Vacarme 38 / cahier

y aller ou pas ?

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L’expression de l’hésitation à se présenter à une élection laisse d’habitude soupçonner, entre fausse modestie et vraie ambition, une décision jouée d’avance. Membre de l’association Val avenir, dont Vacarme suit depuis un an la démarche contre l’extrême droite, Pierre Kretz témoigne ici d’une indécision différente, dont chaque facette est un gouffre intime (mobiliser ? convaincre ? s’opposer ?). Platon notait que, si les gens de bien décident parfois de gouverner, c’est pour ne pas laisser le champ libre à ceux qui le feraient mal. Les gens de bien n’en ont pas toujours envie.

« J’envisage de conduire une liste aux municipales de 2008 à Sainte-Marie-aux-Mines.

Depuis 2004, notre canton est le seul en Alsace à être représenté par un conseiller général d’extrême droite, élu à la faveur d’une triangulaire. Le projet de mettre sur pied une liste émane d’un regroupement d’habitants de la vallée sortis de leur semi-léthargie civique par cette percée de l’extrême droite, et qui craignent que le conseiller général ne s’empare en 2008 du chef-lieu de canton puis de la présidence de la communauté des communes.

Notre démarche nous oblige à réfléchir très concrètement à la texture de l’espace politique et social de notre ville. De manière plus personnelle je m’interroge sur le sens d’un tel engagement auquel je n’avais jamais songé auparavant (j’ai 56 ans).

La ville est à l’image de maints territoires français de ce début de siècle : proportion importante d’habitants en grande difficulté sociale, présence d’une population immigrée relativement nombreuse, vie politique atone (il n’y a par exemple aucune section de parti politique). Mais la conjonction de ces caractéristiques n’entraîne pas mécaniquement des victoires de l’extrême droite ; la présence d’élus républicains solides, fussent-ils issus de la droite dite républicaine, fait souvent fonction de digue efficace. D’où au niveau national les scores importants de Le Pen dans certains secteurs sans que ces résultats soient confirmés aux élections locales. Il y a au fond quelque chose de rassurant dans cette France profonde des notables. Il me semble que les raisons des difficultés de Le Pen pour obtenir ses 500 signatures sont à rechercher du côté de cette France-là. Or notre vallée semble cruellement dépourvue de ces digues.

Il s’agit donc d’aller « sur le terrain », à la rencontre de discours, de situations, qui deviennent le matériau concret, incontournable, parfois effrayant, auquel il nous faut nous confronter si nous prenons la décision « d’y aller ». Comment réagir aux propos d’exclusion par rapport à la communauté d’immigrés de la ville ? Comment parler politique, démocratie, avec quelqu’un qui se reconnaît dans les idées d’extrême droite sans l’humilier, sans se prendre pour un missionnaire ? La situation est facilitée par le fait que nous sommes déjà identifiés comme opposés aux idées d’extrême droite : j’ai souvent le sentiment qu’immédiatement la balle est dans le camp de l’interlocuteur. Cet interlocuteur, il s’agit de ne pas le diaboliser. D’autant plus que je vais peut-être lui proposer au cours des prochains mois de voter pour nous.

Le vote d’extrême droite reste, me semble-t-il, pour une grande majorité d’électeurs, un acte honteux qu’elle a du mal à revendiquer. Ce qui donne, par exemple, à propos du conseiller général : « Mais vous croyez qu’il est vraiment d’extrême droite ? » Ou encore un désir étrange, très éloigné des images d’ordre que l’on peut prêter à l’électeur d’extrême droite :

— Ce qu’il nous faudrait, c’est une bonne guerre...

— Ah bon ? Vous trouvez que ce serait bien pour nos enfants ? Vous ne trouvez pas qu’en Alsace on en a assez bavé côté guerres ?

— Je veux dire qu’il faudrait remettre les compteurs à zéro, si vous voulez.

Je songe au texte de Pierre Zaoui sur la colère dans le dernier numéro de Vacarme, où il interroge les affects qui conduisent à nos prises de position, à nos engagements. Ce questionnement m’intéresse d’un double point de vue.

D’abord du point de vue de celui qui veut remettre les compteurs à zéro : qu’est-ce qui agit en lui ? D’où proviennent ces pulsions de « suicide social » ? Quelles paroles pourront le toucher si le projet de liste municipale se concrétise ?

Et, bien sûr, d’un point de vue personnel. Cette liste, nous la ferons peut-être. Si nous y allons, nous pouvons perdre comme nous pouvons gagner. Mais si nous gagnons, nous serons dans une position de pouvoir, situation inédite pour l’ensemble de l’équipe. Pouvoir : le mot est lâché. J’ai toujours observé avec un intérêt d’entomologiste le désir de pouvoir politique et le comportement qu’il génère, aussi bien chez Mitterrand ou Chirac que chez le plus modeste des élus locaux. On imagine aisément que sans ce pouvoir, leur existence n’aurait pas grand intérêt.

Je crois que les amis de la vallée qui réfléchissent à ce projet de liste ont un réel désir de politique qui d’ailleurs se manifeste depuis plus de deux ans à travers les activités de notre association. Il s’agira dans les mois à venir de savoir si nous sommes prêts à transformer ce désir de politique en désir de pouvoir politique.

Il m’apparaît de plus en plus que le simple sens un peu volontariste du devoir citoyen n’est pas suffisant, et qu’il nous faut encore trouver une énergie, une motivation bien spécifique à ce genre d’aventure. »