mutation génétique

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La pédophilie est une disposition génétique. Dans la bouche d’un homme aussi attaché à la science que le président de la République française, cette conviction fait peur. Car la science dont il prétend s’armer est celle des scientistes du XIXe siècle : science du chiffre, du classement et de la détermination, elle est absolue, et ne laisse plus place, une fois son verdict prononcé, aux arts de la vie et de la société, aux arrangements des conduites humaines. Nikolas Rose montre pourtant combien l’inévitable irruption de la génétique dans nos existences s’inscrit dans des habitudes éthiques déjà à l’œuvre, et oblige à de nouveaux horizons de luttes collectives.

Traduit de l’anglais par Fabien Jobard

Parmi les multiples conséquences des progrès des sciences de la vie et de la médecine, les mutations dans l’ordre même de la personne sont centrales. Ce ne sont plus seulement les idées scientifiques, professionnelles ou profanes sur l’identité et la subjectivité humaines qui sont changées, mais toutes nos conceptions les plus fondamentales sur les êtres humains. Je concentrerai ici mon propos sur l’être humain « frappé par le risque génétique ». Ce type de personne [personhood] est le croisement d’au moins trois histoires.

Premièrement, la croyance se développe selon laquelle bon nombre d’états indésirables (maladies ou troubles du comportement) ont une origine génétique : les maladies liées à une forme de « mutation génétique », bien sûr, mais de manière plus générale toute séquence génétique présentant des petites variations de quelques gènes et de leurs interactions, propriété qui accroît alors la probabilité de développer certaines pathologies, comme le cancer du sein. Deuxièmement, des chercheurs affirment qu’ils ont la faculté (et cette faculté ira croissant) d’identifier ces séquences génétiques et leurs liens, au niveau moléculaire, avec des états de santé donnés. Troisièmement, les médecins prétendent qu’ils sont aujourd’hui très précisément capables d’identifier des individus dotés de profils génétiques particuliers, et ce avant même le diagnostic de tout état un tant soit peu pathologique. Cette identification peut être seulement probabiliste : lorsque les séquences génétiques ne sont qu’associées à une simple probabilité d’être affecté, ou bien lorsqu’elles ne sont que corrélées à une histoire familiale particulière ou un ensemble de facteurs tiers habituellement liés à telle ou telle maladie.

spectres d’un risque

Les mutations dont il est question ici touchent aux formes par lesquelles, dans les démocraties libérales avancées, les personnes sont définies, les individus sont gouvernés, et les individus se gouvernent eux-mêmes [1]. Dans ces sociétés, la réorganisation de nombreuses pathologies sur un axe génétique crée l’obligation de toujours agir au présent, en lien avec les futurs possibles qui se font jour. On reconnaît là une caractéristique plus générale portée par la notion de risque. Mais alors que le fait héréditaire fut longtemps associé à diverses philosophies du risque, la mise à disposition des tests de prédictivité génétique confère au risque génétique une autre dimension qualitative. Elle crée en effet de nouvelles catégories d’individus et ouvre de nouveaux espaces de calculabilité du risque. Nombreux sont ceux qui craignent que des individus affectés d’un risque génétique se traitent et soient traités par les autres (de leur employeur à leur compagnie d’assurance, en passant par leur conjoint et leur conseiller génétique) comme si leur nature et leur destin étaient marqués de façon indélébile par cette singularité génétique, en dépit du fait que « l’effet » des gènes peut être inconnu, que seuls un certain pourcentage d’individus de cette catégorie subiront effectivement la pathologie crainte, et que le moment de l’attaque et l’intensité de la maladie sont imprévisibles. Les débats dans bon nombre de pays en Europe et en Amérique du Nord se sont ainsi concentrés sur la question de savoir si de telles personnes souffriront de stigmates sociaux et seront exclues d’un certain nombre de services et d’offres. Il est également possible que ces individus soumis au risque génétique, en dépit du fait qu’ils sont normaux et en bonne santé, soient volontairement ou involontairement placés sous l’égide de professions médicales, psychiatriques ou judiciaires, et sujets à diverses formes de surveillance et de traitement, et ce au nom même de la prévention.

Est alors dénoncée la généticisation massive de l’identité individuelle, puisque le sujet humain est réduit à la simple expression de sa dimension génétique. La généticisation est vue comme une tactique de confinement de l’individu, à rebours des principes de libre volonté, d’intentionnalité, de responsabilité. « L’individu cloué par une labellisation génétique peut être isolé du contexte dans lequel il/elle devient malade (...). L’individu se voit enjoint de changer, mais la société reste intouchée ; les problèmes sociaux deviennent des pathologies individuelles [2]. » L’emploi de la connaissance génétique pour le diagnostic et le traitement est alors associé (volontairement ou non) à des stratégies politiques réactionnaires et stigmatisantes. Certains ont ainsi évoqué l’émergence d’une « nouvelle underclass sociale issue de la discrimination génétique : les « malades asymptomatiques » [3] ».

identités rebelles

Ces arguments convainquent sur de nombreux points. Mais considérés dans leur logique d’ensemble, ils sont trompeurs. Il faut tout d’abord relever que la nouvelle génétique introduit de nouvelles pratiques identitaires. Dans les sociétés libérales avancées, la vie est une entreprise stratégique : « La santé et la maladie deviennent des outils de la production de soi et de l’exercice de la subjectivité individuelle, dotés des pleines facultés de choix et de volonté [4]. » Ces trois dernières décennies, bien des aspects du langage biomédical employé pour décrire et juger (pression sanguine élevée, rythme cardiaque anormal, augmentation du taux de cholestérol, etc.), se sont vus transportés du discours ésotérique de la science vers l’expertise profane des citoyens. Comme ces vocables plus anciens, les langages génétiques rendent l’expérience de soi plus claire, et ils la réorganisent d’une toute nouvelle manière en la liant à de nouvelles valeurs concernant ce que nous sommes, ce que nous devons faire, ce qu’il nous est donné d’espérer. Les styles génétiques de pensée donnent une coloration génétique à nos stratégies de vie. Et ils entraînent, par ailleurs, de nouvelles responsabilités éthiques. Lorsqu’une maladie est considérée comme génétique, elle n’est plus un fait individuel. Elle devient un fait familial ; elle relève de la famille dans son histoire et ses évolutions à venir. La conception génétique de l’individu induit une « responsabilité génétique » : elle façonne une nouvelle prudence et de nouvelles obligations au regard du couple, des enfants, de la carrière et de la conduite de ses affaires financières.

L’argument de la généticisation suppose qu’il soit possible d’assigner une identité génétique à des individus ou des groupes. Cet argument nie une dimension essentielle de la subjectivité humaine, car c’est la création même du sujet qui est en jeu ici. Aujourd’hui, comme à la naissance de la médecine clinique, la personne malade cache sa maladie derrière sa corporéité et sa vitalité ; c’est le corps qui est malade. Mais cette somatisation de la maladie n’a pas débouché sur la passivité perpétuelle du patient, car la médecine clinique a peu à peu constitué le patient comme sujet « actif » dans le jeu du traitement. Même si elle ne nie pas que la maladie soit inscrite dans le corps, la pratique médicale contemporaine exige du patient qu’il prenne part à l’élaboration du diagnostic afin de contribuer à l’identification de la maladie, elle demande qu’il se lie à la pratique curative en tant qu’élément d’une alliance thérapeutique, et elle lui conseille du reste de conduire sa vie avec prudence au regard des risques auxquels la maladie l’expose. La même chose est à attendre de la fabrication de personnes frappées par le risque génétique. Le patient est tenu de devenir éduqué, prudent et actif ; un allié du médecin, un proto-professionnel, avec qui il partage une responsabilité dans le fait d’aller mieux. Pas étonnant, dans ce contexte, de constater qu’au moment où se diffusent les idées de risque génétique, les individus eux-mêmes demandent des tests génétiques, et que des sociétés commerciales mettent à disposition des instruments qui offrent des tests immédiats aux consommateurs. Ainsi, début 2005, DNA Direct, basée à San Francisco, offrait des tests pour détecter des prédispositions aux désordres antitrypsin alpha-1, au cancer du sein (employant des tests développés et brevetés par Myriad Genetics), au cancer de l’utérus, à la fibrose cystique, à l’hémochromatose, à l’infertilité, aux fausses couches répétées et à la thrombophilie. « Nos tests et nos services peuvent vous rendre plus forts [empower you] », précise leur site web, qui cite un client heureux : « Je me suis testé chez moi. Découvrir permet d’expliquer le passé (...). Et cela m’aidera désormais à me garder en bonne santé. »

On craint également, on l’a dit, que les nouvelles médecines génétiques resserrent l’attention autour de l’individu alors considéré comme un isolat. Je ne suis pas d’accord. Car ces nouvelles médecines font des individus de nouveaux sujets, définis à travers leur localisation dans des réseaux de parenté et d’obligations. Dans son étude sur les consultants en génétique, Armstrong et ses collègues montrent comment l’identité génétique de l’individu conseillé est caractérisée par sa localisation dans un système de relations (qui cartographie un ensemble de relations lignagères s’articulant à un ensemble de maladies), relations sociales et familiales qui sont remaniées selon une grille génétique [5]. La maladie ou l’état de santé deviennent « affaires de famille ». L’identité génétique est révélée et replacée dans un réseau de connections génétiques recouvertes par les mémoires et les liens familiaux, qui s’ajoutent alors au fardeau des obligations mutuelles et des engagements curatifs, avec tous les dilemmes éthiques que cela comporte. En devenant l’élément d’un tel réseau génétique, le sujet exposé au risque génétique sera porté à repenser les relations qu’il a avec sa famille (amants, conjoints potentiels et conjoints présents, enfants, petits-enfants, etc.) au crible des préoccupations liées au risque et à l’hérédité. Toutes ces personnes sont dès lors susceptibles de redéfinir leurs formes de vie (style de vie, régime, loisirs, alcool, tabac), et refaçonnent ainsi les relations avec ceux et celles avec lesquels ils interagissent. Ils tissent par ailleurs de nouvelles connections (non plus liées à la « société », mais liées à la « communauté »), et forment alors des groupes et des associations qui lient tous ceux exposés à des risques semblables : patients de certains hôpitaux ou cliniques, participants à des essais thérapeutiques, sujets de documentaires ou de fictions portés à la radio, la télévision, ou le cinéma. L’étude que Carlos Novas a conduite sur les forums Internet et les chat-rooms liés à la maladie de Huntington est exemplaire de ce point de vue : elle montre (comme autrefois les pratiques de confession et journaux intimes) l’émergence de pratiques informelles de divulgation réciproque, qui finissent par créer des communautés virtuelles où circule et s’exprime une nouvelle forme d’autorité ; non pas l’autorité fondée sur le statut ou la possession de propriétés ésotériques, mais l’autorité fondée sur l’expérience. Cette autorité est l’instrument de nouvelles technologies de soi.

C’est pourquoi la généticisation de l’identité doit être replacée dans le champ plus large des pratiques identitaires. Les démocraties libérales avancées sont traversées par de multiples pratiques d’identification et de revendications identitaires (en termes de nationalité, culture, sexualité, religion, choix diététiques, styles de vie, et autres). Seules quelques-unes de ces identités ascriptives sont de nature biologique ou biomédicale. Les sujets peuvent réécrire des aspects de leur identité en des termes biologiques, tandis que d’autres contestent justement ces réécritures, parfois de manière véhémente. Et ces identités restent plurielles : on est identifié comme homme homosexuel dans tel champ de pratiques, musulman dans tel autre champ, porteur d’une drépanocytose dans un autre. L’identité génétique est rarement hégémonique. Dans le domaine des pratiques assurantielles, notamment, l’information génétique est prise comme un élément parmi d’autres : l’histoire médicale, les habitudes éventuelles comme la cigarette, les risques associés à des choix de style de vie, etc. Et les juges se sont montrés remarquablement résistants à l’égard des tentatives de redéfinition de la responsabilité pénale ou de l’intentionnalité devant la loi sur le fondement de preuves génétiques. Les idées et conceptions sur le biologique, le biomédical et l’identité génétique vont certainement se diffuser, interagir et se combiner avec d’autres aspirations identitaires. Je doute qu’elles les supplanteront.

risque génétique et assurance

Certes, l’information génétique a une influence certaine sur les pratiques assurantielles, notamment lorsqu’il s’agit de segmenter les populations [to unpool risks]. Si les assurances socialisent les risques, la tendance actuelle consiste à utiliser le savoir sur les individus pour ranger chaque assuré dans la catégorie de risques qui lui est propre. Cette stratégie est conduite au regard d’une double obligation : ne pas alourdir la charge des assurés prudents par les coûts induits par les assurés imprudents, et maximiser la profitabilité des parts et actions en intégrant toutes les informations connues dans les équations de calcul de risques.

Il faut toutefois porter un regard attentif sur ces pratiques assurantielles. Rappelons d’abord que, aux États-Unis par exemple, quasiment 40 millions de personnes n’ont pas d’assurance-maladie, de quelque sorte que ce soit, si bien que leur exclusion éventuelle de l’assurance pour caractéristiques génétiques ne changera pas grand-chose. Plus généralement, l’introduction du risque génétique n’est pas aujourd’hui le vecteur tant craint de modifications des comportements assurantiels. Dès les années 1990, bon nombre d’États américains ont adopté des lois qui interdisent l’usage des informations génétiques par les compagnies d’assurance en vue d’établir les polices de contrat d’assurance-maladie, et une loi fédérale fut promulguée en 1999 par le président Clinton interdisant le recours aux tests génétiques dans le domaine du recrutement et de l’assurance-maladie. Une étude publiée en 2000 conclue toutefois au très faible impact de ces dispositions, dans la mesure où personne ne dispose véritablement de cas documentés d’assureurs demandant des tests génétiques pré-symptomatiques [6].

Car les assureurs défendent l’idée qu’il n’y a plus aujourd’hui de différence significative entre l’information génétique et les autres types d’information sanitaire, et que la distinction entre le risque génétique et les autres types de risques n’est plus déterminante. C’est ce que soutient notamment Pokorski, un des dirigeants influents des compagnies de réassurance : les manuels de médecine posent que pratiquement tous les états de santé ont une base génétique ; le National Center for Human Genome Research a observé que « pour des raisons de politique publique, il sera incroyablement difficile de distinguer les maladies génétiques des maladies non génétiques, et l’information génétique de l’information non génétique [7] » et un éditorial du Lancet défendait l’idée qu’il serait bientôt « impossible de parler de médecine et de test génétiques comme de deux créatures distinctes »...

La même dynamique se fait jour en Grande-Bretagne. Le code de déontologie des assurances britanniques adopté en 1997 pose également qu’il est non seulement conceptuellement injustifié, mais aussi pratiquement impossible, de distinguer l’information génétique des autres informations médicales pertinentes pour les assureurs. Et pourtant, le Human Genetic Advisory Commission mis en place par le gouvernement britannique a publié la même année un rapport recommandant un moratoire sur toute requête de test génétique préalable à la contractualisation d’une assurance-santé... et en mars 2005, le gouvernement britannique étendit ce moratoire jusqu’en 2011. Cette convention fut signée, comme le gouvernement le précisa dans un communiqué de presse, non pas en raison de cas de discrimination avérés, mais à la seule fin de rassurer les personnes envisageant de passer un test génétique. Au finale, l’impact effectif de la raison génétique sur les pratiques assurantielles dépendra clairement de la force des contestations politiques. La vérité de certaines propriétés génétiques sera contestée et les argumentations déterministes auront une bonne chance d’être rejetées par toutes les parties.

Au-delà, l’individu somatique qui incorpore son statut génétique devient également un sujet d’auto-réalisation [self-actualization], de responsabilité, de choix, et de prudence : une éthique qui ne peut être opératoire qu’à la lumière de la connaissance dont chacun dispose de sa vérité corporelle. L’identité génétique, soulignons-le encore, entraîne la « responsabilité génétique ». S’ouvre en effet tout un ensemble de perspectives pour l’auto-problématisation éthique. Avec l’émergence de la personne marquée par le risque génétique, les gènes eux-mêmes en viennent à constituer une « substance éthique [8] », qui œuvre sur soi (identité génétique, reproduction, santé) et sur autrui (la fratrie, les parents, l’union, les enfants). Et ce travail d’une éthique définie en termes génétiques devient l’allié d’un type plus général de travail sur le soi dans les démocraties libérales avancées, qui construisent la vie comme un projet, borné par les valeurs d’autonomie, d’auto-réalisation, prudence, responsabilité, choix.

Post-scriptum

Nikolas Rose est professeur de sociologie à la London School of Economics.

Notes

[1NdT : de manière plus générale, les « démocraties libérales avancées » sont les régimes qui se caractérisent par le « gouvernement à distance », c’est-à-dire par la capacité d’agir sur les conduites en définissant les modalités des rapports entre liberté individuelle et responsabilité individuelle (cf. Nikolas Rose, Powers of Freedom. Reframing Political Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 1999).

[2Abby Lippman, « Led (astray) by genetic maps. The cartography of the human genome and human health », Social Science and Medicine, 35, 12, 1992, p. 1472-1473.

[3Paul Billing et al., « Discrimination as a consequence of genetic testing », American Journal of Human Genetics, 50, 3, 1992, p. 476.

[4Monica Greco, « Psychosomatic subjects and ‘the duty to be well’. Personal agency within medical rationality », Economy and Society, 22, 3, 1993, p. 357-372.

[5David Armstrong, Susan Michie et Theresa Marteau, « Revealed identity. A study of the process of genetic counselling », Social Science and Medicine, 47, 11, 1998, p. 1653-1658. Voir aussi Emil Konrad, Narrating the New Predictive Genetics, Cambridge, Cambridge University Press, 2005.

[6Mark Hall, « The impact of genetic discrimination on law restricting insurer’s use of genetic information », American Journal of Human Genetics, 66, 2000, p. 293-307.

[7NCHGR, Genetic Information and Health Insurance. Report of the Task Force,Bethesda, National Institute of Health, 1993.

[8Michel Foucault, Histoire de la sexualité,vol. 2, L’Usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p. 33.