le sujet à risque et le risque couru ou la carpe et le lapin

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Au point de convergence entre une redéfinition technicienne de l’offre de soins et une offensive législative où prime le souci de l’ordre, la notion de risque n’est pas seulement, dans le champ de la santé, le vecteur d’une nouvelle police des conduites : dépossédant le sujet du sens et du devenir de ses symptômes, elle le soumet sans faille au regard médical.

Le comité d’éthique (Comets) du CNRS a récemment publié (23 février 2007) un rapport intitulé Réflexions sur éthique et sciences du comportement humain.L’objet est ainsi défini par son président : « Le sujet dont je souhaite que se saisisse votre comité concerne les pratiques éthiques dans le domaine des recherches sur le comportement (...), sujet interdisciplinaire qui concerne aussi bien les sciences du vivant que les sciences humaines et sociales, les sciences de l’ingénieur ou les sciences et technologies de l’information et de la communication. (...) Il me semble important qu’une réflexion puisse être conduite sur les conditions éthiques de telles recherches, en relation notamment avec le problème délicat du recueil du consentement éclairé des sujets étudiés, et donc de la légitimité de recherches pouvant avoir des effets sur le comportement de ces sujets. »

Ce rapport n’est pas un avis mais un « ensemble de réflexions »{}s’adressant autant à un large public qu’aux chercheurs. L’accent est mis d’une part sur la pluralité des approches pour l’étude du comportement humain (éthologiques, behavioristes, cognitivistes, psychanalytiques), et sur la spécificité du champ de cette recherche « entre deux dimensions de l’être humain : individu déterminé d’une part, personne libre et inaliénable d’autre part. La pratique de ces recherches, comme leurs résultats, ont une répercussion qui dépasse le cadre du laboratoire : en conditionnant l’attitude individuelle et collective face à des problèmes de société comme l’éducation, la protection sociale, la prise en charge des troubles du comportement, les soins aux malades mentaux, elles peuvent devenir un moyen de gouvernance et un enjeu de pouvoir. »

Deux axes sont ainsi clairement soulignés : les conditions éthiques qui prévalent à la conduite de telles recherches et ce que ces recherches peuvent être amenées à servir. La constitution d’un savoir d’une part, son usage de l’autre. Quels moyens, quelles fins.

une mobilisation massive

Ce rapport arrive peu après l’émoi suscité par le rapport d’expertise Trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent [1], publié par l’Inserm fin 2005 et retiré en novembre 2006, qui répondait à la commande de la Canam (Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs indépendants) : « Le dépistage, la prévention et la prise en charge médicale du trouble des conduites restent insuffisants en France en regard de ses conséquences (risque de mort prématurée, troubles associés...) et du coût pour la société (instabilité professionnelle, délinquance, criminalité...). »

Pour y répondre, l’Inserm, associant le Département animation et partenariat scientifique (Daps) pour l’instruction du dossier, et le service de documentation du Département de l’information scientifique et de la communication (Disc) pour la recherche bibliographique, avait réuni une équipe « associant des compétences dans les domaines de la psychiatrie, psychologie, épidémiologie, sciences cognitives, génétique, neurobiologie et éthologie. » Or le choix des membres qui constituaient cette équipe signait une approche de la santé mentale résolument orientée par les sciences cognitives, les thérapies comportementales, la génétique et l’imagerie cérébrale. De plus, le « trouble des conduites », syndrome issu de classifications anglo-saxonnes qui privilégient un abord biologique de la psychiatrie et qui n’avait fait l’objet d’aucune étude antérieure en France, se présentait comme un fourre-tout, un catalogue de symptômes allant de l’hyperactivité à l’autisme, du mensonge à la dépression, de la désobéissance à l’agression et jusqu’au suicide, réunis pour désigner, à l’intersection des champs médicaux sociaux, éducatifs et judiciaires, les sujets « facteurs de risque ».

Dans le communiqué de presse accompagnant la publication du rapport, la corrélation entre les difficultés psychiques d’un enfant et leur évolution vers la délinquance à l’adolescence avec préconisation de dépistage dès le plus jeune âge, entrait en résonance avec l’annonce concomitante d’un plan gouvernemental de prévention de la délinquance. En quelques mois le collectif « Pas de zéro de conduite pour les enfants de trois ans »{}collectait plus de 200 000 signatures en dénonçant vigoureusement les risques de dérives des pratiques de soins, notamment psychiques, à des fins normatives et de contrôle social, appelait à la préservation de la pluralité des approches et à un débat démocratique sur la prévention, la protection et les soins prodigués aux enfants.

Le débat eut lieu, le 14 novembre 2006, lors d’un colloque qui se conclut par le mea culpa de l’Inserm. Jean-Claude Ameisen, président du comité d’éthique de l’Inserm, annonça que les méthodes de travail des expertises dans le domaine psychique seraient revues en prenant en compte la diversité des approches épistémologiques et pratiques, ainsi que l’expérience des acteurs de terrain et l’apport des sciences humaines et sociales concernées par les problématiques considérées. Jean-Marie Danion, professeur de psychiatrie à Strasbourg, directeur de l’unité Inserm 666 et porte-parole de l’Institut, ajoutait : « Il nous faut également rejeter toute approche sécuritaire, en étant d’une vigilance sans faille vis-à-vis des risques de récupération politique [2]. » Le risque pointé était bien là.

le risque envahissant

La notion de risque a en effet progressivement envahi le champ des institutions de soin. Les avancées techniques poussant l’offre médicale à une extension sans précédent : « La santé ne se résume plus à la prise en charge d’épisodes de soin, elle s’inscrit dans un continuum qui va de la prévention jusqu’à la dépendance [3]. » Autour du primat de l’organicité et des neurosciences, l’élargissement des réseaux de santé a été accompagné d’une nouvelle définition des actions de santé et des responsabilités de ses acteurs, qui menace de désorganisation le champ clinique antérieur en renouant avec un positivisme scientiste.

Le rapport de l’Inserm n’est qu’une pièce d’un ensemble dans lequel s’inscrivent les rapports Piel et de Roelandt de 2001, le plan Cléry-Melin, Kovess, Pascal de 2003, et, à partir de 2000, les projets de lois de modernisation du système de santé, les amendements Accoyer et Bénisti, sous la houlette de l’Anaes (Agence nationale d’accréditation et d’évaluation de la Santé).

Les classifications descriptives imposées contraignent les psychiatres à recourir à des logiciels d’aide au diagnostic qui propagent les référentiels et les règles de prescription du DSM4 [4]. Une polémique est lancée en 2003-2004 par les professionnels de terrain — psychanalystes, psychologues, psychothérapeutes, psychiatres [5] — dénonçant l’absence d’une délibération contradictoire sur ces propositions qui réduisent les « maladies de l’âme » à des troubles mentaux ou à des maladies mentales. Le rapport Inserm de 2005 va encore plus loin dans ce processus de ravalement : le groupe d’experts recommande le développement de modèles animaux d’anomalies du développement et leur exploration neurobiologique, comportementale et par imagerie cérébrale : « Des modèles animaux permettraient en outre d’utiliser les connaissances acquises sur le plan génétique et moléculaire, et de tester certaines thérapeutiques, en particulier celles agissant sur le développement et la pérennisation des troubles. Par ailleurs, la recherche de nouveaux marqueurs de différentes psychopathologies chez l’enfant permettrait de poser de nouvelles hypothèses étiopathogéniques testables chez l’animal. » Le symptôme se réduit à un marqueur qu’il convient de prélever sur le sujet soumis à des explorations neurobiologiques seules capables de garantir un diagnostic.

Le risque qu’encourt le champ thérapeutique est de taille : il s’agit ni plus ni moins de faire de ces techniques les agents d’une redéfinition du tracé d’une frontière entre normal et pathologique.

enfants et adolescents « sujets à risque » par excellence

Mais comment fixer le symptôme ? L’être humain n’est-il pas « celui qui met en échec toute tentative d’énonciation de règle « scientifique » à vocation générale et prédictive le concernant [6] ? » L’Inserm, en lançant dès 2002 une série d’expertises sur les troubles mentaux chez les enfants et les adolescents [7], puis le ministère de l’Éducation nationale, par la circulaire n°2003-210 du 1er décembre 2003 La santé des élèves : programme quinquennal de prévention et d’éducation publiée dans le numéro 46 du Bulletin officiel de l’éducation nationale, témoignent de cette nouvelle place que prend la notion de « santé mentale » dans les préoccupations du législateur.

En mars 2005 le filet se resserre. Enfants et adolescents sont devenus les « sujets à risque » par excellence qu’il convient d’observer, de surveiller, de traiter. Pour cela, les recommandations du rapport indiquent qu’il faut « sensibiliser les familles, les enseignants et le public en général à la reconnaissance des symptômes précoces du trouble des conduites » (p. 44). Les enseignants sont intégrés avec le médecin scolaire dans un dispositif de prise en charge globale : « Le groupe d’experts recommande d’utiliser le dispositif actuel des bilans de santé et des examens systématiques de la petite enfance, de l’enfance et de l’adolescence pour effectuer un meilleur repérage du trouble des conduites ou de ses facteurs de risque. Il recommande un examen de santé vers 36 mois : à cet âge, on peut faire un premier repérage d’un tempérament difficile, d’une hyperactivité et des premiers symptômes du trouble des conduites. Ce repérage précoce [incluant la surveillance de la grossesse des familles présentant ces facteurs de risque] permet de mettre en place une intervention à titre de prévention » (pp. 46-47).

Au nom d’un certain bien et de la protection de l’ordre social, il s’agit donc de contraindre les conduites jugées déviantes ou inappropriées, d’évincer la question du sens d’une souffrance au profit de stratégies dites scientifiques qui légitiment surveillance, dépistage, et traitement des symptômes présentés par des individus et des familles à risque.

le risque de la disparition de la clinique

Dans toutes ces nouvelles législations qui se mettent en place, auxquelles nous avons emprunté brièvement certaines références et qui restent insuffisamment analysées, nous assistons non seulement à une rupture épistémologique mais à un véritable retournement de paradigme dans le champ de la médecine [8]. Scientifiques, experts, responsables politiques et administrations centrales des ministères (Santé, Justice, Éducation nationale, Intérieur...) qui produisent ces rapports, sont dans une convergence de discours qui congédie l’interdisciplinarité et fait l’impasse sur les enjeux normatifs politiques et sociaux que croisetoute démarche en sciences humaines. En refusant la confrontation à d’autres champs qui seule permet de décompléter radicalement un savoir mis sinon en position de vérité, tous s’accordent pour aborder ce nouvel objet qu’est devenu la santé mentale sous l’angle de risques exacerbés. Ainsi assiste-t-on à un redéploiement du regard au travers d’instruments technoscientifiques qui démultiplient les liens de surveillance et de contrôle et marquent un recul politique dans l’histoire de la relation de soin, gommant la culture accumulée par plus d’un siècle d’histoire de la clinique (s’articulant autour de la psychopathologie, de la psychiatrie et de la psychanalyse).

Dans ce nouveau paradigme, le symptôme, vidé de sa signification dynamique complexe, transformé en trouble organique et génétique [9], perd sa fonction d’être une solution partielle, transitoire, permettant à un sujet d’inventer une cohérence à son monde, de relier ce qui est disjoint, de reconstruire ce qui peut s’effondrer. Après la découverte de Freud, le symptôme n’est plus réductible à une cause organique, n’est plus seulement l’indice de quelque chose de malade, il comporte une part d’invention — il est « l’écriture d’une inconsistance [...], il vient là où ça ne s’articule plus, où ça ne tient plus ensemble, où ça ne consiste plus. » Il célèbre le mariage de la carpe et du lapin [10].

D’être marqué par le désir rend l’être inapte à être totalement éduqué, normé. Les crises qu’il traverse dans le temps de l’enfance et de l’adolescence témoignent d’un manque à être, d’une souffrance et de la nécessité intérieure de s’affronter au monde constitutives d’un nouvel ordonnancement [11]. Le symptôme rend visible cette tension entre normativité et normalité. Les fictions de guérison qui accompagnent ces nouveaux modes de traitement méconnaissent ce vide interne, ce manque, ce hors-sens qui fait qu’il n’y a pas de réponse toute faite au pourquoi vivre. Didier Sicard rappelle que le corps est sensible aux discours qu’on porte sur lui. Il en déduit une position éthique et épistémologique pour la médecine qui est celle d’une vigilance concernant la nomination des symptômes, car elle contribue ainsi à les créer.

Autrement dit, l’hyperactivité (ou la propension à se révolter ou à mentir — parmi les troubles répertoriés) d’un enfant n’est pas écrite une fois pour toute (il est hyperactif), elle n’est pas à lire du seul côté de l’entrave ou de la gêne qu’elle susciterait chez l’autre, mais bien comme une invention de cet enfant-là qui comporte une part d’imprévisible, une part à déchiffrer. En faisant de cette hyperactivité un comportement anormal, on oublie qu’il s’agit pour chaque sujet, à chaque épreuve d’une vie, de se construire une normativité pour pouvoir exister. Et on oublie combien il est précieux et indispensable pour cette construction de rencontrer d’autres interlocuteurs sur son chemin qu’un surveillant chez l’institutrice, le médecin ou l’assistante sociale, garants d’un ordre social figé où les carpes ne risquent pas de l’ouvrir et où les lapins restent tapis dans leurs terriers.

Notes

[3Juan Manuel Vinas, « Médecin inspecteur de santé publique : réseaux de santé et gestion du risque », adsp, n° 24 septembre 1998.

[4Classification arrêtée par la psychiatrie américaine dans le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux reprise par l’OMS dans la classification internationale des maladies.

[6Yves Cartuyvels, « L’enjeu de société »,L’Anti-livre noir de la psychanalyse,Seuil, février 2006.

[7Dans le rapport Inserm, il est préconisé de sensibiliser les enseignants à explorer la richesse lexicale de l’enfant par la création de quelques items permettant de reconnaître d’éventuels dysfonctionnements. et d’utiliser l’échelle de Conners pour évaluer le Thada (Trouble d’hyperactivité avec déficit de l’attention), ces échelles composées de 10 à 48 items sont destinées aux enseignants ou aux parents.

[8En effet, comme l’indique Gilles Chatenay, un paradigme comporte quatre instances : « épistémologie, appareillages, savoir-faire et lien social, qui sont les unes par rapport aux autres dans une relative indépendance [...] ; chaque paradigme génère ses propres apories, ses propres angles morts qu’un autre viendra éventuellement éclairer. » Gilles Chatenay, « Les paradigmes de la clinique », La Cause freudienne, n° 64, octobre 2006.

[9Jean-Jacques Kupiec, Ni Dieu, ni gène, Paris, Seuil, 2000 : « la génétique n’est qu’une théorie de l’hérédité et non la science de l’hérédité [...]. Le rôle du génome n’est pas celui d’un programme génétique, les gènes ne sont pas spécifiques et le génome fonctionne de manière aléatoire. »

[10Expression de G. Chatenay, op. cit.

[11Cf. Philippe Lacadée, « Une vie pas sans prise de risque », L’Éveil et l’exil,Cécile Defaut, 2007, chapitre 40.