vies d’enfants / 4
l’apprentissage
par Anne Bertrand
John Aubrey inventa ses Vies brèves vers 1680 ; Marcel Schwob à son tour, en 1896, publia de parfaites Vies imaginaires. Les Vies que voilà, modestes, partent de tableaux ; mais il ne s’agit pas de tant de peinture : d’enfants.
à June Leaf
Jeune garçon au cerceau 1797, par Fulchran-Jean Harriet
Ses mains sont incroyables, réelles, plus que son visage. Cet enfant-là est tout près d’être une peinture plutôt qu’un enfant, mais le portrait m’est demeuré en tête, alors je l’ai gardé. Lorsqu’il le peint, Harriet, élève de David, né à Paris et qui mourra très jeune à Rome, n’a guère plus de vingt ans ; la toile a pu figurer au Salon de 1802. Presque fluet, le garçon porte une toque sévère, d’où s’échappent des mèches auburn ; une veste indigo que souligne le linge aux poignets, un foulard noué, noir et gris, rouge au revers du col. Le regard appelle, non comme un défi mais curiosité, désir de s’entretenir.
Il tient son cerceau comme un arc. Mais n’en est-ce pas un ? À quoi servirait sur un cerceau ce qui semble être un lien noué, réunissant deux éléments dont l’un très fin — et le morceau de bois dans l’autre main, ni bâton ni baguette, peut-il servir à lancer, diriger un cerceau que l’on pousse aussi bien du plat de la main : ne serait-ce pas plutôt une flèche ?
L’heure est étrange, aube ou crépuscule, sans qu’il y ait rien chez l’enfant de craintif : le moment est choisi, rien ne s’oppose à ce qu’il aille où bon lui semble. Hardi, agile, astucieux. Qu’il s’agisse ou non d’un arc, le garçon est armé pour aller par le monde. C’est évident, rien n’assombrira cette enfance, il rayonne, c’est lui qui éclaire le bout de nature envahi par la nuit. Le teint si clair, les reflets des cheveux, la ligne des sourcils : c’est à ses mains décidément qu’il doit d’être si peu fille, ces mains qui tiennent ferme le bois et, puissantes, expriment le pouvoir qu’il aura de créer, agir, partir. Cela ne dit pas s’il ira loin, mais que tout ira bien. Un révolutionnaire ?
Trop heureux de filer par les champs, d’attraper un petit gibier, des bêtes qu’il relâche vite, tant qu’il les tient en cage, il ne les maltraite pas. Les installe, nourrit, joue avec elles, et s’il les trouve mélancoliques, s’ingénie à leur fournir une compagnie — ce qu’il veut : les tenir sous le charme. Il y parvient.
Il pourrait être brutal, non. Connaît sa force, jusqu’où elle va. Prêt à la joute, soucieux de l’emporter seulement pour avoir la paix. Parfois il muse, plus volontiers furète. On ne sait jamais où il est, il revient à l’heure. Habile de ses mains, il sait se rendre utile et bronche rarement. On ne l’entend presque jamais.
Il aimerait un écureuil. Pas pour l’apprivoiser : il aimerait qu’un écureuil vive dans sa chambre, aille où il veut, sur son épaule, boive dans sa timbale, il en a déjà vu courir par bonds, filer à la verticale d’un tronc, voler parmi les feuilles. Il en a vu un, l’autre jour, dans le trou d’un arbre, les yeux si brillants, face à face, longtemps.
La flèche, jamais ne la tirera s’il risque de blesser. Alors qu’importe si c’est après tout un arc ?
Apprenti de Chassériau 1839
De lui on sait qu’il était l’apprenti d’un peintre, Chassériau ou peut-être Ingres, dans son atelier chargé de mille tâches. Et de poser, à l’occasion, pour un saint, un disciple, dans un tableau religieux — Le Christ au mont des Oliviers de Saint-Jean-d’Angély, Saint François-Xavier baptisant les Indiens, à Saint-Roch à Paris. Son nom manque. On dit qu’il fut l’assistant de Chassériau, avant de tomber, pendant la réalisation du programme décoratif de Saint-Philippe-du-Roule, d’un échafaudage, et mourir.
Chassériau a été un prodige en peinture, tout son œuvre s’accomplit avant un décès précoce, à trente-sept ans. Lorsqu’il peint son autoportrait à quatorze ans il en paraît bien seize, ne se flatte pas mais s’octroie une élégance audessus de son âge. Il se sait, se dit, sait qu’on le dit fort laid (Victor Hugo le qualifie de singe). L’autoportrait adolescent peut être à la fois rapproché de celui d’Ingres avant, de celui de Degas après. Même regard direct, même air un peu maussade, même détermination, l’ambition.
Les yeux de cet enfant-là sont d’un brun chaud, ses cheveux châtain, son visage rond, la bouche charnue, une fossette au menton. Il montre une gravité, un soupçon d’inquiétude. On lui voit des cernes légers, une ombre mange sa joue. Sa présence, la noblesse de cette tête doivent beaucoup à l’angle choisi, visage de face, buste de côté, il semble s’être tourné pour répondre à l’appel, et plonge son regard droit dans celui du peintre, au-delà.
Quant à ce que l’on voit de son vêtement, en partie linge blanc et sur son bras du bleu, du gris dans les plis, ce peut être une blouse, qui protège et laisse libre de ses mouvements... Pourtant il y a cette sorte de halo entourant son visage, une auréole indécise qui pourrait faire de lui un Enfant Jésus parmi les docteurs ? L’autorité qui émane de lui n’empêche pas son naturel. Il s’y trouve un peu de colère, du chagrin, une fermeté — en attendant de savoir quel destin lui est réservé.
Peut-être ce qui touche, arrête, inspire Chassériau est que ce garçon qui lui aussi saurait peindre soit beau. Qu’il n’ait pas seulement ce caractère, force d’âme et modestie, que ses traits laissent voir clairement. Tant pis pour la difficile condition qui le met au travail et le mûrit trop tôt. Il se prête à ce que l’on attend de lui mais tout glisse, si grand est son absorbement lorsqu’il est à l’œuvre. Son maître a vu certaines choses, il l’encourage un peu mais ne le connaît pas. Ou bien s’il le connaît, c’est parce qu’il l’aura deviné, non parce que l’enfant s’épanche. Quels que soient ses atouts, dont il n’a pas pris la mesure — comment le pourrait-il, si jeune —, il demeure tendu, volontaire.
Le souvenir de ce portrait doit en partie à tout ce qu’il n’est pas : si différent de l’image donnée par lui-même du jeune Chassériau, différent des portraits d’autres enfants, sa sœur Alice à treize ans, contrainte, son frère Ernest au même âge, morne, ou bien le si vivant Raymond-Philibert de Ranchicourt à un an, ou encore, la même année 1839, un garçon inconnu, la pose contournée, buté. Importe ici ce qu’était l’apprenti : un proche de l’artiste, travaillant à son côté, qu’il aura instruit, vu grandir et changer, auquel il aura voulu donner, consciemment ou non, la meilleure part, faisant de lui un ange.
Sûrement Chassériau tenait à la peinture. Si le modèle en reste anonyme, elle appartint à son amie Alice Ozy.
Le jeune Subercaseuse 1891, par Boldini
Il s’agit forcément du cadet, Luis — sinon pourquoi être appelé ainsi, le plus petit ? Fils d’un diplomate, le jeune Subercaseuse sera diplomate à son tour, malgré qu’il a été un temps attiré par la carrière d’artiste.
Il existe un autre portrait, antérieur, par le même peintre, des deux frères portant costumes de velours et cravates d’Eton. Cela rend énigmatique la représentation d’un seul enfant, à moins qu’à ce moment l’aîné ait été trop loin des siens ?
Peut-être Boldini a-t-il voulu cela. Peut-être a-t-il souhaité peindre une seconde fois le plus jeune des deux, seul. Sous l’uniforme ils se conformaient au code, exactement ce qui leur était demandé. L’artiste a pu désirer, suivant Whistler, Sargent, exécuter à son tour une Variation en gris. Cette fois pas pour un adulte, Montesquiou virant, moustaches en croc, canne brandie, boutons de manchette, Cléo de Mérode entendue, bandeaux de cocker, tour de cou, œillade en dessous... Cette fois pas question d’affectation, d’équivoque. Même, chez le peintre, une espèce de discrétion pas ordinaire, il se contente de détailler une gamme précieuse, perle, souris, tourterelle, comme si les gris de Manet, unis, pleins, à mourir, n’étaient pas assez, comme s’il fallait en inventer d’autres, plus précieux. Peut-être cette fois Boldini, peintre d’un monde qu’il avantage, a-t-il trouvé modèle à son goût.
A-t-il représenté d’autres garçons solitaires ? Celui-ci nonchalant, moins morose que perdu dans ses pensées, hésitant, loin. Pas vraiment assis, sur le point de glisser au bas d’une banquette tendue de soie grise comme le mur, le sol, les coussins, vêtements de satin : tout gris d’huître, nacré, l’instant d’après mat, un mirage tendre et changeant, toutes tonalités de gris que ponctuent le noir des bas, d’un ruban au col, un peu de blanc, le rose du visage, noir des cheveux courts et surtout des yeux, des yeux qui ne cillent pas.
Que pense cet enfant ? Que pense-t-il de ses parents, de leur vie, des séjours à l’étranger, de l’inconfort et du confort alternés, de l’inconstance qu’il y a, toujours, dans leurs relations ? Qu’a-t-il vu de la ville, ses beaux quartiers ? Lui a-t-on seulement demandé son avis quant à ce nouveau portrait, dit d’où venait cette idée ? Il l’accepte, comment faire autrement, et d’ailleurs pourquoi pas, cela l’indiffère.
À quoi pense-t-il lorsqu’il est requis pour poser ? Il a bien imaginé une reinette, scandale dans ce nuancier (puis elle sauterait partout). Il l’aurait trouvée dans le bassin au fond du parc où il va jouer — jusqu’au bout, des allées vides sous des marronniers.
Songe-t-il au présent : parfois il songe à tout ce qu’il veut faire un jour, à tout ce qu’il fera. Pour l’instant rien ne peut se confier à personne, mais il veut, il aura son indépendance. Ce dont il rêve : voyager sans qu’on lui dise comment ni pourquoi. Le jeune Subercaseuse ignore encore qu’il exercera la profession de son père. Autrement pourtant, car il sera resté l’enfant qui voulait être différent. Pas aussi radical que son frère, un bénédictin qu’il admire, chacun tente d’aider l’autre à sa façon. Suivant sa voie contradictoire, le cadet finit par comprendre qu’au fond peu importe l’emploi, l’important c’est comment on le vit, l’exerce, et celui qu’on est devenu. Diplomate il deviendra donc, mais d’une étrange espèce. Aussi peu mondain que possible, parfois brusque, apprécié pourtant de quelques-uns pour sa compétence et une honnêteté sauvage. D’autres fois lui revenaient les récits de sa mère, du pays dont ils étaient venus. De lui-même, l’homme avouait qu’il ne savait pas s’ennuyer.