sortir de sa réserve

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L’Occident n’est pas seulement occidental : la brutalité gouvernementale travestie en sens de l’histoire, l’expropriation présentée comme un service rendu aux populations et le désastre sanitaire fomenté au nom du développement sont des armes dont le gouvernement botswanais use, depuis des années, envers les Bushmen. L’arriération prétendue de ces derniers ne les a pas empêchés de porter le conflit sur la scène du droit et de s’y faire entendre : la modernité, donc, n’est pas seulement moderne.

Les peuples connus sous les noms de Bushmen (Bochimans, en français), San, Basarwa [1], sont les premiers habitants de l’Afrique australe qu’ils occupent depuis plus de 20 000 ans. Durant les trois derniers siècles, ils ont été décimés par les Bantous, agriculteurs sédentaires en provenance d’Afrique de l’Est, et plus tardivement par les colons blancs (fermiers hollandais — Boers — et huguenots puis britanniques). Décrits comme « les plus grandes victimes de l’histoire sanglante de l’Afrique australe » [2], les survivants, réduits en esclavage, ont été privés de leurs terres et de leur indépendance. Aujourd’hui, si l’asservissement a disparu, ils continuent d’être marginalisés, méprisés, victimes de racisme, de violence et de discriminations. Ils sont sous-représentés dans les organes politiques nationaux et locaux et sont exclus des processus de décision qui les concernent.

Selon des estimations récentes, sur les 100 000 Bushmen qui ont survécu au choc de la colonisation et aux vagues de migrations, environ 50 000 vivent au Botswana, 32 000 en Namibie, 4 350 en Afrique du Sud (dont 4 000 immigrés de Namibie et d’Angola), 2 500 au Zimbabwe, 1 200 en Angola, et 300 en Zambie [3]. Dans les années 1980, au Botswana, entre 2 000 et 3 000 Bushmen, pour la plupart G//ana et G/wi, demeuraient dans la Réserve du Kalahari, répartis en communautés d’une trentaine de personnes. Habitants des abris temporaires de manière semi-nomade, ils vivaient principalement de la chasse et de la cueillette (fruits, baies, racines et bulbes, insectes et chrysalides...). Ils possédaient de petits troupeaux de chèvres introduits il y a plusieurs décennies par le gouvernement, quelques chevaux et des jardins où ils cultivaient du maïs et des melons.

expulsions

La région aujourd’hui connue sous le nom de Réserve du Kalahari est devenue partie intégrante du Protectorat britannique du Bechuanaland en 1885. À cette époque, les Bushmen occupaient déjà la Réserve depuis plusieurs années selon un système traditionnel d’usage foncier qui reconnaissait les droits exclusifs de groupes distincts à certains territoires particuliers. Ces droits ne furent pas annulés par le Protectorat et étaient encore en vigueur lorsque le Botswana fut déclaré indépendant en 1965. Ils n’ont, depuis lors, été annulés par aucune législation.

Les autorités britanniques ont créé en 1961 la Central Kalahari Game Reserve (CKGR — Réserve de gibier du Kalahari central) d’une superficie d’environ 52 000 km2. La vocation de cette réserve était certes de protéger la faune, mais surtout les territoires bushmen de l’invasion des Bantous et des colons blancs.

Bien que la Constitution botswanaise garantisse les droits territoriaux des Bushmen (art. 14-3c), très peu d’entre eux jouissent d’un titre de propriété sur leur terre. Leur mode de vie de chasseur-cueilleur n’étant pas considéré comme un usage légitime de la terre, le gouvernement considère qu’ils peuvent en être dépossédés sans compensation. Les fonctionnaires locaux chargés de l’attribution des terres l’octroient généralement à des individus non-Bushmen mais la propriété collective de la terre n’est nulle part reconnue.

En 1986, le gouvernement du Botswana décide officiellement d’une politique de déplacement des Bushmen dans des camps de « relocalisation » situés hors de la réserve, les principaux étant New Xade et Kaudwane. La chasse sans permis devient illégale, les Bushmen devant obtenir une autorisation, à l’instar des tour-operators qui organisaient des safaris pour le tourisme de luxe. Les persécutions se multiplient, les familles étant constamment harcelées par les autorités pour rejoindre les camps de relocalisation.

À la même époque, au moins deux importants gisements de diamants sont découverts à l’intérieur de la Réserve, près des villages bushmen de Gope et de Gugama. Les prélèvements effectués en 1997, à Gope, révèlent un gisement que les industriels décrivent comme « le meilleur nouvel objectif du Kalahari ».

Vers la fin de cette année, les fonctionnaires déplacèrent de force plus de mille Bushmen, chargeant dans des camions les gens et leurs maisons démolies. Beaucoup ne voulaient pas quitter leur terre, mais durent le faire sous la menace et par la force. Le village de Xade, qui possédait un dispensaire, une école primaire, une réserve d’eau, fut détruit. Les conditions de vie de la population qui arrivait dans les camps se transformèrent en celles d’assistés, de désœuvrés et de désespérés. L’alcoolisme et la violence y sévissaient. Des gardes furent postés à l’entrée de la Réserve de façon à éviter que des Bushmen séparés du reste de leurs familles ne puissent retourner sur leur territoire. Pour la seule année 1997, 1 300 Bushmen furent déplacés de force.

En 2002, de nouvelles expulsions eurent lieu. La communauté de Molapo fut totalement évacuée. Les fonctionnaires gouvernementaux chargèrent à nouveau les Bushmen dans des camions, interdirent totalement la chasse et la cueillette et vidèrent les réserves d’eau. Pratiquement tous les Bushmen furent alors expulsés de la Réserve du Kalahari mais certains d’entre eux retournèrent sur leurs terres dans les semaines qui suivirent, et ce malgré les risques de persécution, de famine et de déshydratation. À partir de septembre 2005, l’accès de la Réserve fut totalement condamné par les gardes forestiers, et en juin 2006 seuls une trentaine de Bushmen survivaient encore dans la Réserve.

On estimait en 2005 à plus d’un millier les résidents du camp de New Xade, et à environ 500 ceux du camp de Kaudwane, mais ces chiffres étaient difficilement tenus à jour et peu fiables, compte-tenu de l’installation dans les camps de relocalisation de nombreuses familles non originaires de la Réserve.

Les Bushmen parqués dans les camps de relocalisation furent confrontés à une grave crise sanitaire. Le taux de mortalité dû aux maladies liées à l’alcoolisme ou au sida, auparavant inconnu dans la réserve, était alarmant. Tsiaxau Zaedoo témoigna au cours du procès : « Notre état de santé est bien pire ici. Nous, les Bushmen, n’avons pas l’habitude de voir des gens mourir en aussi grand nombre. Beaucoup de Bushmen meurent ici. Nous ne comprenons pas ce qui nous tue. Et le gouvernement du Botswana appelle cela le développement... »

Le harcèlement des Bushmen dans les camps de relocalisation s’intensifia. De nombreux cas de tortures, mauvais traitements et arrestations furent rapportés. En mars et avril 2006, douze Bushmen du camp de Kaudwane furent arrêtés pour avoir chassé ; la plupart furent roués de coups et torturés. D’autres, dont des femmes et des enfants, furent arrêtés pour avoir tenté d’approvisionner en eau et nourriture leurs parents restés à l’intérieur de la Réserve.

développement ?

C’est en prétendant « civiliser » ces peuples « primitifs » ou « arriérés » que le gouvernement a justifié la dépossession de leur territoire et leur « développement » forcé dans des camps, supposé s’accomplir « pour leur bien ». Pour le président du Botswana, Festus Mogae, invoquant le fait que les Bushmen étaient des « créatures de l’âge de pierre [qui] doivent évoluer sous peine de disparaître comme le dodo [4] », leur expulsion répondait à la nécessité de leur « assurer une sécurité alimentaire et des opportunités de progrès socio-économique ». Ce que l’organisation bushman First people of the Kalahari démentit catégoriquement : « Notre peuple meurt dans le camp de relocalisation de New Xade... Contrairement à ce que prétend le gouvernement, New Xade n’est pas un endroit où les Bushmen pourront se développer ». Un article du journal médicalThe Lancet [5], critiquant l’expulsion des Bushmen, constatait que, loin d’améliorer la vie des Bushmen, les expulsions avaient conduit à la détérioration dramatique de leur état de santé et citait l’exemple de la montée alarmante de la prévalence du sida. Il indiquait également que « l’augmentation de la consommation d’alcool dans les communautés bushmen constatée ces vingt dernières années est due aux bouleversements culturels, à la privation du territoire et des ressources et à la déstructuration des liens communautaires ». Les Indiens Innus (autrefois appelés Montagnais) de la région du Québec-Labrador au Canada, qui, après leur sédentarisation forcée, furent confrontés à une situation similaire avec des taux de suicide et d’alcoolisme anormalement élevés, lancèrent cet appel aux autorités botswanaises : « Croyez-en notre expérience lorsque nous vous disons que pousser des gens à quitter leur territoire ancestral et les déporter dans de nouvelles implantations pour y vivre comme des citoyens ordinaires ne les mènera pas au développement mais les condamnera à des décennies de misère » [6].

Les autres arguments avancés par le gouvernement botswanais pour justifier l’expulsion des Bushmen et leur relocalisation dans des camps situés à l’extérieur de la Réserve portent aussi sur la nécessité de protéger la faune. Il est vrai que le nom donné à la Réserve « de gibier » par les autorités britanniques dans les années 1960 peut aujourd’hui prêter à confusion, le gouvernement botswanais considérant la Réserve comme un espace où les seuls êtres vivants qui doivent bénéficier d’une protection sont les animaux. Le gouvernement prétendait également que le coût des infrastructures et des services (santé, éducation, eau...) dans la Réserve était bien trop élevé. Les Bushmen vivant dans la Réserve avaient accès à un dispensaire mobile, avant que le gouvernement ne le supprime pour installer des postes de santé dans les camps. Or l’approvisionnement en eau des camps de relocalisation est bien plus coûteux que celui de la Réserve. Le camp de New Xade nécessita un pipe-line au coût exorbitant pour y acheminer l’eau, qui paradoxalement venait de la Réserve. Il y avait une école dans la Réserve, jusqu’à ce que le gouvernement la supprime et il aurait été plus économique de transporter les enfants depuis leurs communautés jusqu’à l’école que de financer ces « relocalisations ». Selon les estimations les plus larges, le coût des expulsions avec toute l’infrastructure mise en place aurait pu financer les services dans la Réserve pendant plusieurs centaines d’années.

Enfin, depuis plusieurs années, le Botswana est devenu une destination touristique de plus en plus prisée et la Réserve du Kalahari un outil de promotion prometteur. Dans le plan quinquennal de développement 2004-2009 du Botswana, le tourisme est défini comme « une voie majeure de croissance économique continue avec un budget de développement de 300 millions de pula (plus de 68 millions de dollars) ».

La présence de gisements de diamants dans la Réserve est cependant la raison la plus probable de l’expulsion des Bushmen. Leur territoire ancestral se trouve au cœur de la zone diamantifère la plus riche au monde. La compagnie Kalahari Diamonds, qui explore actuellement la Réserve du Kalahari, a déclaré que « l’éventualité d’une découverte diamantifère majeure est hautement probable. »

Le Botswana est le plus gros producteur de diamants au monde, en termes de qualité. 35% de son PIB provient de l’exploitation diamantifère. Les mines de diamants du Botswana sont contrôlées par la compagnie Debswana, détenue à parts égales par le gouvernement et le groupe De Beers. Selon les porte-parole de l’industrie diamantifère, ces relations sont un modèle d’« interdépendance » et de « bénéfice mutuel » [7], ce que le président du Botswana confirme : « Notre partenariat avec De Beers peut être comparé à un mariage. Je me demande parfois même s’il ne vaudrait pas mieux encore parler de frères siamois » [8]. De récentes découvertes minières montrent bien l’intérêt commun du gouvernement botswanais et de la De Beers pour ces gisements.

Avant que l’opinion publique internationale ne se mobilise en faveur des Bushmen, le gouvernement avait officiellement admis avoir déplacé les Bushmen pour faire place à l’exploitation diamantifère. En juillet 2000, le ministre des Mines, de l’Énergie et de l’Eau confirma que « l’expulsion des communautés basarwa [bushmen] de la CKGR avait préparé le terrain à l’exploitation éventuelle d’une mine de diamants à Gope. » Il fut rapporté qu’il « était fort probable que l’opération soit menée à bien. » Pourtant, le gouvernement réfuta cet argument, tout en déclarant de manière contradictoire que « le pays se réservait le droit d’exploiter toute ressource sur les sites qu’il estimait viables. » [9]

De Beers et le gouvernement n’ignoraient pas que les droits des peuples indigènes, reconnus dans de nombreux autres pays et garantis par la législation internationale, pouvaient menacer les futurs bénéfices qu’ils espéraient tirer de la CKGR.

le procès

En avril 2002, juste deux mois après leur expulsion, Roy Sesana, leader de l’organisation First People of the Kalahari, et 243 autres Bushmen intentèrent un procès au gouvernement pour pouvoir retourner vivre dans la Réserve et y pratiquer librement la chasse et la cueillette. Se fondant principalement sur la clause 14-3c de la Constitution botswanaise, qui les protège et garantit leurs droits, ils avaient bon espoir que la Cour reconnaisse le caractère anticonstitutionnel de leur expulsion. L’affaire fut rejetée sur un détail. Ils firent alors appel et obtinrent que leur cas soit entendu par la Haute Cour de Lobaste (ville située au sud de Gaborone).

Le procès débuta en juillet 2004 avec l’audition des témoins bushmen qui se prolongea jusqu’en janvier 2005 en raison de multiples interruptions du tribunal. Tshokodiso Botshilwane, de la communauté de Metsiamenong, fut l’un des premiers à comparaître ; il relata comment il avait assisté impuissant à la destruction de son village et déclara aux juges qu’il s’était fermement opposé à quitter la Réserve : « Plutôt mourir que d’abandonner ma terre natale. » Mongwegi Tlhobogelo qualifia d’« horrible » sa vie dans le camp de relocalisation de New Xade où régnaient alcoolisme et insécurité.

En février 2005, lors d’une allocution publique au Royaume-Uni, anticipant le verdict du procès en cours, le président du Botswana décréta qu’il n’autoriserait pas les Bushmen à regagner leur territoire de la Réserve, et deux mois plus tard il tenta de convaincre le Parlement de supprimer de la Constitution la clause protégeant leurs droits.

Après de nouveaux ajournements, le procès reprit en août, avec l’audition des témoins à charge. Kathleen Alexander, conservationniste nord-américaine [10], ex-experte du gouvernement botswanais, ne dissimula pas son mépris pour les Bushmen et les chasseurs-cueilleurs en général. Elle souhaitait les voir quitter les régions protégées afin d’y privilégier la faune sauvage. En réponse aux remarques du président, elle déclara qu’ils devaient évoluer, et que, la culture n’ayant rien à voir avec la terre ancestrale, ils pouvaient la pratiquer n’importe où.

Le 5 juillet 2006 marqua le second anniversaire du début du procès. 135 Bushmen rejoignirent alors la liste initiale des 243 plaignants (dont, entre-temps, 10% environ étaient morts dans les camps de relocalisation), contredisant ainsi le gouvernement qui prétendait que seule une infime minorité de Bushmen souhaitait retourner dans le Kalahari.

Début septembre Gordon Bennett, l’avocat des Bushmen, entama sa plaidoirie finale. Il démontra que l’expulsion des Bushmen était illégale et anticonstitutionnelle et qu’elle avait été effectuée sans leur consentement. Il fit observer que le gouvernement avait supprimé les services dont bénéficiaient les Bushmen dans la Réserve après avoir lui-même reconnu qu’ils étaient « fondamentaux » et « essentiels ». Il démontra que les preuves apportées par les témoins cités par le gouvernement étaient le plus souvent inexactes et contradictoires, et invita la Cour à ne pas se fier à leurs témoignages. Le même mois, au mépris de toute déontologie, la filiale botswanaise de la De Beers effectua un don de 100 000 pula (environ 12 500 €) à la Haute Cour.

Le 13 décembre 2006, au terme du procès le plus long et le plus coûteux de l’histoire du Botswana, la Haute Cour de Lobatse rendit enfin son verdict : « Avant le 31 janvier 2002, les plaignants étaient en possession des terres qu’ils occupaient légalement dans la Réserve du Kalahari... ils ont été privés de ces possessions par force ou par erreur et sans leur consentement » déclara le président du tribunal, Maruping Diboleto. Le refus consécutif du gouvernement de les laisser regagner leurs terres ancestrales est donc « illégal et anticonstitutionnel », ajouta le juge qui, au départ, avait rejeté l’essentiel du recours. Les deux autres juges qui se prononcèrent après lui donnèrent pleinement raison aux Bushmen : « Ils avaient bien été injustement expulsés de leurs terres ancestrales. » La juge Unity Dow tint à spécifier que les Bushmen appartenaient « à un groupe ethnique qui a été historiquement traité avec mépris... C’est un peuple qui dit en substance « Bien que notre mode de vie soit différent du vôtre, il mérite le respect. Nous pouvons changer et nous rapprocher de votre mode de vie, mais laissez-nous une chance de décider de notre propre avenir ». » Le troisième juge, Mpaphi Phumaphi, fut encore plus catégorique dans son jugement. Selon lui, le refus des autorités de délivrer des permis de chasse aux Bushmen vivant encore dans la Réserve « revenait à les condamner à mourir de faim. » « C’est le plus beau jour de notre vie. Nous avons tant pleuré de chagrin ; aujourd’hui nous pleurons de joie. Enfin, nous sommes libres ! », s’exclama alors le leader Roy Sesana.

La Cour n’a cependant jugé ni illégale ni anticonstitutionnelle la décision des autorités de suspendre les services de base (santé, éducation, eau) qu’elles fournissaient aux Bushmen dans la Réserve avant leur expulsion. Même si les Bushmen estiment que cette aide n’est pas essentielle à leur vie dans la Réserve, ils espèrent bien entamer des négociations avec le gouvernement, notamment pour le convaincre de ne pas limiter la décision des juges aux seuls plaignants, comme il semble vouloir l’imposer.

A la mi-janvier 2007, quelques dizaines de Bushmen ont commencé à retourner dans la Réserve, malgré une lourde présence policière qui a tenté par la force de les en dissuader. Les Bushmen savent qu’ils ont gagné une bataille, mais ils sont convaincus que la guerre n’est pas terminée pour autant, comme l’a reconnu, en guise de conclusion, le président du tribunal : « Il est probable que le résultat de cette action en justice ne mettra pas un terme aux contentieux entre les parties. »

Right Livelihood Award

Le cas des Bushmen du Kalahari a bénéficié d’une mobilisation sans précédent de l’opinion publique internationale. L’étroite collaboration de Survival International, impliqué auprès des Bushmen du Botswana depuis 1976, avec l’organisation bushman First People of The Kalahari, a fait de leur expulsion du Kalahari l’un des cas de violation des droits des peuples indigènes les plus médiatisés au monde. Devant l’intolérance croissante du gouvernement botswanais vis-à-vis des Bushmen, de nombreuses personnalités, organisations non gouvernementales et institutions internationales se sont ralliées à la cause des Bushmen, attirant ainsi l’attention des médias internationaux. Plusieurs milliers d’articles, de reportages et d’interviews ont été publiés et diffusés dans la presse écrite, les télévisions et les radios d’une douzaine de pays. Le principal parti d’opposition botswanais, le Botswana National Front (BNF), a qualifié d’« indéfendable » l’expulsion des Bushmen G//ana et G/wi de leurs terres du Kalahari central par le gouvernement. En 2002, la Commission des droits de l’homme des Nations unies a condamné le Botswana pour sa politique discriminatoire envers les Bushmen, et en mars 2006 le Comité des Nations unies contre les discriminations a exprimé sa préoccupation face « aux persistantes allégations selon lesquelles [les Bushmen] ont été expulsés de force et en particulier à travers des mesures telles que l’arrêt des services vitaux dans la Réserve, le démantèlement des infrastructures existantes, la confiscation du bétail, le harcèlement et les mauvais traitements infligés à certains résidents par la police et les gardes forestiers, l’interdiction de la chasse ainsi que les restrictions de liberté de mouvement à l’intérieur de la Réserve ».

En 2005, le Right Livelihood Award (connu comme le « Prix Nobel alternatif ») a été décerné à First People of the Kalahari pour la détermination dont les Bushmen ont fait preuve dans leur « résistance à l’expulsion de leurs terres ancestrales et au maintien de leur mode de vie traditionnel ». Dans son discours devant le Parlement de Stockholm, Roy Sesana, leader de l’organisation bushman, a déclaré : « Nous ne sommes pas primitifs. Nous vivons différemment de vous mais nous ne vivons pas exactement comme nos grands-parents, tout comme vous. Vos ancêtres étaient-ils primitifs ? Je ne le crois pas. Nous respectons nos ancêtres. Nous aimons nos enfants. C’est la même chose pour tout le monde. Il faut maintenant que le gouvernement cesse de nous voler notre terre : sans elle nous disparaîtrons. »

Pour la première fois dans l’histoire, le « cas » bushman a fait irruption dans la presse nationale du Botswana, d’Afrique du Sud et, à une moindre échelle, de Namibie. Le débat, qui a suscité une très large adhésion à la cause bushman en Afrique du Sud et un soutien non négligeable au Botswana — et très certainement influencé la décision des juges dans le procès —, a soulevé la question cruciale de la reconnaissance par les États africains de droits antérieurs à la colonisation des terres des « peuples indigènes » par des peuples plus puissants, qu’ils soient noirs ou blancs [11]. Il s’agit d’un tournant décisif qui a des répercutions d’une immense portée pour l’avenir des peuples indigènes d’Afrique. Au niveau mondial, le cas des Bushmen a provoqué une prise de conscience accrue des formes abusives du prétendu développement des peuples avec ou sans leur consentement. Ce n’est que très récemment que les Nations unies et d’autres grands forums internationaux ont commencé à admettre que le respect des droits de l’homme allait de pair avec le développement. Le cas des Bushmen montre qu’il est urgent de résoudre cette question avant que d’autres peuples ne soient totalement détruits. Il a donc une importance qui va au-delà de la victoire juridique des G//ana et des G/wi, et au-delà de la question des droits indigènes en Afrique. Il ne s’agit nullement d’un combat d’arrière-garde.

Post-scriptum

Jean-Patrick Razon est directeur de Survival International (section France).

Fondée à Londres en 1969, Survival International est une organisation mondiale de soutien aux peuples indigènes. Elle défend leur volonté de décider de leur propre avenir et les aide à garantir leur vie, leurs terres et leurs droits fondamentaux. Survival International (France) : 45, rue du Faubourg du Temple — 75010 Paris • Tél 01 42 41 47 62 • www.survivalfrance.org

Notes

[1La plupart de ces termes étant généralement considérés comme impropres, aucun n’ayant retenu l’unanimité, nous employons celui de Bushmen qui est le plus largement reconnu et accepté par les membres de ce peuple, qui cependant utilisent l’autonyme de chaque groupe pour se référer à l’un d’entre eux (par exemple, Ju/’hoansi, Hai//’om, Khwe ou Khoe, G//ana, G/wi). Le terme « Bushman » (« Bushmen » au pluriel) dérive de la forme anglaise du terme hollandais/afrikaans « Bosjemans » ou « Bossiesmans », signifiant « bandit » ou « hors-la-loi ».

[2R. Gordon The Bushman Myth ; the Making of a Namibian Underclass, Boulder, Westview Press, 1992, p. 10.

[3James Suzman, An Introduction to the Regional Assessment of the Status of the San in Southern Africa, Windhoek, Namibia Legal Assistance Center, 2001.

[4Citation de Festus Mogae, alors vice-président du Botswana, rapportée par le quotidien sud-africain The Star du 19 juin 1997.

[5Vol. 367, 10 juin 2006.

[6La solidarité « inter-peuples » devient un phénomène de plus en plus courant depuis la constitution, dans les années 1980, du Groupe de travail sur les peuples autochtones au sein de la Sous-commission des droits de l’homme des Nations unies. Ainsi des représentants de plusieurs peuples à travers le monde ont manifesté leur soutien aux Bushmen, parmi lesquels les Ayoreo du Paraguay, les Maasai du Kenya, les Hadzabe de Tanzanie, les Khoisan d’Afrique du Sud ou les Yanomami du Brésil. En 2004, une délégation autochtone de Papouasie occidentale a plaidé la cause des Bushmen devant la Commission des droits de l’homme des Nations unies. Après leur visite, en novembre 2006, du camp de New Xade, Kiplangat Cheruiyot et Mpoiko Kobei, deux porte-parole ogiek du Kenya (eux aussi des chasseurs-cueilleurs expulsés à plusieurs reprises de leur territoire) ont adressé ces paroles aux Bushmen lors d’une conférence de presse à Gaborone : « Le cœur du peuple ogiek est avec vous, nos frères et sœurs bushmen du Kalahari. Frères et sœurs, ne laissez pas vos persécuteurs vous faire oublier qui vous êtes. Malgré la spoliation dont vous avez été victimes, la terre et la vie que vos ancêtres vous ont léguées vous appartiennent. Soyez forts, vous reverrez votre terre ! »

[7Chaim Even-Zohar, inTacy Diamond Intelligence Briefs, mai 2001, revue éditée par Tacy Ltd. Diamond Industry Consultants, Tel Aviv.

[8Adam Welz, « The Disposable », Noseweek (Afrique du Sud) mai-juin 2002.

[9Déclaration du ministre botswanais des Affaires locales, novembre 2002.

[10En parlant de « conservationniste » plutôt que d’« écologiste », on entend ici souligner que la « conservation » dont se revendiquent nombre d’experts impose une vision de la nature dont le caractère prétendument « sauvage » masque, en fait, la soumission aux critères et aux intérêts de certains groupes politiques et économiques ; cette vision suppose, en même temps, de mettre à l’écart la perception que les peuples autochtones se font de leur environnement, qu’ils ne considèrent en effet nullement comme sauvage puisqu’ils ont contribué à le façonner.

[11L’Afrique du Sud post-apartheid témoigne de cette reconnaissance. La devise du pays (« Les peuples différents marchent ensemble ») est écrite dans une langue bushman aujourd’hui éteinte, le Xam, et une peinture rupestre bushman figure au cœur de son emblème.