monnaie d’échanges

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Les âpres négociations auxquelles doivent aujourd’hui se plier les anthropologues lorsqu’ils tentent de recueillir les savoirs indigènes témoignent d’un double mouvement : l’appropriation de la notion de « culture » par les peuples autochtones, l’inscription des savoirs qui en relèvent dans le jeu des échanges monétaires. Non qu’il faille y voir une soumission aux règles du calcul égoïste : variation à partir des normes qui, traditionnellement, organisent le jeu des échanges sociaux, la monétarisation plie au contraire le marché à la culture.

J‘ai passé [1] dix-neuf mois chez les Indiens Trumai, au Brésil, dans le sud de l’Amazonie. Les représentations que l’imagination populaire se fait de ce genre d’expériences mêlent flèches, jaguars et festivités plumassières. Le jeune chercheur, qui s’est préparé par des lectures académiques, pense à la parenté dravidienne, aux jumeaux Soleil et Lune, et, avec une certaine inquiétude, au manioc amer. Mais l’un comme l’autre manquent un sujet de conversation quotidien : money. J’entendis un jour de 2004 un homme de 35 ans conseiller à son père, en ma présence, de « ne pas [me] raconter les histoires sacrées de Mawutsini et de Soleil et Lune » pour se cantonner « aux histoires amusantes, pour les enfants ». Un an avant, dans un autre village, je me vis réclamer par le chef le double du prix initialement convenu pour mon séjour, au motif que, finalement, j’apprenais « le wauja avec [lui] et le trumai avec [sa] femme, donc deux langues au lieu d’une ». On pourrait multiplier les exemples qui montrent que les modalités de transmission des savoirs « traditionnels » à des étrangers sont de plus en plus rigides. Dans les Amériques et en Océanie, de nouvelles revendications sont apparues : les indigènes veulent contrôler leur « culture », c’est-à-dire leurs langues, leurs rituels, leurs symboles, pour en retirer des avantages financiers, ou pour se réapproprier ce dont on les a dépossédés. Ils emploient parfois le langage de la propriété intellectuelle, en affirmant leur copyright sur leurs mythes ou en déposant comme une marque le nom de la tribu. À l’exception des savoirs ethnobotaniques, que le gouvernement brésilien entend protéger des entreprises pharmaceutiques, les Trumai n’en sont pas à ce degré de systématicité : leur attitude est pleine d’ambiguïté et de contradictions. Si certains informateurs calculent leur rémunération sur le temps passé avec l’anthropologue, sur le modèle du salaire, d’autres insistent sur la valeur variable de l’information. Certains parlent de « sacré », d’autres mettent en avant la rémunération financière qu’ils espèrent en tirer, d’autres encore soulignent qu’il s’agit avant tout d’obtenir que l’anthropologue leur restitue quelque chose de son enquête. Pour comprendre ces processus, parler seulement d’acculturation, de conversion univoque des Indiens d’Amazonie au capitalisme mercantile, est sans doute réducteur. Il faut tenter d’adopter autant que possible leur point de vue sur ces pratiques émergentes. Comment relier celles-ci aux conceptions indigènes de la transmission du savoir et des droits sur les éléments immatériels ? Comment les comprendre par rapport aux questions d’identité qui, dans la plupart des pays, sont intimement liées à des « signes extérieurs de culture » ?

valeur des savoirs et relations sociales

Il faut, pour répondre à la question, souligner la diversité des droits traditionnellement reconnus par les Trumai sur l’usage et la transmission des savoirs. À deux pôles opposés se trouvent les mythes et la connaissance des incantations magiques (kewere), qui permettent de guérir, tuer, séduire ou écarter une femme ou un homme, éloigner ou au contraire attirer les esprits et les monstres aquatiques. Les récits mythiques se transmettent sans restriction ni contre-prestation. Certes, comme on les racontait autrefois le soir, dans la maison qui rassemble la descendance du conteur, certaines variantes se trouvent attachées temporairement à tel groupe domestique plutôt qu’à tel autre. Mais ils constituent largement un savoir partagé, autorisant plaisanteries allusives ou commentaires moraux. Et aujourd’hui encore, sur le « marché de l’information ethnologique », ils représentent le savoir le moins cher, par lequel le chercheur commence son enquête, et malheureusement la termine parfois aussi, faute de moyens. À l’inverse, la connaissance des incantations est la plus secrète qui soit : fractionnée en centaines de formules jalousement gardées, transmise à certains descendants (pas à tous) ou à des apprentis choisis avec soin contre paiement, elle est effectivement « possédée ».

Mais entre ces deux situations, les savoirs chamaniques et rituels sont plus complexes à définir, et ne sauraient l’être par le recours à la notion de propriété. Le savoir rituel pourtant s’apprend bien de façon explicite, du moins dans la phase finale de l’apprentissage. Les chants cérémoniels forment un corpus fini, dont l’exécution ne doit pas subir de modifications. L’apprenti reste plusieurs heures par jour aux côtés de son professeur à répéter les chants, et lui offre en contrepartie un paiement (pap, qui désigne aussi le contre-don dans un rituel de troc) s’ils ne sont pas proches parents (en général père et fils ou mère et fille). L’initiation chamanique est également fort coûteuse. Cette transaction n’est-elle pas l’indice d’un rapport de propriété entre l’individu et le savoir chamanique ou rituel ? Pas nécessairement : dans le cas du chamanisme, l’initiation est bien davantage une transformation corporelle qu’un transfert de connaissances : on est « fabriqué » (kapan) chamane par l’ingestion d’une petite pierre (paye hid), par le respect pendant de longs mois d’interdits alimentaires et sexuels, et par la consommation quotidienne de tabac. L’initiateur humain, qui recevra paiement, est en fait principalement un guide dans un processus mené par la pierre, dotée d’intentionnalité (elle « aime » ou « n’aime pas », se « met en colère » etc.) et par l’esprit tutélaire du tabac, ainsi que par d’autres esprits qui se sont manifestés à l’initié au cours de sa vie (lors des maladies notamment). La présence d’un paiement n’indique donc pas que le savoir transmis a une valeur objective, mais a partie liée avec la transformation du novice, en est parfois même la condition. L’apprentissage « officiel » accompagné d’un paiement, sanctionne en fait un changement de statut plus qu’un transfert d’informations. D’ailleurs, le statut de la connaissance chez les Trumai est fort différent du nôtre. Dire « je sais » ne signale pas seulement que l’on possède une connaissance, mais aussi que l’on a le statut suffisant pour en faire publiquement état. Ainsi aucun Trumai de moins de quarante ans ne reconnaîtra « savoir » les mythes : il n’est pas assez vénérable pour en assurer la narration. En somme, les savoirs, les biens immatériels, n’ont pas de valeur indépendamment des relations sociales selon lesquelles ils circulent.

la culture comme patrimoine

Depuis quelques décennies, l’intensification des relations entre les Indiens du Xingu et le reste du monde a permis aux Trumai de se voir avec les yeux des Blancs. Le mot « culture » dont font grand usage ceux qui interagissent en premier lieu avec les Indiens (chercheurs, journalistes, indigénistes, etc.) ne leur a ainsi pas échappé. Si les anthropologues s’accordent à dire que celle-ci n’est pas figée, mais obéit au contraire à des logiques processuelles et recouvre l’ensemble de la vie sociale, c’est un sens restreint qui prévaut aujourd’hui chez les Indiens. Celui d’un corpus, d’un patrimoine fini à préserver des altérations du temps et des influences extérieures. Et un corpus cantonné aux mythes, aux rituels et au chamanisme, parfois aussi aux motifs graphiques. Ce filtrage sémantique reflète la curiosité assez exclusive des Blancs pour les aspects les plus exotiques des cultures indigènes. Preuve en est qu’il n’est pas de terme synonyme en Trumai, au point que même ceux qui ne parlent pas portugais parlent de cultura, de la même façon qu’en Mélanésie le mot kastom (déformation de l’anglais custom) fait aujourd’hui partie du lexique courant. Le seul terme voisin en Trumai, datipi, est finalement plus proche du sens anthropologique de « culture » : il désigne les genres de vie, les ethos sociaux (comportementaux et alimentaires), mais certainement pas un corpus immatériel. Cette notion, quoique nouvelle, n’en est pas moins prégnante. Depuis une quinzaine d’années certains Trumai, muséographes qui s’ignorent, ont commencé à enregistrer mythes et festivités ou à les représenter en peintures. Déjà, on peut observer que, comme dans les sociétés à tradition écrite, la version enregistrée d’un mythe ou d’un chant tend à devenir une norme pour les énonciations postérieures : parce que le narrateur des enregistrements réalisés chez les Trumai dans les années 1960 par Monod-Becquelin était très prestigieux, le moindre changement est désormais considéré comme une erreur, au lieu d’être une contextualisation pragmatique qui relève de l’art même du récit oral. Pour distinguer, au sein de la « cultura », entre différents types d’information, on a parfois recours à la notion de « sacré » (sagrado). Dans le contexte du travail ethnographique, le terme qualifie des savoirs peu partagés et plus chers : certaines musiques rituelles, ou le chamanisme en général. Il apparaît aussi dans certains conflits politiques avec les Blancs : ainsi du site, en dehors de la réserve, où se serait tenu selon un mythe le premier kwaryp, rituel intertribal funéraire, et où le gouvernement de l’État du Mato Grosso a entrepris de construire un barrage. L’inquiétude des Indiens est surtout économique : la construction pourrait avoir des effets très graves sur les populations de poisson et sur le régime des crues. Mais en rappelant le caractère sacré du lieu (qui n’implique aucune révérence particulière pour les Indiens), on peut situer la négociation sur un terrain où les arguments matériels n’ont plus cours, de l’aveu même des Blancs.

Préserver sa « cultura » est un enjeu majeur aujourd’hui. Notamment pour s’attirer de l’argent : au sein du Xingu, les ethnies les plus actives en matière de rituel (Kamayura, Wauja, Kuikuru, Yawalapiti...) sont aussi celles qui attirent davantage de chercheurs et de journalistes. Ces derniers, notamment lorsqu’ils travaillent pour des télévisions, paient grassement leurs tournages. Être « visiblement » un Indien authentique, c’est-à-dire être nu et peint, est un atout majeur dans cette compétition pour l’attention des médias. C’est aussi, plus généralement, nécessaire à la définition d’une identité facilement reconnaissable lors des interactions avec certains Blancs. Jusque dans les années 1960, l’image de l’Indien est largement dévalorisée par les Brésiliens, au nom d’une soi-disant « sauvagerie ». Les leaders Kayapo, par exemple, s’habillent alors en costume et cravate lors des rencontres politiques en ville. Mais ils s’aperçoivent vite que d’autres Blancs (ceux-là mêmes qui les aident) tiennent à leur « pureté ». La logique s’inverse donc au point qu’aujourd’hui, c’est principalement pour les revendications politiques collectives que les Kayapo se dénudent et se parent de plumes.

Mais une logique propre à la région se superpose à ces jeux d’apparence que maîtrisent fort bien la plupart des ethnies brésiliennes. En effet, le Haut-Xingu, où habitent les Trumai, réunit dix ethnies d’origines diverses, qui, en dépit des différences linguistiques, se marient et font des rituels ensemble. Ces groupes étaient autrefois hiérarchisés selon leur ethos plus ou moins pacifique (avec une dévalorisation des carnivores et des guerriers), lié à l’ancienneté de la présence dans le Xingu. Les jeux d’intimidations sorcellaires et politiques (qui n’ont pas disparu) permettaient aussi de tenir son rang. Aujourd’hui, la visibilité de la culture et son authenticité sont devenues des critères importants. Parce qu’ils n’organisent plus de rituels, les Trumai sont aujourd’hui parfois accusés d’être « sans culture » (eles não tem mais cultura) par d’autres groupes du Xingu : ils n’ont plus rien de visible à montrer aux Blancs, et ce regard extérieur modifie la hiérarchie interne de la région — ou plutôt le langage dans lequel elle est exprimée. De manière similaire, les Kamayura qui « vendent » à tour de bras leur culture (aux anthropologues ou aux journalistes) seraient en train de virer paraguay, pour reprendre ce terme qui est au Brésil synonyme de mauvaise qualité. L’inscription dans un ensemble pluriethnique n’est pas nouvelle, mais la forme de la hiérarchisation morale s’est transformée.

qui possède la culture ?

Un autre domaine de transformations concerne l’unité qui possède des droits et qui transmet le savoir : individu, famille, sous-groupe, ethnie ? La situation est particulièrement ambiguë, marquée par des mouvements contradictoires. Les mythes, par exemple, n’étaient en aucun cas possédés par certains individus ou certaines familles. Mais, aujourd’hui que ce savoir se raréfie, certains voudraient s’assurer le contrôle de sa transmission. La publication récente d’un récit mythologique a cristallisé cette tendance. La couverture annonce qu’il s’agit d’un « mythe des Trumai » (trumai wan kate daint’a), alors que la rubrique des droits d’auteurs n’indique que deux individus : la conteuse et son fils qui mena à bien le travail de retranscription. D’emblée se trouve donc posée la contradiction entre un patrimoine collectif (signalé par le collectivisateur wan) et un bien immatériel « possédé », selon la loi brésilienne, par deux individus. Cette publication a suscité des remous internes importants. Il a été reproché à l’« auteur » d’avoir repris à son compte le bien d’autrui, et d’avoir bénéficié seul du prestige de sa publication. Le conteur prétendument « originel » du mythe, décédé en 1991, appartenait en effet à la famille plaignante, qui en revendique désormais la « propriété », alors que le camp des auteurs assure que l’histoire se transmettait aussi bien chez eux, selon des lignes généalogiques parallèles.

Dans un mouvement inverse, des éléments immatériels comme les musiques rituelles, qui n’étaient naguère pas uniformément partagées, deviennent un patrimoine collectif dès qu’un Blanc entre en scène. Ainsi une ethnomusicologue, présente chez les Wauja pour enregistrer les chants des flûtes jakui (particulièrement sagradas), s’en est vu interdire l’accès par le chef. Passant outre, elle convainquit un musicien d’enregistrer la musique en secret, dans la forêt. Elle se fit pourtant surprendre, et dut quitter le village sans délai. Alors même que la plupart des Wauja sont incapables d’exécuter les chants, ils ont collectivement perçu cette tentative d’enregistrement comme un vol.

On peut analyser ces changements en invoquant deux facteurs possibles. D’abord, la question de savoir qui possède des droits sur un savoir dépend de la distance des protagonistes de la transaction ou de la transmission : un savoir individuel au niveau local devient collectif lorsqu’il s’agit de le communiquer à quelqu’un qui se trouve hors du groupe. Et d’autant plus s’il s’agit d’un Blanc, altérité maximale. On a d’ailleurs montré, dans bien des exemples amazoniens, comment les interactions avec les Blancs étaient à l’origine d’une « invention de la communauté ». Parce que les aides financières (étatiques ou venant d’ONG) sont souvent allouées collectivement, en minorant les tensions internes, et aussi parce que les Indiens ont compris l’importance de présenter un front uni, les frontières des groupes ethniques sont très souvent artificiellement renforcées dans ces contextes. La présence des conflits au sein du groupe Trumai est bien l’indice que ce processus de définition du groupe est encore incomplet, alors que dans d’autres régions les Indiens sont parvenus à constituer de puissantes fédérations (comme les Shuar en Équateur).

Ensuite, la collectivisation des savoirs est sans doute liée à l’essor d’une conception patrimoniale de la « culture ». Ce changement prend parfois la forme d’un conflit entre générations. Chez les Trumai, un seul individu est réputé savoir chanter le javari, mais il refuse régulièrement d’enregistrer les chants, même s’il se plaint par ailleurs de ne voir aucun de ses fils, ni même aucun Trumai, prendre la relève. Il ne s’agit pourtant pas d’avarice : il voudrait que quelqu’un sache les chants grâce à lui, mais selon le modèle classique, interpersonnel, de l’apprentissage, alors que la jeune génération rêve d’enseigner les chants dès l’enfance à l’école, à l’aide de cassettes enregistrées. L’impératif d’une culture visible exige parfois de se passer des modes de transmissions traditionnels...

pour une approche relationnelle

De nombreux auteurs ont souligné combien, dans les sociétés amazoniennes, l’appropriation de traits « culturels » extérieurs était une condition de la définition de soi. Au point que la plupart de ce que les entités politiques indigènes revendiquent aujourd’hui comme partie intégrante de leur « identité » était conceptualisée comme des emprunts ou des vols à des humains, à des animaux, à des esprits. Les Trumai eux-mêmes ont fait leur l’essentiel de la mythologie, des valeurs et des cérémonies xinguaniennes. À leur tour ils ont généreusement intégré les Suyá [2] dans leurs cérémonies, sans que rien ne soit demandé en échange (alors que dans d’autres groupes, le modèle de la prédation serait bien plus prégnant). Bref, rien ne s’oppose, en Amazonie, à ce que l’élément étranger devienne autochtone, dans un jeu où l’essentiel est de se relier à l’autre : en « offrant » le javari aux Xinguanos, et en « apprenant » d’eux le yamorikuma (rituel féminin), les Trumai n’échangent pas un savoir, ils instaurent une relation.

Et pourtant, nous l’avons vu, émerge aujourd’hui un discours radicalement différent : patrimonialisation, demandes répétées d’argent en échange de l’information, durcissement des identités ethniques elles-mêmes définies en fonction de critères visibles. Comment comprendre ce changement si radical ? Le modèle univoque de l’acculturation ne semble guère convaincant. Comment expliquer que ces métamorphoses touchent surtout les interactions avec les Blancs, et encore peu les relations entre Indiens ? Nous suggérons qu’il faut garder à l’esprit le primat amérindien de la relation, et que les métamorphoses récentes doivent d’une façon ou d’une autre s’y articuler. Alors que le savoir peut pour nous être détaché de son contexte et doté d’une valeur propre, sa manifestation est chez les Trumai toujours l’indice de relations sociales. Or il semble que ce modèle ne fonctionne pas avec les Blancs : eux accordent plus de valeur à l’objet du savoir qu’à la relation qu’il institue. Ils ne respectent donc pas les règles, puisqu’ils n’apprennent que pour partir, et que la valeur du savoir lui sera donnée ultérieurement, dans une économie d’où les Indiens sont exclus. Comprenant mal les motivations qui peuvent pousser un occidental à accomplir un voyage lointain, et forts de leur conviction que tous les Blancs sont âpres au gain, ils sont persuadés qu’il ne s’agit en définitive que d’une visée financière. Plus qu’une acculturation, les transformations actuelles seraient peut-être ainsi une réponse à une relation différente, qui impose aux Indiens d’utiliser un langage nouveau. L’omniprésence des discours sur l’argent chez les Trumai est sans doute une facette de cette adaptation. Certes elle obéit à un intérêt financier qui, aujourd’hui que les Trumai achètent des biens manufacturés, porte en lui-même sa justification. Mais les demandes incessantes de contreparties financières, dans toutes les situations où l’implication à long terme du Blanc n’est pas démontrée par ses actes, frisent habituellement l’obsession, voire l’angoisse. N’est-il pas possible d’y voir l’exigence d’une reconnaissance spécifique de la relation qui a fait du visiteur ce qu’il est devenu — par exemple qui a transformé le novice en ethnologue ou linguiste « de terrain » ?

Cette analyse n’a pas vocation être exhaustive. Cependant, nous pensons qu’elle peut par exemple rendre compte des ambiguïtés du statut de l’ethnologue accomplissant un long terrain. Parce qu’il y a ambivalence entre l’impératif d’une reconnaissance financière (s’il se comporte comme tous les Blancs) et l’espoir que, malgré tout, la relation qu’il entretient jour après jour le transformera véritablement, l’attitude des Indiens est marquée par une alternance caractéristique. Aux longues négociations, aux accusations pleines de rancœur d’enrichissement personnel, succèdent parfois des questions plus troublantes : « Pourquoi ne te fais-tu pas chamane, pour nous soigner ? »

Notes

[1Ce texte est une version abrégée et remaniée d’un article initialement paru dans les Cahiers des Amériques Latines (n° 48-49, 2006) sous le titre « Pour une poignée de dollars ? Transmission et patrimonialisation de la culture chez les Trumai du Brésil central ». Le « je » fait ici référence à Emmanuel de Vienne, qui est seul parti sur le terrain.

[2Les Indiens Suyá sont un groupe voisin des Trumai avec lesquels ils entretiennent d’étroites relations.