Vacarme 38 / cahier

la ville imprévisible

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En sortant du 89 rue des Soupirants, le matin, je prends toujours à droite, puis à la première occasion je tourne à gauche. Je sais que c’est par là, mais je ne sais pas quel chemin m’y conduira. La première occasion, ce sera peut-être la ligne droite d’une rue, ou bien le ruban sinueux d’un sentier parmi les cailloux, une dune de sable profonde, une voie ferrée, ou même un canal qu’il faudra suivre en empruntant une barque. Passé le « Coin Tranquille » où l’épicier me salue chaque matin, tout est possible. Même la rue dans sa forme classique peut être barrée d’un énorme tronc à escalader, jonchée de livres, traversée d’un rang de choux ou encombrée d’un buisson de mûres qui détourne un moment le passant de sa destination. Hier, c’est un capitaine à l’air sévère qui avait dressé une barrière et prenait les inscriptions pour une expédition à Madagascar. Par bonheur je ne remplissais pas les conditions et j’ai pu poursuivre mon chemin.

Ce changement perpétuel et inopiné de la géographie et des éléments naturels, ces obstacles surgissant à tout instant désorientent les visiteurs de passage dans notre ville. Mais nous, nous sommes habitués de génération en génération à nous repérer sur le soleil et à prendre notre chemin comme il vient.

Bien entendu, cela rend impossible tout empressement à arriver à l’heure, invite à la patience et la renverse même en une certaine attente de l’inattendu. Nos enfants, d’ailleurs, passent des journées entières à se perdre, et il nous faut à tous une grande maturité pour ne pas oublier l’objectif que chacun s’est fixé pour sa journée : un rendez-vous, des affaires, un travail, une course à faire... Personnellement, il ne m’est jamais arrivé de ne pas arriver. Longtemps, j’ai déployé d’énormes efforts pour m’arracher aux aventures infinies que nos rues proposent et filer (nager, grimper, ou ramer...) droit au but qui me paraissait essentiel. Cette résistance à ma pente naturelle me rendait les rencontres de la rue quelque peu pénibles, jusqu’au jour où je compris, comme les autres, qu’à me laisser désorienter je gagnais beaucoup de temps. Mes interlocuteurs et moi-même, délestés de toute certitude d’arriver à l’heure ou simplement d’arriver, et en outre, bien malgré nous troublés par la perspective du retour à travers la ville imprévisible, travaillons avec une légèreté fulgurante.

Ce soir, je suis rentrée chez moi par une galerie souterraine creusée entre la place de l’Hôtel de Ville soudainement obstruée et la rue des Berges. J’ai débouché à 10 mètres du « Coin Tranquille », les yeux écarquillés par la nuit, couverte de terre. La rue des Soupirants est là, comme toujours. J’imagine qu’elle a dû traverser elle aussi, aujourd’hui, bien des métamorphoses. J’ai trouvé un courrier dans la boîte aux lettres : rendez-vous demain à la digue du Clipon. Qui sait à quoi ressemblera la digue du Clipon demain ? L’heure n’est pas indiquée.