Friedlander, signes muets
par Anne Bertrand
De Bellocq à Robert Adams, en passant par Friedlander, Walker Evans, Robert Frank, Helen Levitt, Lewis Baltz... — après Diane Arbus et Meatyard, déjà apparus dans Vacarme —, douze récits empruntés à l’épopée de la photographie en Amérique. Plutôt qu’une tentative de panorama jamais complet, quelques histoires d’images mémorables.
à Jean-Louis Garnell
Lee Friedlander, né à Aberdeen, dans l’État de Washington, en 1934, vit et travaille depuis de longues années à New City, dans l’État de New York. Au cours d’un entretien donné à son ami William Gedney, en février 1987, il se rappelait avoir, à l’âge de cinq ans, suivi son père dans une chambre noire, et observé l’apparition de la photographie : « C’est un souvenir indélébile — un peu de cette sorcellerie qui est devenue mienne. »
L’anecdote se trouve dans l’essai de Peter Galassi, conservateur en chef pour la photographie au Museum of Modern Art de New York, introduisant au monumental catalogue (480 pages, 860 images dont 764 de Friedlander) de la monumentale rétrospective (près de 500 photographies) consacrée par ce musée à l’artiste, en 2005, avant de voyager en Europe, passant par la Galerie nationale du Jeu de Paume à Paris, à la fin de l’année 2006.
saturation de signes
Le texte de Galassi, pour les informations qu’il donne, recourant à la bibliographie existante, mais aussi à ses échanges avec le photographe et son épouse, ainsi qu’à leurs archives, est une mine, de même que l’ensemble des reproductions offre une banque d’images... mais il est inutile de chercher dans le premier la moindre synthèse, et quant à la présentation des photographies, dans ces pages comme sur les murs du Jeu de Paume (dont les espaces, limités, n’étaient guère adaptés), elle est tout sauf une réussite. « On n’y voit rien », eût dit Daniel Arasse — et telle n’était certainement pas l’intention du commissaire de l’exposition, signataire de la publication.
Il y aurait moyen de considérer la chose positivement : comme une sorte de réponse à l’œuvre pléthorique de Friedlander, composée de vues qui se caractérisent, pour la plupart d’entre elles, par une accumulation d’éléments sans véritable hiérarchisation — ce que le photographe désignera lui-même par « An Excess of Fact » (titre de la première étude qu’il rédige sur son travail, à l’occasion de la parution de The Desert Seen, en 1996).
Par leur profusion, leur densité faite d’objets variés mis sur le même plan, la complexité de leur structure, approchant le chaos organisé, par la brutalité de leurs cadrages et de compositions taillées à cru, nombre de ces images prennent le risque (pleinement assumé) de brouiller les pistes, déstabiliser le spectateur, le confondre, même, le repousser. La confrontation avec un matériau si concentré, si riche et si contradictoire, est une expérience étourdissante. Le défi, que le photographe remporte haut la main, est de donner à voir au spectateur ce qu’il n’aurait pas vu sans lui. Et tant pis si ses images résistent à l’analyse, et plus encore à la synthèse. Au mieux, on y verra cette « saturation de signes magnifiques baignant dans la lumière de leur absence d’explication » que Manoel de Oliveira disait aimer « en général » au cinéma (expression reprise trois ans plus tard par Godard dans Forever Mozart, en 1996, puis dans ses Histoire(s) du cinéma, en 1999). Sauf que cette tonalité quasi mystique ne convient guère à Friedlander — il vaudrait mieux se tourner vers le « vernaculaire » si cher aux Américains (et pourtant, parmi les livres préférés du photographe, figure Pierre ou les Ambiguïtés de Melville...).
Un journaliste, rendant compte de l’exposition parisienne, l’affirmait haut et fort : « Friedlander ne sait pas photographier. » Voilà qui sans doute eût ravi l’intéressé. À ses tout débuts, à partir du milieu des années 1950, il réalise les portraits inspirés de musiciens de jazz et de blues, notamment dans le Sud — le Count Basie Band (1956) en tournée, endormi dans son bus, la généreuse Mahalia Jackson, Newport, Rhode Island (1957), ou sous sa véranda Sweet Emma Barrett, New Orleans, Louisiana (1958) — jusqu’aux effigies en couleurs pour Atlantic Records, où figure en 1969 un Miles Davis tétanisé. Dans le même temps, Friedlander découvre les plaques de Bellocq à La Nouvelle-Orléans, et se construit une tradition photographique qui le nourrit, d’Atget à Robert Frank en passant par Walker Evans. Puis il rencontre le Pop, ses collages sans complexes, après avoir aussi sans doute hérité quelque chose de la conception picturale all over.
Mais dès le milieu des années 1960, souligne Galassi, tout est en place, et dans les images, les influences importent moins que ce qui désormais caractérise la photographie de Friedlander — lequel s’ingénie à faire exactement tout ce qu’il ne faut pas faire en photographie. À commencer par inscrire son image, ombre portée ou reflet, appareil en main, dans l’image — effet qu’il répète à satiété dans son premier ouvrage, Self Portrait (1970), mais auquel il recourt encore dans de récents paysages, comme Aspen, Colorado (2004). Or ses choix bien sûr sont pesés, au-delà du sens de la provocation, de l’humour, de l’auto-dérision ou du côté ludique qu’ils traduisent chez lui. De plus, ils se fondent sur une utilisation très maîtrisée de la technique photographique, et notamment des différents appareils employés — en dernier lieu, depuis 1990, un Hasselblad Superwide, dont des images carrées témoignent d’une incontestable virtuosité dans la gestion des éléments à travers l’espace et les plans.
En 1987, Friedlander évoque avec Gedney cette habitude tôt prise, et conservée depuis, de faire son miel de tout élément gênant. Quand « qui que ce soit d’autre préfèrerait s’éloigner de deux pas pour éviter ces poteaux, ces arbres, quoi que ce soit qui se trouve dans le champ, j’ai tendance à faire deux pas de plus vers ces obstacles, parce qu’ils font partie du jeu que je joue. Ce n’est même pas conscient ; j’ai probablement glissé vers ça sans m’en rendre compte... C’est comme un cadeau qu’on n’attendait pas ; tu trouves une chose qui te plaît et tu joues avec, le reste de ta vie. » Le photographe précise : « Plus tu utilises un grand angle, plus tu as de répondant, instinctivement, dans la mesure où tout, dans l’image, peut se lire comme si c’était au point, même si ça ne l’est pas. Dans la photo dont nous parlions hier, tout n’est pas parfaitement net ; on ne peut pas vraiment distinguer ce qu’est ce petit arbre. Mais en termes de contenu de l’image, tout ce qui doit être dit est dit, et c’est bien ainsi... C’est l’un des trucs avec le grand angle — il permet d’avoir plus de matière, que ce soit au premier plan, à l’arrière-plan, quel que soit l’objet que tu souhaites prendre. Même si une chose est légèrement floue, on a tendance à la ressentir comme faisant intimement partie du reste. »
Friedlander joue aussi, à l’occasion, sur l’économie de moyens, son efficacité — on se souvient du visage de ce bébé sur l’écran télé d’une chambre de motel, à Galax, Virginia (1962). Mais on ne saurait appréhender son travail par telle ou telle image isolée, non plus que par telle exposition, ou sélection de photographies, même réservant de courtes séquences aux projets, pour certains très ambitieux, qu’il entreprend, tels The American Monument (1976) ou Letters from the People (1993).
le livre médium
C’est Jean-Louis Garnell qui m’a mis entre les mains l’un des derniers livres de Friedlander, Sticks & Stones. Architectural America, près de deux cents photographies pleine page, publié par la Fraenkel Gallery de San Francisco et Distributed Art Publishers à New York en 2004. Dans le bref essai qui le conclut (« Like a friend who is not perfect »), James Enyaert pose qu’« aucune présentation de l’œuvre de Friedlander n’est plus efficace ni plus juste que celle que donnent ses livres. Des expositions peuvent offrir un aperçu, un résumé élégant de ce qu’il a vu, mais c’est dans ses livres que se reflète le plus clairement, dans toute sa profondeur, ce qu’il avait en tête lorsqu’il a réalisé telle ou telle série. On sent toujours sa main dans leur design graphique, la façon dont ils se présentent, et quant au processus de sélection et d’editing, il constitue un prolongement important de ce qu’il a su voir. Il l’a dit lui-même, il sait désormais que les livres constituent son véritable médium. »
Même s’il n’est pas forcément aisé de le vérifier pièces en main, Sticks & Stones (ou même, rétrospectivement, Self Portrait, réédité en 2005), le prouve avec éclat... et la comparaison avec d’autres publications élaborées sans son intervention le confirme cruellement. Il n’y a rien à voir entre le talent manifeste dont témoignent les premiers et la qualité des images réunies dans les seconds (je pense en particulier aux seuls ouvrages disponibles en français sur le photographe, les Photo Poche de 1987 et Photo Note de 1992, dont le second, Autoportrait, adapte malheureusement l’original qui l’avait inspiré).
Il faut replacer les publications de Friedlander — portfolios, éditions limitées et livres diffusés dans le commerce —, que recense utilement le catalogue du MoMA, dans leur contexte. En février 1963, le photographe vit de ses travaux pour la presse et de commandes diverses ; mais quand Harper’s Bazaar publie le portfolio Little Screens, son auteur est sidéré d’être contacté par un amateur désireux de lui acheter un tirage — il n’en avait jamais vendu. Par ailleurs, à la fin des années 1960, aucun éditeur n’avait voulu faire de ses travaux personnels un livre. Et même si les institutions muséales commençaient à s’intéresser à lui, il était encore trop tôt pour que des catalogues d’expositions personnelles le fassent connaître (comme en 1976 le William Eggleston’s Guideconçu par Szarkowski). Grâce aux ventes du portfolio réalisé en 1969 avec Jim Dine, Friedlander put réaliser lui-même Self Portrait l’année suivante, en créant chez lui Haywire Press, sa propre maison d’édition. Ainsi, le photographe tendait à se situer dans la lignée directe de ses aînés tant admirés, Walker Evans (American Photographs, 1938) et Robert Frank (Les Américains, 1958, dont Friedlander acquiert un exemplaire dès cette première édition française). Voilà qui explique le soin qu’il mettra toujours à l’élaboration de ses livres, avec des collaborateurs fidèles, telle Katy Homans, à New York, designer de Cherry Blossom Time in Japan (1986), Like a One-Eyed Cat. Photographs by Lee Friedlander 1956-1987 (1989), The Jazz People of New Orleans et Maria(1992), Letters from the People (1993), The Desert Seen(1996), American Musicians (1998), At Work (2002) et Stems(2003), ainsi que Sticks & Stones (2004). Ce dernier{}apparaît à l’opposé du catalogue du MoMA l’année suivante : l’un est une œuvre, l’autre pas (même si Katy Homans est également créditée comme designer, Galassi revendique dans la préface le choix et l’organisation des images, excepté pour les plus récentes, éditées par l’artiste lui-même).
Dans le cas de Friedlander, faire du livre de photographies son médium, et donc de chacun une œuvre, correspond d’abord à la conception de sujets aussi vastes que The American Monument, aussi singuliers que The Desert Seen ou Stems. Intervient ensuite ce mouvement en deux temps qui associe prises de vue multiples, puis choix sévère — car si la quantité compte dans la qualité du travail de Friedlander, ses livres illustrent bien son souci de sélection et d’agencement étudié. Enfin, le photographe répugnant à toute prise de parole en public, le livre (qu’il comporte ou non le texte d’un auteur, ou seulement une citation en exergue) parle pour lui, un discours s’articule, d’une image sur une page, ou d’une double page, à l’autre, au-delà de ce que pourrait dire chaque photographie.
un génie végétal
Cependant il est un autre angle sous lequel aborder l’art de Friedlander, qui échappe en partie à la chronologie, en partie aux projets successifs, et même aux analyses majeures de son œuvre par ses exégètes. En 1963, dans une note pour un portfolio de son œuvre que publie le périodique Contemporary Photography, Friedlander déclare que son sujet est « le paysage social en Amérique ». Trois ans plus tard, il participe, à la George Eastman House de Rochester, à une exposition collective intitulée « Towards a Social Landscape ».
En 1967, Szarkowski, qui sera le premier à exposer Friedlander seul dans un musée (« Gatherings », 1972, puis surtout une rétrospective itinérante, en 1974, avant « Nudes » en 1990), présente ses images au MoMA, avec celles de ses contemporains Diane Arbus et Garry Winogrand. L’exposition s’appelle « New Documents » et un texte s’inscrit sur le premier mur : « La plupart de ceux qu’on a qualifiés de photographes documentaires [...] ont pris leurs photographies au service d’une cause et de la société. [...] Au cours de la décennie qui vient de s’écouler, une autre génération de photographes a utilisé l’approche documentaire à des fins plus personnelles. Leur but n’était pas de réformer ce qui devait l’être dans la vie d’aujourd’hui, mais de la connaître. Leurs travaux manifestent une sympathie — même, une affection — pour ce qui dans notre société est imparfait, fragile. Ils aiment le monde réel, malgré ce qu’il peut avoir de terrifiant, ils l’aiment comme la source de choses qui émerveillent, qui fascinent, qui ont leur valeur — et celle-ci n’est pas moins précieuse parce qu’il s’agit d’un monde irrationnel. »
De l’idée de « paysage social » à l’étiquette de « document nouveau », et surtout à travers le souffle de The American Monument, à travers la quantité d’images urbaines qu’il prend en sillonnant les États-Unis, Friedlander, dira Galassi, s’est fait un nom comme photographe de la ville. La chose est acquise, même si la rétrospective de 2005-2006 montre également les Portraits de proches, les Nus des années 1980, les séries Factory Valleys(1982) ou At Work (2002)...
Cependant, une quasi-constante dans son art n’a fait que se renforcer, pour s’épanouir ces dernières années. Je ne parlerai pas de goût pour la nature, les fleurs, les paysages. Et ce que j’évoque n’a rien de commun avec les vues harmonieuses d’Ansel Adams, ou celles, ambivalentes, de Robert Adams. Ce que traduisent tôt, et aujourd’hui encore, certaines images de Friedlander, et de plus en plus ses livres — le portfolio Photographs of Flowers dès 1975, Flowers and Trees en 1981, l’édition limitée Cherry Blossom Time in Japan en 1986, The Desert Seen en 1996, Stemsen 2003, et dernièrement Apples and Olives, en 2005 —, c’est un lien très particulier avec le règne végétal, et pour l’exprimer, un génie véritable. Cela pousse à vue d’œil, grandit, s’entremêle, se couvre de feuilles, fleurs ou fruits, de neige, se dénude, c’est gracieux, puissant, tordu, parfois presque inquiétant, tant cela se dresse, tourne, monte vers le ciel et ne meurt pas : la vitalité même, que les hommes y soient pour quelque chose ou, généralement, pour rien.
Ce génie végétal apparaît inopinément. Lorsque Friedlander photographie la statue duMajor General Harry W. Slocum, Napoleon Gun, and Stevens’ Fifth Maine Battery Marker, Gettysburg National Military Park, Pennsylvania(1974), derrière le lacis de basses branches d’un arbre au tronc très droit, de branchages d’un arbuste à côté, d’autres au premier plan, sur les côtés, en haut, nus ou pourvus de bourgeons, jeunes feuilles, fleurs en boutons, écloses. Ou lorsqu’il photographie la pièce d’eau du Jackson Park, Chicago, Illinois (1988), les feuilles tombées près du bord, et surtout l’arche formidable des branches du saule, qui s’élèvent ou s’étendent, parallèles à la surface, la trame serrée du feuillage et ces lignes empêchant de lire, par deux fois, l’architecture néo-classique sur l’autre rive, et son reflet dans l’eau.
Au-delà d’un intérêt marqué pour ce sujet (par comparaison, les photographies d’animaux sont rares), les innombrables équipées, en famille, à travers les États-Unis, notamment pour l’élaboration de The American Monument, auront sans doute permis des repérages ; les voyages au Japon, à partir de la fin des années 1970, ont eu leur importance (Friedlander dira que pour lui, « les cerisiers y sont toujours en fleur »), de même que de récents séjours en Europe continuent d’exprimer le plaisir de photographier pommiers en France, oliviers en Italie. Pourtant le déclencheur aura probablement été, paradoxe, le désert, tel que le révèlent, au milieu des années 1990, les formidables images de The Desert Seen, l’artiste se trouvant stimulé à la fois par l’esprit du lieu et par un matériel spécifique. Ici le végétal le plus ingrat, sec, épineux, agressif ou hostile, envahit le cadre, il semble se projeter, tendre vers le spectateur toute son énergie, sa vigueur essentielle.
Or pour le photographe, l’Ouest est le lieu du paysage. Un jour il a parlé de son enfance, « au pied des Olympic Mountains, dans l’État de Washington — une merveille de mystère que cet endroit, une forêt de type tropical, entre les rivières Hoh et Quinault. Une forêt immense, dense, épaisse au point que même en plein jour il faisait toujours sombre, et d’un calme au-delà de tout. Je considérais cet endroit splendide comme allant de soi, c’était mon terrain de jeu. J’étais de là-bas. J’en faisais partie, et c’est encore le cas... La merveille demeure et je ressens toujours le même lien, la même appartenance. Cet endroit est à moi, je suis à lui. »
De fait, si Friedlander photographie la jungle des villes, aussi les hommes et les femmes, les enfants qui l’entourent, la part intime de son œuvre est peut-être dans cette forêt d’origine, qui lui aura appris à voir une profusion (sinon saturation) de signes dont il n’est pas question de dévoiler le sens enfoui, secret. Jamais il ne photographie les plaines cultivées, immenses étendues de maïs ou soja, à la gloire des fermiers et de l’agriculture. Rien ne vient s’interposer entre sa perception du végétal et l’image directe qu’il en donne : ce génie lui est propre et quelque chose en lui correspond intensément à l’urgence, à la vitalité de la végétation, quelle qu’elle soit, dont témoignent ses images. Il s’agit d’une vie sauvage, qu’il montre telle qu’en elle-même, surtout sans rien en expliquer, décrypter, ni rien ajouter à ce qui parle de soi — sauvage autant qu’il l’est probablement lui-même.