un art contemporain

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L’art des Inuit de l’Arctique canadien est récent, sans profondeur historique, au sens où les œuvres présentées ne reproduisent pas cet art millénaire révélé par les archéologues et caractérisé par des pièces de petite taille d’inspiration essentiellement chamanique.

La production contemporaine, inscrite dans une filiation, se veut, en dépit des effets de la christianisation et de la scolarisation, en affinité avec des systèmes de représentations qui placent au premier plan la conscience d’un monde dans lequel les échanges incluent les vivants, les défunts, les esprits et le gibier. Elle s’en détache toutefois par sa finalité. Production à but commercial, dépourvue de dimensions cérémonielles ou rituelles, elle n’émane pas d’un mouvement de l’intérieur — une situation comparable à celle qui prévaut chez d’autres peuples autochtones du continent nord-américain — mais d’une « commande » formulée par James A. Houston. Ce jeune artiste de l’Ontario, confronté dans les années 1940 aux déplorables conditions économiques des Inuit en voie de sédentarisation forcée, propose au gouvernement canadien d’encourager la création artistique, pressentant le rôle de levier économique qu’elle est susceptible de jouer. Les Inuit s’emparent du projet, y voyant une opportunité et non une menace, et privilégient l’ouverture vers l’extérieur, un choix qui se répétera plus tard, sous d’autres formes, à l’heure de la mondialisation.

La première exposition se tient à Montréal en 1949. Certains chasseurs, et femmes de chasseurs, se transformeront peu à peu en artistes au statut officiel dans une société habituée à reconnaître les compétences à distance des figements élitistes. Des coopératives inuit, chargées de la rémunération et de l’acheminement des œuvres, se mettent en place. Dix ans plus tard, leurs gérants se lancent dans l’action politique.

La présence croissante et régulière, dans les galeries d’art et les musées, de sculptures sur ivoire de morse, os de baleine, stéatite ou andouiller de caribou, sans oublier les arts graphiques, assigne aux Inuit une nouvelle identité, au point où des déclarations abusives font aujourd’hui de chaque Inuk un artiste, une situation considérée comme unique dans le monde. Sur le terrain, le prestige acquis fonctionne comme une réassurance identitaire ; l’intérêt suscité par l’art coïncide avec trois événements politiques majeurs : la création de la Conférence circumpolaire Inuit en 1977, la mise en place du gouvernement d’autonomie interne au Groenland en 1979 et la création du territoire du Nunavut en 1999 dans l’Arctique canadien.

S’il est vrai que les Inuit créent des pièces essentiellement destinées à l’exportation, il est tout aussi vrai que la dynamique créatrice ne s’évalue pas qu’en termes de revenus. L’art contribue à atténuer les turbulences du réel : « Pour retrouver ses forces, notre société souffrante se tourne vers ses artistes », entend-on. Les œuvres d’art sont chargées de force et d’intentionnalité, ce que ne manquent pas de capter leurs acquéreurs. Elles sont également porteuses de paroles qui pour l’instant demeurent silencieuses en l’absence de dispositifs muséographiques adéquats. Le peu d’accessibilité à l’écoute de la parole des artistes est d’autant plus regrettable que « sculpter » et « parler » appartiennent tous deux, selon les représentations inuit, à l’ordre du « fabriqué », du « façonné », et que, depuis la création du territoire du Nunavut, les Inuit entendent redonner à la parole la légitimité qu’elle avait perdue depuis l’introduction de l’écrit présenté comme unique gage de savoir et de vérité. Les œuvres d’art sont porteuses d’une narration aux aspects devenus familiers, qu’il s’agisse d’une rencontre avec un non humain ou de l’évocation d’un épisode d’un mythe fondateur. Devenues parfaitement « lisibles » à l’extérieur du territoire inuit, ces thématiques permettent aux artistes contemporains de renouer avec une culture dont le christianisme les a coupés et de reconquérir un héritage confisqué. Plusieurs œuvres portent cependant une double charge, notamment les œuvres qualifiées de « naturalistes ». Au-delà de leur apparente descriptivité, elles racontent souvent une histoire personnelle, familiale ou communautaire douloureuse. Loin du discours portant sur l’art pour l’art, la pratique artistique inuit représente, tout comme le rêve, un lieu où se travaille une souffrance dans l’attente de se libérer d’un poids, dans l’attente de dire et de donner « une visibilité à l’invisible » loin de toute révélation abusive. Dévoiler par la parole ouvre un espace et, pour éviter de se placer dans des situations d’extrême vulnérabilité, beaucoup d’Inuit considèrent qu’il faut restaurer cette parole confisquée depuis la mise en place des églises, des écoles et des cours de justice. Se pose alors la question de la nouvelle « gestion » de la parole. Elle ne s’est jamais véritablement posée en ce qui concerne la création artistique, au sens où cet espace réservé à la mise en récit des souffrances inuit continue à se travailler discrètement, bien que les écrivains n’hésitent pas à déclarer, tout comme Henriette Lynge Kristiansen, une poétesse groenlandaise :

Les paroles te sont nécessaires
Elles te disent
Qui tu es et où tu es.
Nous parcourons une terre gelée
Recouverte l’hiver par l’obscurité
Les paroles sont des guides qui
[traversent la nuit.

Post-scriptum

Michèle Therrien est professeure à l’INALCO.