avant-propos

maintenant, ailleurs

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« Il existe une certaine historiographie prompte à considérer les agents de l’impérialisme comme les seuls maîtres du jeu. Elle est prête à admettre que l’histoire est faite par les responsables coloniaux et que le savoir sur l’organisation sociale des peuples assujettis ou même sur leur « subjectivité » peut se réduire à la connaissance des règles externes qui leur ont été imposées — les politiques coloniales de classification, d’énumération, de taxation, d’éducation et de salubrité. Il ne resterait à ces peuples subalternes qu’une seule responsabilité historique : celle de prendre les effets de l’impérialisme pour leurs propres traditions culturelles. [...] Nous haïssons tous les multiples fléaux que les conquêtes planétaires du capitalisme ont fait s’abattre sur les peuples ; mais se complaire par de subtils cheminements intellectuels et idéologiques dans ce que Stephen Greenblatt appelle le « pessimisme sentimental », où leurs vies se dissolvent dans une vision globale de domination, rend ces conquêtes plus écrasantes encore. »

Marshall Sahlins, La découverte du vrai sauvage, Gallimard, 2007, pp. 273-274.

« Autochtones » est le dernier nom en date d’une liste embarrassée, qui vit certains peuples dispersés sur le globe être appelés, tour à tour et au moins, indigènes, sauvages, primitifs, premiers, périphériques, traditionnels — la liste n’est pas exhaustive. De ces manières différentes de tracer une différence, l’autochtonie n’est pas la moins malcommode, ni la moins précaire. Partons du plus paradoxal : pour affirmer à la fois l’irréductibilité de ces peuples au lot commun des États qui les englobent ou les divisent, et le droit légitime qu’ils peuvent revendiquer sur leurs territoires, leurs ressources et leurs façons de vivre, pour faire valoir en bref leur réticence à se laisser broyer par l’occidentalisation du monde, le mot d’« autochtonie » ne trouve en français rien de mieux que de réactiver l’un des mythes fondateurs de l’Occident. C’est après tout au nom de l’autochtonie que les Athéniens, se disant « nés de la terre », prétendaient non seulement expliquer l’égalité qui les liait, mais donner à celle-ci un statut à la fois exemplaire et exclusif, réserver la démocratie aux seuls citoyens de souche en l’érigeant dans le même mouvement en modèle pour les peuples barbares. Sans doute l’appellation de « peuples autochtones », en situant la différence entre « eux » et « nous » dans la géographie plutôt que dans l’histoire, a-t-elle le mérite de mettre fin à l’oscillation qui, de « premiers » en « primitifs », faisait jouer le même mythe évolutionniste en des sens opposés. Mais elle semble en même temps réactiver d’autres hésitations, soumettre l’affirmation du droit au jeu des préséances — qui est d’ici ? qui n’en est pas ? —, ancrer la défense des minorités dans une référence aux identités et aux racines dont s’alimentent les pires politiques nationales. D’où le mélange de condescendance et de méfiance souvent suscité par les mobilisations en faveur des 350 millions de personnes qui, dans le monde, font partie des « peuples indigènes » : il y aurait là au mieux, un rousseauisme attardé, au pire la nostalgie dangereuse d’une politique « de souche ».

Soupçonner ainsi les politiques de l’autochtonie d’être une façon pour le nationalisme de se mirer dans l’exotique revient en fait à oublier trois choses. Premièrement, on oublie qu’affirmer l’existence et les droits de populations antérieures (dans leur installation) et extérieures (dans leurs usages) sur les espaces régis par des États souverains, ce n’est pas réactiver le mythe d’origine dont s’alimentent les identités nationales, mais contester très directement celles-ci, sur le terrain où elles se tiennent lorsqu’elles font de l’homogénéité culturelle l’autre face de l’égalité politique. On le sait : si républicain qu’il puisse se vouloir, vient toujours un moment où l’État oublie un instant l’universel dont il se prévaut et se présente comme l’expression d’une seule et même Nation, d’une commune naissance. À cela, l’autochtonie réplique non en portant à son extrême cette logique identitaire, mais en mettant la différence au cœur des territoires nationaux : les native people, ou la Nation hors d’elle-même.

Deuxièmement, on a peu remarqué combien la catégorie d’autochtonie a, à certains égards, pris le relais des revendications nationales dans lesquelles s’est largement articulée la lutte anticoloniale. Celle-ci exigeait pour les peuples colonisés la même superposition entre territoire, communauté et souveraineté politique qui valait pour les colonisateurs ; les revendications autochtones sont, elles, aux prises avec des gouvernements nés de la décolonisation, se confrontent aussi avec d’autres acteurs (économiques notamment) et aspirent moins à la souveraineté qu’à la simple reconnaissance. On peut y voir une défaite, n’augurant que de tristes et précaires protectorats ; on peut y voir aussi la piste d’un mode de constitution politique, décroché de l’horizon d’une autonomie dont l’autre État constituerait l’unique adversaire, et dont l’obtention d’un État serait la consécration.

Car, troisièmement, l’émergence de la question de l’autochtonie ne se laisse pas dissocier d’un appel aux institutions et aux mobilisations internationales, dont la création en 2002 d’une Instance Permanente sur les Questions Autochtones au sein de l’ONU est l’une des manifestations visibles : étrange manière, pour des peuples qu’on dit enracinés, de chercher recours du côté d’un droit cosmopolite. Hanna Arendt voyait dans les réfugiés, condamnés par la logique des nations à courir la terre sans en avoir aucune, l’avant-garde des peuples, l’esquisse d’une internationale ; on se contentera de voir dans les autochtones, habitant par la même logique une terre qui n’est plus la leur, nos plus urgents contemporains.

Il faut en effet aborder les sociétés autochtones au présent, et ce contre une certaine tentation de gauche héritée des années soixante-dix, qui en fait soit les témoins d’un passé perdu, soit le laboratoire d’une alternative à venir — l’avant ou l’après du capitalisme mondialisé. La violence inouïe que celui-ci leur a infligée est un fait indiscutable et fonde une dette inextinguible, n’en déplaise aux nouveaux apôtres des bienfaits de la colonisation. Pourtant, ne voir dans les difficultés qu’elles affrontent qu’une preuve supplémentaire du laminoir occidental, c’est faire insulte à leurs tentatives pour rester debout — tentatives fragiles sans doute, mais pas vouées à l’échec. Symétriquement, s’intéresser à elles comme au dernier carré d’une résistance ailleurs enfoncée, au dernier refuge du possible, c’est non seulement oublier l’extrême asymétrie des rapports de forces, mais rêver une artificielle transversalité des luttes, dont il y a de fortes chances qu’elle ne serve personne. Il faut s’intéresser aux sociétés autochtones pour elles-mêmes, dans le rapport nécessairement oblique qu’elles entretiennent avec ce qui les domine.

Preuve minimale que ces sociétés ne sont pas mortes écrasées par l’Occident : l’incapacité des catégories occidentales à en rendre pleinement compte. « Économie » ? Il y a une activité et des stratégies économiques autochtones, c’est certain. Mais elles sont encastrées dans d’autres pratiques, notamment parce qu’elles engagent un rapport à la terre irréductible à la propriété privée, fut-elle collective : être kanak, c’est tout autant appartenir à la terre qu’en être le premier possesseur. « Art » ? Il y a des artistes autochtones, se revendiquant comme tels. Mais pour les Aborigènes l’œuvre est tout autant un moyen de faire exister la communauté. « Savoir ? » Chez les Trumai comme dans notre académie, nul ne peut se dire savant s’il n’en a pas le titre. Mais pour eux le savoir tire sa valeur des relations sociales qu’il permet, renforce et recompose. On vérifiera donc tout au long de ce dossier que la leçon de l’anthropologie classique, de Mauss à Clastres, reste d’actualité : les autochtones superposent et font déborder des concepts et des champs que l’Occident sépare.

Pour autant, ils ne ressemblent pas à ces groupes sans différenciation, à ces communautés sans individu, à ces sociétés sans État, dans lesquels notre imaginaire tend à les figer. On trouve dans les sociétés autochtones des individus singuliers (les artistes aborigènes en apportent la preuve, s’il en fallait une), une hétérogénéité interne (sociale, mais aussi politique, comme en attestent les divergences kanakes autour de la question du nickel), et des organisations complexes (du « Sénat coutumier » calédonien à la « Conférence circumpolaire » inuit). Effet d’acculturation ? En partie sans doute, mais en partie seulement, et quand bien même : Marshall Sahlins nous rappelle qu’il faut beaucoup d’ethnocentrisme et une grande ignorance des sociétés en question pour interpréter toute appropriation de l’Occident comme une occidentalisation — « ce sont les mousquets qui furent introduits dans les guerres fidjiennes, et non les Fidjiens dans les guerres de mousqueterie ».

Ici, la perspective s’inverse : ce n’est plus la simple survivance des communautés autochtones qui s’atteste par la façon dont l’Occident peine à les saisir ; c’est leur insistance qui se manifeste par la manière dont elles se saisissent de lui, s’emparant des logiques mondialisées comme d’autant de ressources et infléchissant pour leurs propres fins les règles et les gestes qui voudraient les étiqueter ou les circonvenir. On trouvera ainsi, dans les pages qui suivent, quelques manières remarquables d’indigéniser l’Occident : négocier chèrement la révélation du moindre secret aux anthropologues, mais par là-même réintégrer leur regard inquisiteur dans le jeu des échanges traditionnels ; user de l’intérêt que porte le marché international de l’art aux productions des tribus, pour affermir la place de celles-ci sur la scène politique intérieure sans renoncer au travail de mémoire, de conjuration et de réinvention permis par la peinture ; étayer sa constitution politique sur les ressources du sous-sol qui intéressent les Blancs, ou s’approprier la notion de culture jusqu’à la retourner en arme juridique ; mobiliser l’opinion internationale lorsque le gouvernement relaie les intérêts des groupes diamantaires, mais ne pas hésiter à se doter d’un statut de droit privé pour négocier directement avec les entreprises, lorsque l’État redevient par trop raciste et renoue, sur son territoire, avec la vieille logique de la colonisation intérieure.

Dans tous ces cas, l’autochtonie célèbre moins les noces bucoliques de l’homme et d’une nature inviolée, s’oppose moins à la rationalité instrumentale et prédatrice venue d’Europe, qu’elle ne signe une stratégie, de plain-pied avec les processus qui font et défont notre temps. Nul cynisme toutefois dans cette lecture, tant qu’on ne perd pas de vue ce qui fait l’âpreté de telles stratégies : si ces peuples se battent au nom de ce qu’ils sont, c’est pour continuer à vivre, de sorte que les armes de la bataille s’y confondent avec son enjeu même — être encore là.

Post-scriptum

Dossier coordonné par Antoine Perrot, Mathieu Potte-Bonneville & Stany Grelet