail de guichet s’accompagne d’une incapacité à penser les compétences professionnelles des employés autrement que dans des catégories naturalisantes (les qualités « féminines » des guichetières). Il y a là, à mon sens, une incapacité à comprendre les enjeux de la relation de guichet.

Post-scriptum

Yasmine Siblot est auteure de Faire valoir ses droits au quotidien. Les services publics dans les quartiers populaires, Presses de la FNSP, 2006.