Vacarme 40 / cahier

écritures de la musique / 4

Sauve qui peut (la musique)

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La musique, paraît-il, adoucit les mœurs. L’énoncé ne relève pas seulement du dicton, mais constitue un topos bel et bien prégnant dans les discours sur la musique. Il porte en lui le lien supposé de nature qui unit la musique et l’émotion, fondateur des fameux « pouvoirs de la musique ». Et de là à envisager cette dernière comme solution politique, il n’y a qu’un pas souvent bien vite franchi. Or, une telle façon de penser les rapports entre musique et politique ne résiste pas à l’examen. Démonstration.

Pour rendre compte du triomphe de la chanteuse Chada Hassoun le 30 mars dernier à un fameux jeu télévisé, l’AFP titrait : « en Irak, la nouvelle idole de la Star Academy arabe éclipse les violences » ; Sabah Ahmed, présenté dans la dépêche comme un islamiste chiite de Nadjaf, y déclarait également : « J’ai des réserves sur la chanson, mais avec sept millions de voix, elle bat tous les politiciens irakiens. C’est un facteur d’union pour le pays. » Aussi la musique a-t-elle, l’espace d’une soirée, arrêté le bruit des armes, suspendu le temps de la guerre civile. Dit autrement : la musique a adouci les mœurs. On reconnaît là l’un des adages les plus partagés sur les effets de la musique. On sait pourtant au moins depuis l’Odysséed’Homère que le chant a des vertus qui peuvent aussi conduire les hommes à se détourner du droit chemin et à se jeter dans les bras de la mort. Il n’en reste pas moins que par ces deux exemples se trouvent mis en mots les pouvoirs de la musique. En cela, l’écriture des émotions sonores est un genre à part entière. S’il ne s’agit pas d’en faire la généalogie et encore moins un recensement, il convient toutefois de s’interroger aujourd’hui sur différents argumentaires qui désignent la musique comme solution à des problèmes politiques. Pourquoi en effet ne pas imaginer qu’elle puisse être un agent de la paix dans le monde et ne pas communier dans l’attente de son règne bienfaiteur ? Woody Guthrie ne gravait-il pas sur ses guitares « This Machine Kills Fascists » ?

Tout d’abord, il y a une évidence : émouvoir serait dans la nature même de la musique et son efficacité se trouverait logée en son sein. Il suffit de lire pour s’en faire une idée les pages qu’Aristote, délivrant comme un manifeste de musicothérapie, consacre aux effets cathartiques de la musique : « Car la passion qui assaille impétueusement certaines âmes se rencontre dans toutes, mais avec une différence de moins et de plus, ainsi la pitié, la crainte et aussi l’enthousiasme. En effet, certains sont possédés par ce mouvement, mais nous voyons que quand ces gens ont eu recours aux mélodies qui jettent l’âme hors d’elle-même, ils sont ramenés, du fait des mélodies sacrées, à leur état normal comme s’ils avaient pris un remède et subi une purification [1] ». Jankélévitch ne dit pas autre chose : « la musique agitsur l’homme, sur le système nerveux de l’homme et même sur ses fonctions vitales ». Elle « humanise » et « n’est pas seulement une ruse captivante et captieuse pour subjuguer sans violence, pour capturer en captivant, elle est encore une douceur qui adoucit : douce elle-même, elle rend plus doux ceux qui l’écoutent, car en chacun de nous elle pacifie les monstres de l’instinct et apprivoise les fauves de la passion [2] ». Ces déclarations par-delà les siècles tentent de dire ce qui ne semble pouvoir l’être ; elles posent surtout un lien consubstantiel entre émotion et musique. Et c’est en vertu de ce postulat que la musique est convoquée régulièrement depuis l’Antiquité pour des programmes d’édification morale : savoir maîtriser sa puissance revient à savoir se contrôler soi-même. L’appel obstiné lancé aujourd’hui par le musicien Daniel Barenboïm pour que l’école prenne en charge une éducation musicale n’en est qu’un nouvel avatar [3].

Le West-Eastern Divan qu’il a fondé et qui rassemble de jeunes musiciens du monde arabe, d’Espagne et d’Israël, fait figure de laboratoire exemplaire [4]. Installé à Séville depuis 2002, l’orchestre s’est produit dans de nombreuses capitales, à Paris le 23 août 2006 par exemple. En 2005, un documentaire a été réalisé à la gloire de cette aventure et diffusé sur Arte [5] peu de temps avant le premier concert donné dans une ville du monde arabe, à Ramallah. Le succès médiatique de l’opération a été en particulier porté par la forte personnalité de Daniel Barenboïm et a bénéficié de la caution intellectuelle d’Edward W. Saïd. L’ensemble du projet repose sur cette belle idée que la musique produit de l’harmonie sociale et favorise l’amitié entre les peuples, Barenboïm n’hésitant pas à affirmer : « À travers le West-Eastern Divan, nous avons réussi à réduire le niveau de haine qui existe au Proche-Orient [6]. » Qu’en est-il réellement ?

On ne peut pas nier qu’interprètes et auditeurs puissent être émus, qu’ils ressentent même un sentiment de communion. Mais est-ce la musique en tant que telle qui en est la source ? C’est oublier tout ce qui relève du contexte performatif qui modalise la réalisation musicale. Comment ne pas prendre en compte la totalité communicationnelle qui construit et conjoint tout à la fois le sens et l’émotion du concert ? Ainsi pour l’auditeur, ce qu’il ressent n’a pas grand-chose à voir avec les sons écoutés ; ou alors il faut admettre que cela relève d’une propriété structurelle de la musique. Or ce n’est pas parce que l’on joue une symphonie concertante de Mozart que s’expriment le dialogue interculturel et la joie d’être ensemble ! Et l’intention du compositeur n’est rien d’autre qu’une intention : on peut vouloir exprimer la joie, il n’est pas dit qu’elle s’exprime effectivement. Il peut se produire en outre exactement le contraire : pour peu que l’interprétation ne nous satisfasse pas, c’est l’ennui, voire la colère, qui nous envahit. Pour les musiciens du West-Eastern Divan, tout a été soigneusement préparé au cours d’ateliers qui ne servent qu’à « inscrire et à rendre saillante la personne de l’énonciation dans l’énoncé [7] ». En surinvestissant au préalable la portée même de l’enjeu au cours de discussions où il n’est question que de comprendre qu’il faut s’entendre, les interprètes jouent l’émotion, l’affichent et la donnent en spectacle. L’effet ressenti apparaît dès lors comme une construction signifiante, qui naît de l’implication de chacun dans un moment « qui inclut un locuteur qui énonce, un allocutaire à qui on s’adresse, un temps et un lieu qui précède et qui suit [8] ». En cela, « une émotion musicale apparaît indissociable d’une attente esthétique, culturellement déterminée [9] » : dès lors, il n’est d’émotion musicale que celle que l’on veut avoir.

Par ailleurs, au fondement du West-Eastern Divan s’exprime une certaine conception de la musique. Pour Barenboïm, celle-ci « peut nous permettre d’apprendre énormément de choses. La musique a cette double capacité : d’un côté, elle vous permet d’oublier tous les soucis de la vie quotidienne, et, d’un autre, à travers elle, on apprend tout ce qui est important et profond sur l’humanité : la relation entre le détail et la totalité, la relation entre le cerveau et le cœur (sans oublier l’estomac...). La musique est l’ennemie de la division, elle ne permet pas les séparations [10]. » En somme, elle est le langage de la paix, elle transcende les frontières et se présente comme un phénomène universel. Cette croyance est le soubassement idéologique du projet. Barenboïm affirme là son rejet des nationalismes identitaires, sa vie épousant d’une certaine manière son combat internationaliste et pacifiste, lui-même étant né en Argentine, ayant grandi en Israël et travaillant avec les orchestres du monde entier. Qu’y trouver à redire ? Ne faut-il pas se réjouir d’un monde qui donnerait à la musique sa juste place ? Il n’est pas certain cependant que ce soit en ces termes qu’il faille raisonner. La musique ne peut pas tout. De plus, rien de moins assuré que l’utopie d’une musique tout à la fois de nulle part et de partout au service de la paix dans le monde. L’accord entre les hommes ne serait-il possible que dans le même et l’identique ? Faudrait-il pour s’entendre se reconnaître forcément dans l’esprit commun et supérieur d’une Musique ? C’est paradoxalement une solution et une vision anti-humanistes que portent ces discours : il n’y aurait de cohabitation possible qu’avec des minorités solubles dans une musique une et indivisible. Drôle d’idéal ! En confondant l’autre avec soi, on court le risque de fermer ses oreilles aux discordances et dissonances nées des usages multiples qui font les musiques. On tend surtout à les ramener à notre propre idée de (ce que doit être) la musique. En définitive, les pouvoirs de la musique ne sont pas prêts de porter la musique au pouvoir. À défendre absolument la musique, on en fait un absolu étanche aux pratiques sociales qui la constituent. Au matin du samedi 31 mars, quatre attentats, dont deux à Bagdad, faisaient une quinzaine de morts et une soixantaine de blessés.

Notes

[1Aristote, Les Politiques, 1342a, Paris, GF, 1993, p. 542-543 (traduction de Pierre Pellegrin).

[2Vladimir Jankélévitch, La Musique et l’Ineffable, Paris, Seuil, 1983, respectivement p. 7 et 10.

[3Le thème est récurrent dans Daniel Barenboïm et Edward W. Saïd, Parallèles & paradoxes. Explorations musicales et politiques, Paris, Le Serpent à Plumes, 2003.

[4Pour plus d’informations, voir http://west-easterndivan.artists.warner.de.

[5Nous ne pouvons qu’atténuer la hainede Paul Smaczny (Allemagne, 1h30, ZDF). On peut en voir des extraits sur le site d’Arte : http://www.arte.tv/fr/art-musique/daniel-Barenboïm/Videos-Grenade/963166.html.

[6Daniel Barenboïm, in Karim Emile Bitar et Robert Fadel (dir.), Regards sur la France. Trente spécialistes internationaux dressent le bilan de santé de l’Hexagone, Paris, Seuil, 2007, p. 85.

[7Luc Boltanski, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métaillié, 1993, p. 67. Voir sur ce point l’analyse que fait Denis Laborde du « produit » Glenn Gould, in « Gould dans Bach, un service public de l’émotion musicale », Gradhiva, n° 17, 1995, p. 94-110.

[8Tzvetan Todorov, Les Genres du discours, Paris, Seuil, 1978, p. 48.

[9Denis Laborde, « Des passions de l’âme au discours de la musique », Terrains, n°22, 1994. p. 89.

[10Daniel Barenboïm, in Karim Émile Bitar et Robert Fadel (dir.), ibid.