l’appel et le lieu

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Comment rendre un mouvement le plus collectif possible ? Comment faire pour élargir le cercle des premiers concernés et maintenir une lutte dans la durée ? En la matière, il y a deux vecteurs principaux mais divergents : l’appel à la mobilisation et le lieu à partir duquel on mobilise. Mais appeler à la mobilisation suppose toujours de sortir de son lieu pour faire entendre cet appel. Et chercher à mobiliser en face à face exige de ne pas quitter son lieu, en faisant primer l’organisation sur la mobilisation. Que faire ? Unifier ces méthodes ?

Depuis quelques années, la plupart des mouvements de contestation occidentaux semblent fonctionner en deux temps. D’abord : « C’est un scandale, Mobilisation générale », bref orgueil ou indignation adossés à un principe de force — tous ensemble, nous vaincrons sans ambages. Puis : « Trahison, que d’ambages, personne ne nous suit, le peuple manque », bref déception et sentiment d’abandon faisant sans cesse retour sur la boutade de Brecht — il serait bon parfois de pouvoir dissoudre le peuple et d’en élire un nouveau. Face à un tel cercle structu­rellement dépressif, les réactions possibles sont multiples, au moins de cinq sortes.

La première consiste à se retirer purement et simplement de toute politique active et démocratique, en réduisant l’expression de sa « conscience politique » à vitupérer le gouvernement dans des dîners en ville et à insulter son journal quotidien, voire, chez les plus nostalgiques, à voter de temps en temps.

La seconde consiste à décréter unilatéralement que son métier, quel qu’il soit, est en lui-même une activité éminemment poli­tique, et qu’il suffit donc d’être artiste, ouvrier, psychanalyste, enseignant, saltimbanque, sociologue, ce qu’on vous voudra, pour être bon citoyen. Que cela suffit, que c’est déjà beaucoup. La troisième, à l’opposé, fait le constat que les grandes mobili­sations collectives ont vécu et se dit que, quitte à vouloir faire de la politique, autant la faire là où elle existe encore et a peut-être en vérité uniquement existé, à savoir dans les institutions mêmes du pouvoir. Suivant les goûts et les talents, on essaiera alors de jouer au conseiller du prince, on s’engagera dans les luttes d’appareil des partis, des syndicats ou des associations, voire, quand on le peut ou quand on ne sait plus faire autre chose que passer des concours, on passera l’ENA — dans tous les cas, il s’agira de faire primer la question des struc­tures et des places personnelles sur celle des mouvements et des lieux collectifs.

La quatrième, sans doute à la fois la plus inventive, la plus tournée vers l’Amérique et la plus ambiguë (à la fois purement symbolique et uniquement réelle — sans idéologie, presque sans discours —, purement démocratique et purement aristocratique, intellectuellement la plus ouverte et sociologiquement la plus fermée), consiste à faire le même constat mais pour chercher de nouvelles formes d’action minimalement collectives et minima­lement roboratives : non plus des manifestations monstres ou des grandes grèves, mais des happenings, des zaps, toutes les formes d’agit’prop, voire — chacun fait ce qu’il peut — des colloques ou des revues.

Enfin, la cinquième sorte de réaction, la plus européenne et la plus classique, est celle de la fidélité têtue et de l’attente mi­messianique mi-mélancolique du retour des grandes mobilisa­tions d’autrefois. Elle est souvent la plus pathétique mais aussi la plus « flamboyante », au sens des « légitimistes flamboyants » de la fin du XIXe siècle qui savaient que tout espoir de restauration était perdu mais tenaient bon dans leur refus de toute réconciliation avec les temps nouveaux.

C’est la tension entre ces deux dernières formes qui nous inté­resse ici, parce qu’elle semble caractéristique de la manière contradictoire dont on se représente le sens des mobilisations politiques. De Hirschman (dans Exit, Voice and Loyalty) à Deleuze et Guattari (notamment dans Mille plateaux), on a souvent remarqué que le socialisme avait été possible en Europe et impossible en Amérique, en raison du rapport primitif de celle-ci à la religion, non-centralisé et minoritaire — le socialisme apparaissant comme le sommet d’une politique de centralisa­tion —, et autant en raison de sa réalité géographique — le socia­lisme exigeant un espace clos où il n’est pas possible de « voter avec les pieds ». D’où des slogans bien différents : d’un côté « être révolutionnaire dans son assemblée ou sur son lieu de travail », de l’autre « prenez la route, franchissez la frontière ». Schématiquement (ces deux idéaux-types se retrouvant évidem­ment sur les deux continents mais pas dans les mêmes propor­tions), on pourrait donc dire que la plus apparemment moderne (ce n’est pas sûr), l’américaine, repose sur une « politique de l’appel » et la seconde, celle que nous connaissons le mieux ou croyons le mieux connaître, sur une « politique du lieu ».

« Politique de l’appel », ou plus littéralement « politique de la vocation », cela signifie que l’essentiel d’une mobilisation tient à la capacité de ceux qui l’organisent à la fois à se sentir appelés (appel de la solidarité, appel de la forêt, appel de Dieu...) et à répondre à cet appel en répandant sa « bonne nouvelle » (c’est­à-dire, au sens propre, en évangélisant). En termes théologiques, on pourrait dire que l’appel-vocation, même athée, est toujours double : d’un côté, ad-vocation, c’est-à-dire appel vers autre chose et devant cette Chose, et de l’autre con-vocation, c’est-à­dire appel à se rassembler ou à se rendre auprès d’autres. D’où l’indifférence relative à la question du lieu où cet appel advient puisqu’il s’agit d’en sortir, d’aller vers l’espace indifférencié de la rencontre, c’est-à-dire effectivement le contraire d’un lieu toujours défini par sa limite, son horizon et sa structure (son système de places fixes) : un dehors indéfini. D’où, a contrario, son attention profonde à la visibilité et à la transparence : se mobiliser, dans cette perspective, c’est toujours ouvrir et donner à voir, sans secret et sans murs. La mobilisation, à cette aune, est en vérité un éparpillement : politique de la fuite et de la déliaison ; et son utopie, un a-topisme radical.

À l’opposé, « politique du lieu », c’est-à-dire politique orientée prioritairement vers ceux qui partagent le même lieu et ne peuvent pas en sortir à toute fin de l’organiser autrement. Les deux grands lieux traditionnels d’une telle politique sont l’Assemblée, suivant la tradition démocratique, et l’Usine, suivant la tradition marxiste. Et ses deux formes essentielles de mobilisation sont le Parti et le syndicat. Manifestations, actions, révoltes sont parfaitement secondes par rapport à ces deux exigences, et ne sont même perçues que comme moyens pour convaincre de nouveaux adhérents. D’où la très faible inventi­vité de cette tradition en termes d’activisme politique tant l’or­ganisation du déjà rassemblé (par le fait de la Cité ou de l’exploitation capitaliste) prime la mobilisation. D’où aussi ses immenses difficultés à s’adapter à un changement structurel de lieu (par exemple, aujourd’hui, avec le développement de l’Union européenne). D’où encore sa grande porosité au natio­nalisme et à l’idéologie du travail : il ne s’agit pas de mobiliser n’importe qui, mais d’abord ses concitoyens et ses camarades de labeur — ce pourquoi le national prime l’étranger, et le prolétariat le Lumpenproletariat. Mais d’où aussi sa critique fort consistante des appels trop abstraits à la mobilisation : en dehors des lieux constitués, vouloir mobiliser c’est littéra­lement prêcher dans le désert. La mobilisation, à cette aune, est donc une fusion du déjà juxtaposé : politique de l’inscrip­tion, et donc, face aux pouvoirs en place, de la clandestinité, du secret pour ne pas avoir à bouger. Les u-topies euro­péennes, en ce sens, n’en ont jamais été — ce furent toujours, au contraire, des hyper-topismes.

Si l’on admet alors une telle opposition, au moins dans ses grandes formes, celle-ci oblige à la fois à faire un constat et à relever un problème. Le constat, c’est qu’au moins depuis une quinzaine d’années, tous les grands mouvements de mobilisation collective n’ont pu voir le jour qu’en parvenant à synthétiser d’une manière ou d’une autre ces deux politiques. C’est le cas par exemple aussi bien pour les alter-mondialistes que pour les défenseurs de la construction européenne. Ceux-ci veulent dissoudre les anciens lieux aliénants de la nation, de l’État-Léviathan, de l’enfermement dans le lieu clos unique de l’exploitation, mais au profit de la construction d’un nouveau lieu identitaire, plus consistant, plus apte à reproduire une poli­tique de l’organisation et du lien. Ce pourquoi, leurs appels sont avant tout des appels à construire le lieu de l’Europe. Et ceux­là, comme en miroir, veulent lutter contre la déréglementation anonyme et homogène de la mondialisation, mais au nom d’un autre espace, plus mondial, plus ouvert. Ce pourquoi, leurs lieux — Porto Alegre, réunions du G8, Assises et Forums — sont essentiellement des lieux d’appel.

Et on trouve une synthèse de même type au niveau des tech­niques de mobilisation. Quelles sont-elles en effet aujourd’hui ? Internet, revues, réseaux, médias, c’est-à-dire à la fois des lieux de rencontre, des agoras virtuelles, et des espaces de dispersion, des lignes de fuite hors de tout enfermement local.

Quant au problème, il est de savoir si une telle synthèse est souhaitable durablement, au niveau des fins comme au niveau des moyens, en dehors des croisements produits par tel ou tel événement singulier. Car, à trop prétendre dans le même geste fonder un lieu et relancer un appel, il est à parier qu’on finira par aboutir à une religion, c’est-à-dire précisément à la soudure définitive d’un appel et d’un lieu, d’un élan et d’une terre promise, d’une ouverture et d’une clôture. Or, fonder une nouvelle religion, aussi séculaire soit-elle, est-ce vraiment là le sens que nous voulons donner à nos mobilisations d’aujourd’hui ?