Vacarme 39 / cahier

Belles de Bellocq

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De Bellocq à Robert Adams, en passant par Friedlander, Walker Evans, Robert Frank, Helen Levitt, Lewis Baltz..., après Diane Arbus et Meatyard, déjà apparus dans Vacarme, douze récits empruntés à l’épopée de la photographie en Amérique. Plutôt qu’une tentative de panorama jamais complet, quelques histoires d’images mémorables.

Toute cette histoire est étrange. Elle l’est devenue. Peut-être n’y avait-il rien de si bizarre, au début. Mais les portraits pris par Ernest James Bellocq (1873-1949), Américain d’origine française, au début du siècle à La Nouvelle-Orléans, de prostituées du quartier de Storyville, dans le Red Light District, ces photographies ont fini par faire œuvre, qu’aura longtemps entouré une légende. Dans cette histoire étonnante, demeure une part de mystère, impossible à élucider. Tant mieux ?

découverte d’un photographe

Sans le photographe américain Lee Friedlander (né en 1934 à Aberdeen, Washington), sans son compatriote John Szarkowski, responsable de la photographie au Museum of Modern Art de New York, qui y exposa en 1970 les tirages, réalisés selon un procédé ancien, par Friedlander à partir des plaques qu’il avait vues pour la première fois en 1958 et acquises huit ans plus tard, nous ne connaîtrions ni le nom de Bellocq, ni ses images. Et rien ne permettrait de le considérer comme une figure de la photographie américaine, l’un de ses premiers noms au début du XXe siècle. Friedlander et Szarkowski ont quasi inventé ce primitif de la photographie.

Vingt-six ans après la publication accompagnant l’exposition du MoMA, une monographie paraissait chez Jonathan Cape à Londres, ajoutant à la sélection originelle plusieurs photographies retrouvées depuis. Elle comportait la même préface de Friedlander, et les mêmes « entretiens édités par John Szarkowski », « synthèse » de propos recueillis par Friedlander en 1969 à La Nouvelle-Orléans auprès de témoins divers, photographes, musiciens (ou les deux), et surtout d’Adele, « ancienne du District, et sujet de plusieurs portraits de Bellocq », ainsi que d’une lettre de l’écrivain Al Rose en 1968, tous matériaux fortement retravaillés par Szarkowski, et surtout commentés par lui. Mais elle leur ajoutait une « Introduction » de Susan Sontag.

Du 10 décembre 2004 au 27 février 2005, l’International Center of Photography de New York organisait, en collaboration avec la George Eastman House de Rochester, une nouvelle exposition consacrée à celui qu’elle appelait « The Mysterious Monsieur Bellocq ». Sa présentation par Brian Wallis, toujours consultable sur l’Internet [1], allait largement contre la doxa établie par Szarkowski. Elle l’accusait notamment d’avoir, en se focalisant sur le photographe, négligé tout un contexte, et privilégié certains aspects anecdotiques... mais non fondés. Ainsi, Bellocq n’était pas ce Lautrec de Louisiane, nain hydrocéphale, boiteux et bossu, personnage haut en couleurs dont la peinture avait pu distraire le spectateur et de ses images, et surtout de celles qu’il photographiait.

Entre-temps, Susan Sontag avait bien souhaité accorder à ces dernières plus d’attention, mais les références qu’elle proposait, puisant dans la littérature contemporaine et l’histoire du féminisme en Amérique, à travers les héroïnes des romans The Awakening de Kate Chopin (1899) et Sister Carrie de Theodore Dreiser (1900), qui évoquent chacune une émancipation encore peu accessible, ne m’ont pas convaincue.

La thèse du conservateur de l’ICP est à l’opposé de celle de son confrère du MoMA : il s’agirait d’un travail professionnel et non d’une sorte de manie, travail possiblement destiné à la publication d’un Blue Guide dont des équivalents ont été conservés. Il faut rappeler que la situation géographique de La Nouvelle-Orléans, régulièrement frappée par des cyclones, explique la destruction d’une bonne part de son patrimoine et d’archives — autorisant nombre de suppositions.

Entre les deux discours, et permettant sinon d’arbitrer la querelle de spécialistes, du moins de s’appuyer sur certains faits, grâce à des recherches approfondies menées sur le terrain, un article de Rex Rose, lui aussi consultable sur le Net [2], remet en place ou en perspective plusieurs éléments. On en tire une idée plus juste du phénomène né autour de Bellocq, et du photographe lui-même.

Cet essai indispensable, écrit en 1999, a été repris en 2002 à l’occasion de l’exposition, du 6 décembre 2001 au 12 janvier 2002, à la Julie Saul Gallery de New York, de Storyville Portraits datés de 1912 environ, réunissant des tirages exécutés avant ceux de Friedlander, notamment ceux de modèles dont les visages avaient été effacés, ou plus exactement grattés sur les plaques de Bellocq. Rex Rose montre son sérieux d’historien en citant le résultat d’investigations méthodiques dans les archives de l’archevêché, du collège de l’Immaculée Conception, Loyola University, du Mercy Hospital de La Nouvelle-Orléans, dans les archives judiciaires du district pour la succession du photographe, auxquels s’ajoutent un rapport de police, un acte notarié, la presse contemporaine, une biographie manuscrite appartenant aux Tulane Hogan Jazz Archives, ainsi que deux entretiens — ce qui le conduit à réduire à néant certaines des allégations ayant eu cours jusqu’alors. Curieusement, son article sur les « Derniers jours de Bellocq » inclut un récit pratiquement romancé qui contraste avec le ton de son enquête.

Reste que si la totalité des informations qu’il délivre est utile, comme les premiers textes de Friedlander et Szarkowski, ou le dernier de Sontag, à la compréhension de ces images, rien ne peut remplacer leur contemplation. Elles sont une mine, pour de nombreuses raisons — sociologiques, physiologiques, psychologiques, et pas seulement historiques et artistiques.

le lien

Au-delà de ce que put être Bellocq, et de l’histoire de ses photographies, comment considérer les femmes dont il fait le portrait — jusqu’ici le point le moins étudié ? En abordant ce qui, déclare Susan Sontag d’emblée, rend ces images « inoubliables — et c’est là le critère ultime qui définit la qualité d’une photographie ». Elle ne dit pas en quoi. Pour moi l’expression des filles de Storyville face à qui les photographie est sans pareille.

Membre du Camera Club de sa ville, Bellocq avait une activité de photographe professionnel, et eut un atelier sur Canal Street, artère très fréquentée de La Nouvelle-Orléans. Mais, comme le note Szarkowski, « un photographe, si talentueux soit-il, ne saurait être bon pour tout ce qu’il photographie. Pour être meilleur encore, il faut qu’il photographie ce qu’il aime. _..._ Il semble que Bellocq aimait les femmes, avec autant de constance et aussi peu de discrimination qu’un génie. S’il était ce que l’on appelle communément un impuissant, il était néanmoins, par son œil et son invention, le plus infatigable des amants. »

Bellocq aimait les femmes qu’il photographiait, les rendait belles, et elles le savaient. Comment expliquer autrement le rayonnement de certaines, la tranquillité de toutes (à une exception près), au mieux, la façon dont une resplendit, comme je crois ne l’avoir jamais vu chez aucune prostituée photographiée par, disons, Brassaï courant les maisons closes pour son Paris de nuit ? Je crois ensuite, comme le suppose Szarkowski et comme l’affirme Rex Rose, contre Brian Wallis (qui n’en apporte pas la preuve), qu’il s’agissait d’un projet personnel, ou dont le fruit se partageait avec les principales intéressées, au plus avec quelques rares proches — Bellocq n’était pas liant ; il mourra seul à l’hôpital.

Les Storyville Portraits me semblent se distinguer de photographies « spécialisées » comme de cartes postales érotiques destinées à des amateurs. Je crois que ces images des belles de Bellocq, réalisées dans un esprit tout différent, étaient faites pour demeurer entre elles et lui. Son legs artistique est probablement involontaire : s’il avait à cœur de faire de son mieux dans la représentation de modèles pour lesquelles il avait plus qu’une attirance et une fascination, un lien affectif, je doute qu’il ait imaginé faire œuvre avec elles. Et pourtant. L’étonnant est dans l’éclat de la plupart de celles qu’il photographie. Comme s’il était leur amant régulier, préféré. Il rend hommage à leur beauté, elles le sentent, cela se voit.

L’expression de la plupart se situe au-delà de la confiance ou de l’assurance, au-delà de la pose, de la coquetterie. Elle tient à l’affirmation de ce qu’elles sont, sans honte. Sans détour, ni pudeur ni impudeur, assumée, peut-être de l’ordre d’une sérénité, même, d’une certaine joie de vivre, cette expression captée par Bellocq résulte d’un long commerce entre ces filles et le drôle de personnage qui n’était pas leur client mais un familier.

C’est dans leur univers qu’il les photographie. Rex Rose a retrouvé deux des domiciles de Bellocq, qui vécut « dans une constante proximité » avec le quartier de Storyville, où la prostitution était légale depuis 1898. Sans doute aura-t-il passé de longues heures en compagnie des filles du Red Light District, sa présence devait y être plus que tolérée, prisée. À quel titre ?

Sans doute s’agit-il d’un cas particulier, d’une relation singulière entre un photographe à la personnalité peu commune et des modèles qu’il côtoie depuis longtemps — puis ce photographe n’est pas sans talent, un talent rare. Comment expliquer autrement que par la qualité de sa vision le fait que Friedlander, Szarkowski, aient révélé Bellocq comme un maître oublié, son projet acquérant dès lors, bien après sa mort, le statut très légitime et incontesté d’œuvre ?

les filles modèles

Voyez cette brune aux seins nus, ronde, la peau très blanche, devant un écran blanc : son sourire... qui saurait y résister, il est sans âge, au-delà des circonstances. Il s’agit pour moi, s’il fallait en élire une, de la plus remarquable photographie de Bellocq, de celle qui pousse au plus loin sa démarche, traduit le mieux la relation établie avec les filles de Storyville. Elle resplendit absolument.

À l’inverse, une exception : celle qui fait l’une des plus magnifiques photographies de la série, mais pour d’autres raisons, une autre poésie. Une jeune fille ou très jeune femme nue, allongée sur une méridienne d’osier tressé, ses longs cheveux blonds épars, annelés. C’est la seule mal à son aise, toute contrainte et raidie. « Elle a l’air déjà morte », m’a-t-on dit. Ophélie. Elle voudrait n’être pas là, elle est loin d’ailleurs. Bellocq n’y peut rien, c’est une mélancolie, inaccessible et si belle, tout le contraire de la brune épanouie.

Les filles de Storyville photographiées par Bellocq méritent qu’on les regarde de plus près — et non seulement leurs corps, leurs traits, leurs vêtements reflétant des modes, ou tel accessoire — bas à jours ou rayés, souliers à talons, bouquet... Qui sont-elles ? On connaît juste le prénom de l’une. Et il n’est pas facile de les distinguer ou de les reconnaître, de les situer, même parfois de leur donner un âge, tant varient les attitudes, tenues et coiffures, décors.

La plupart sont entièrement nues, opulentes comme le veut l’époque, ou minces, plus modernes. Demi-vêtues, leurs dessous plutôt sobres, jusqu’au maillot moulant, clair ou sombre. Ou bien elles sont habillées avec élégance, rarement ostentation (l’une d’elles pourtant, favorite de l’artiste, si l’on en croit le nombre de portraits figurant chez lui, ne résiste pas, outre les dentelles, bijoux, à une étole et un manchon de renard blanc). Toutes portent toilettes ou lingerie claire (une seule un négligé sombre, une autre une jupe foncée). L’une ou l’autre serait à peine différenciable, dans sa correction, veste ajustée, broche et collier, chapeau, de ces authentiques Belles du Sud — dames dont quelques-unes s’enorgueillissent d’une ascendance française. Mais nombre d’entre elles montrent un naturel parfait devant celui qui les voit chaque jour, depuis des années, est leur intime, auquel elles n’ont rien à cacher.

La plupart des portraits sont pris dans des chambres dont on reconnaît les boiseries, le papier peint Art nouveau, Art déco, une porte fermée, un chiffonnier surmonté d’un miroir, des coussins amoncelés, au mur frise, fanions ou cadres. Une série a été prise dans une arrière-cour, près d’une fenêtre ou devant un écran ; une seule image en extérieur, devant une haie... toujours il s’agit d’un environnement clos.

Les poses varient, certaines convenues, ou récurrentes. Plusieurs filles se tiennent près d’une chaise où elles posent un genou, tenant le dossier d’une main. Plusieurs sont debout devant un mur, de face ou de dos. Plusieurs allongées, alanguies ou rieuses, sur une méridienne tendue d’indienne, un sofa de cuir. D’autres assises. Certaines câlinent un petit chien. Deux jouent aux cartes. Une aux bandeaux crêpelés, en kimono de soie, à une balustrade, invite, sans insistance.

La plupart ont une expression neutre. Mais nombre d’entre elles sourient, parfois franchement, il émane d’elles ce rayonnement dont on se souviendra.

l’hypothèse du genre

On pourrait soutenir que les Storyville Portraits de Bellocq, manifeste fragile, ne sont qu’un point dans l’histoire de la photographie américaine et ne sont pas essentiels au déploiement d’un vaste panorama visuel de cette nation.

Alors pourquoi ces filles transformées en Belles par Bellocq, pour inaugurer cette série d’histoires de la photographie américaine... plutôt qu’au siècle précédent les paysages grandioses et déserts de l’Ouest américain, ou les images déchirantes de la Guerre de Sécession, tous clichés fondant l’histoire d’un médium essentiel à ce pays — autant peut-être que le cinéma ? Instinctivement, parce que ces photographies nous sont parvenues comme un témoignage inespéré, gratuit, au-delà de son authenticité comme de sa qualité esthétique, d’une réalité sociale dont nous aurions pu n’avoir aucune idée. Aucune représentation pourrait n’avoir subsisté d’elles, ni aucun exemple de l’œil de ce photographe, elles m’apparaissent un signe.

Car elles pourraient former l’un des tout premiers ensembles de représentations d’une catégorie de femmes au tout début du XXe siècle. Par opposition aux portraits individuels et collectifs, aux photographies de famille réalisées par des amateurs ou des professionnels. Par opposition aux portraits de sa femme Georgia O’Keeffe par Stieglitz, ou aux madones et maternités de la Photo Secession. Par opposition surtout au recensement anthropologique des Indiens d’Amérique par Edward S. Curtis, ou à l’intérêt sociologique d’un Lewis Hine pour les migrants d’Ellis Island. Au-delà encore d’éventuels portraits d’écolières, apprenties, étudiantes... il semble que les images de Bellocq constituent le premier corpus d’images genrées, réalisé par un photographe consacré (fût-ce bien après sa mort) comme un artiste. Pour le dire un peu vite : les premières Américaines seraient les filles de Storyville...

Notes

[2Rex Rose, « The Last Days of Ernest J. Bellocq », in Exquisite Corpse : A Journal of Letters and Life, 10, 1999. Cf. www.corpse.org/issue_10/gallery/bellocq