souvenir d’un employé du tertiaire

par

« François Rosset est statisticien », peut-on lire, sobrement, au dos de ses romans. Nous lui avons demandé, à ce titre, ce que l’on voit depuis de telles fenêtres, lorsque des cortèges ne parvient plus qu’une vague rumeur. Ou ce que l’on vit, lorsque la possibilité de la grève ne fait plus, dans son monde du travail, ni trouée, ni horizon.

Différences entre la grève et la manifestation. D’un côté la marche, le contentement à se glisser dans le vase d’expansion, de l’autre, l’arme au pied qui produira, bientôt peut-être, son effet. De quoi faut-il disposer (être dépourvu) pour se mettre en grève, se joindre au mouve­ment de grève ? Un mauvais salaire, de sales conditions de production, de la peur, un sûr isolement face aux situations et aux hommes qui véhiculent la contrainte... Soit le cas d’un employé du tertiaire. Il expérimente certaines de ces souf­frances, de ces misères. Pas toutes ; une manque : il est correctement payé. Il ne fait pas grève, depuis toujours, et il ne s’en étonne pas : l’entreprise qui l’emploie est de petite taille, donc si lui fait grève, tout d’abord, un autre sortira de l’ombre qui pren­dra en charge son travail, tandis que lui, gréviste, simplement ne sera pas payé ; si l’autre se met en grève à son tour, une nouvelle substitution aura lieu, et si un nombre suffisant de ces autres, à l’inverse, décident collectivement d’une cessation de travail, à terme l’entreprise fermera ; si bien que l’employé du tertiaire pense : « Je me saborderais, moi, économiquement, pour augmenter encore la charge de travail de mes collègues ? Et si jamais ils m’emboîtent le pas, la branche sur laquelle nous sommes assis sera bel et bien sciée ! ».

Bref, la grève est faite pour produire un effet. Quelle en est la portée ? Il y aurait deux sortes de grèves : la grève dite générale, et toutes les autres, partielles, visant à obtenir un résultat dans un compartiment social spécifique. La générale, qui pétrifie l’économie, peut la mettre k.o. Debout, conduit un abordage du lien entre les hommes, découvre, dans la catharsis et l’hystérie tout ce faux et ces soubassements de douleur sur lesquels repose l’édifice social. Les autres, localisées bien que porteuses de questions d’intérêt général, vont leur chemin, durent autant de temps qu’elles peu­vent — et sur ce point les syndicats ne sont pas hypocrites lorsqu’ils parlent de la gestion du conflit, de savoir arrêter une grève à temps (cf. Blondel en 1995 : « Moi aussi, j’ai envie de passer Noël tranquille ») — elles demeurent, jusqu’au dénouement, dans l’orbite de la mesure gouverne­mentale ou patronale qui les aura fait lever. Du tac au tac ; réponse du nombre organisé à la voie de fait venue d’en haut, défense (absolument com­préhensible) de ce que l’on a, qui vaut mieux que deux tu-ne-l’auras-plus. Et c’est le marécage de ces débats sur le corporatisme ; les mêmes demandant lorsque tout est calme si l’Éducation nationale ou bien la SNCF sont réformables, puis essayant de répartir les torts à parts égales entre les camps lorsque le conflit éclate. N’en reste pas moins que ces grèves sont l’expression de groupes particu­liers, ont valeur d’antépénultièmes avertissements, et que seuls ceux qui les ont mises en branle en récolteront — peut-être — les fruits.

La grève, c’est la résurgence de l’insupportable. Mais qui la déclenche, qui peut la faire durer ? Le monde du transport en général, la SNCF en parti­culier, incarnent cette latitude. Là on rencontre et le pouvoir de nuisance (action immédiatement sensible) et celui de fédérer (les cheminots sont une phalange autant qu’un métier, au sein d’une entreprise qui est la seule à faire ce qu’elle fait) ; ils peuvent élargir la portée d’une revendication comme aucun autre corps de métier n’en a les moyens. À l’occasion, ils se hissent jusqu’à une toute-puissance. Ce mélange de protection statu­taire et de long rayon d’action, on comprend qu’ils y tiennent mais, dans le privé tout au moins, on le voit davantage comme un privilège que comme le foyer d’une résistance encore possible. Dans le ter­tiaire en tout cas (où les luttes collectives sont chose inconnue), on estime que les gens de la RATP ou de la SNCF sont incapables de discuter avant le passage à l’acte, qu’ils jouent (jouissent) de l’épreuve de forces, et que c’est là un jeu qu’ils sont seuls à pouvoir se permettre. Qu’ils peuvent bouleverser la vie économique, et la vie des vrais gens, comme cela leur chante. Dans cette perspec­tive, la grève n’est pas perçue comme une révolte, pas même une révolte encadrée, codifiée : elle est le propre de gens assujettis à des règles autrement plus accommodantes que celles qui valent pour le commun des salariés. Si le mécontentement social est puissant, comme en 1995, on leur délègue la tâche d’en être les porte-drapeaux, mais lorsque, à l’instar de 2003, les classes (si c’est le bon terme) ne sont pas à l’unisson d’un même mal-être, lors­qu’il y a trop peu en commun, cette adhésion s’évapore. Et plus généralement, le libéralisme a remporté la bataille. Les notions d’offre, de client, ont gagné un terrain invraisemblable, on entend des ouvriers se présenter comme des clients, et s’attendre à être traités comme tels. Or, se tenir pour un client, c’est déjà penser « moi d’abord, moi avant tout », c’est omettre que le bien de soi a pour synonyme ou corrélat celui de tous. (Et que la singularité, quand elle existe, se produit ailleurs). Pour que la grève soit ressentie comme une arme, il faut également une conscience poli­tique. Non pas que les employés du tertiaire ne songent jamais à la chose publique, qu’ils n’en aient pas la moindre notion, mais la formule « libertaire dans les moeurs, libéral pour ce qui touche à l’économie » (lue dans un article visant à définir la position des Verts allemands au sein de la coalition gouvernementale) les résume assez bien. Tandis que la notion de conscience poli­tique, qui fait cardinalement défaut à ces employés du tertiaire, désigne en plus un savoir sensible des coercitions collectivement subies. Pour disposer d’une sorte de conscience, il faut supporter de faire partie d’un groupe que définissent des déter­minations négatives. Dans le tertiaire, penser d’abord en termes de groupe, penser le caractère général de l’intérêt ri est plus de mise ; dans ce monde, chacun gère son parcours professionnel ; lorsque vraiment cela ne va plus, eh bien chan­geons d’employeur — il s’agit de vivre libre nom d’un chien ! La longueur d’avance sur la hiérar­chie, sur les conditions de travail qui vous sont faites, dont on se targue de disposer, repose sur cette mince mais robuste conception de soi. Let bas est simple :,votre travail doit vous convenir et non l’inverse. À vous de faire en sorte que la conver­gence se fasse dans le bon sens.

Agir collectivement est l’apanage des grandes orga­nisations professionnelles (où, comme dit Gallois, « la grève, c’est un peu une drogue »). Ailleurs, l’individu s’en tire avec ce que l’on lui laisse, il compose infiniment, et peu lui importe que les grèves participent au maintien des derniers garde­fous (les Prud’hommes existeraient-ils encore si l’équivalent français d’une Thatcher s’était impo­sé ?). Elles sont quelque chose dont le nom existe, qui implique un folklore particulier (banderoles, cornes de brume, CRS.), parce que l’on n’est pas, l’on ne sent plus, on ne saurait éprouver A LA PLACE DES AUTRES. L’empathie, dans le cours actuel de cette société occidentale qui se tertiarise, n’a pas d’existence réelle. Quelle autre explication au fait que l’expression « les luttes » sonne si bizarrement à l’oreille de nombre d’entre nous que celle-ci : les désirs qui tiennent le haut du pavé dans la psyché actuelle renvoient essentiellement à l’individu, à ses besoins propres, à des hâtes qu’il assume selon son degré d’égotisme ? Il y a peu de solidarité horizontale minimale, à part peut-être du côté de la charité associative. Faire la grève, c’est lâcher la proie pour on ne sait quelle ombre, alors que, à condition d’être un peu malin, ou bien coura­geux, ou bien endurant, ou bien suffisamment mélancolique ou hautain, il y a moyen d’esquiver, de survivre. Cette mentalité de survivant (de survivant affable, puisque nous sommes malgré tout dans une société riche) est prégnante, et puisqu’il en va ainsi, puisque chacun vit et vaut pour soi, il devient diffi­cile de se lever un matin en pensant : « C’est au côté de ceux-ci que je vais aller me battre », car je sais que ceux-ci sont préoccupés d’eux-mêmes autant que je le suis de moi-même : sourdement, sans cesse, faute d’une acception collective du désir. Bon, et si les libertés publiques étaient menacées, et non le droit à un niveau de vie, des conditions de travail décents, la grève viendrait-elle aux esprits comme un outil de combat et de résistance a minima ?