Vacarme 40 / Vacarme 40

locomotion cérébrale

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Chaque président de la République a tenu à styliser la nature de son règne en l’incarnant dans une technique du corps. Mitterrand, la marche : roche de Solutré, labrador, courtisans. Chirac, le bain : plongeon dans la foule, gardes du corps affolés, Premier ministre comprimé. Sarkozy, ce sera donc le jogging. Les grandes lignes du chantier qui attend la gauche défaite en sont clairement tracées : puisque dans le sillage du coureur c’est tout un projet politique qui se donne à voir, il nous faudra cultiver une autre manière de bouger. Dans ce numéro, cinq propositions.

1. Allonger la foulée. Le jogging, c’est : petites foulées, temps court, quasi-trépignement. Dans l’entretien d’ouverture, Robert Castel quant à lui nous invite à parcourir à grandes enjambées l’histoire du salariat, et l’ensemble de son œuvre (p. 4). Prendre appui sur le passé pour comprendre le présent, chercher dans le long processus par lequel les protections sociales contemporaines se sont constituées, puis effritées, ce qui permettrait de les sauver du démantèlement auquel la droite les promet, pour en inventer de nouvelles : le sociologue en fait commencer l’histoire en 1349 — à nous de faire en sorte qu’elle ne soit pas achevée en 2012.

2. Faire un pas de côté. Le jogging, c’est : tout droit, un pas devant l’autre, itinéraire prévisible. Le dossier thématique de ce numéro, consacré au risque, aux discours proliférants dont il est l’objet et aux politiques qu’il fonde, propose au contraire un bond de côté, un pas chassé, un déviement (p. 13). Il s’agit, sur un chemin largement balisé par la droite, d’en explorer les bords afin d’esquiver la conception néolibérale et néoconservatrice qui fond sur nous — héroïsation de l’entrepreneur, normalisation des populations à risques, responsabilisation de l’individu — et de la déborder par la gauche.

3. Inverser le mouvement. Le jogging, c’est : trajectoire autocentrée, défilement latéral du paysage, réduit à n’être que le décor d’une course, et dans le cas du nouveau président, une haie d’honneur — public, journalistes, CRS. Être de gauche, c’est prendre l’exact contre-pied : être attentif au monde, se donner les moyens d’en observer le mouvement propre, se laisser mouvoir par lui. Comme par ces paysages sociaux ou végétaux photographiés par Lee Friedlander : « Cela pousse à vue d’oeil, grandit, s’entremêle, se couvre de pousses, feuilles ou fruits, de neige, se dénude, c’est gracieux, puissant, tordu, parfois presque inquiétant, tant cela se dresse, tourne, monte vers le ciel et ne meurt pas. » (Anne Bertrand, p. 90)

4. Claudiquer. Démonstration de santé, grande forme, bonne suée, hop, hop : avouons que refuser le jogging quand on est de gauche par les temps qui courent, c’est un peu faire de nécessité vertu. Mais c’est aussi rester fidèle à une certaine politique de la petite santé, dont Pierre Zaoui nous rappelle qu’elle peut, à l’occasion, donner de grandes forces contre l’humiliation, en attendant les moments de fierté collective. « C’est une stratégie de la ténacité : que l’autre se retourne ou baisse sa garde, et on le frappera à coup de béquilles. » (p. 56)

5. Accélérer les battements des bras. Le paradoxe qui voudrait que le rapport entre ordre et mouvement, droite et gauche, se soit inversé n’est qu’apparent. Le type de mouvement dont la droite a fait son nouvel ethos et qu’elle met en scène en joggant est un mouvement domestiqué, qui enferme dans la répétition — travailler, mais plus. Car c’est bien cela, le jogging : un loisir homologue au travail, une performance minutée, un dépassement de soi illusoire, qui ramène au point de départ. La cinétique qu’il nous faut inventer est tout autre : une motricité démultipliée, qui libère des forces insoupçonnées et ouvre à des devenirs, comme cette course effrénée qui emporte le narrateur du Colonel des zouaves (François Cusset, p. 76) :

« Nuit 6 km. Hyperoxygénation cerveau par accélération des battements de bras. Aujourd’hui je fonce. 18 km/h. Je m’en sors. Cadence 37 foulées/minute. Je suis l’insecte à ailes d’acier, le scarabée volant. Mouche de papier, machine en os, finissez-moi ce lapin finissez-moi ce lapin. Mise en route ligaments cheville 422. Moteur, hop respire. Cours. 7 km. Descente à l’aveugle direct vers le son de l’eau noire. Bombardier dans le noir. Nain qui file entre les herbes noires. La chauve-souris c’est moi. Ma cape déployée comme des ailes je vais échapper à ce cauchemar, je suis un oiseau chip-chap-chip je suis une souris propulsée bip-bip je suis les deux. J’ai un radar qui m’indique en temps réel où sont les choses. Je glisse sans me cogner. Je suis dans le bon temps. » (Olivier Cadiot, Le colonel des zouaves, P.O.L, 1997, p. 109).