Vacarme 29 / Prologue / 1984

marche, arrêt

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17 juillet 1984 : l’Assemblée Nationale vote à l’unanimité la création d’une carte de résident de dix ans, délivrée « de plein droit » aux étrangers vivant en France. Mais dès le 4 décembre, le décret d’application lui adjoint une série de conditions restrictives, exigeant que les demandeurs fournissent la preuve de leur entrée régulière sur le territoire. En six mois, la principale conquête de la « Marche des Beurs » est venue buter sur la raison administrative, inaugurant vingt ans d’une coexistence amère, et d’une politique d’immigration toujours plus suspicieuse. Retour sur une égalité manquée.

« La Marche pour l’égalité et contre le racisme » démarre de Marseille, dans une quasi-indifférence, le 15 octobre 1983. Lorsqu’elle arrive à Paris, le 3 décembre, elle est accueillie par 100 000 personnes, mais elle est surtout devenue « La Marche des Beurs ». Les marcheurs sont reçus le jour même par le Président de la République qui promet de délivrer une carte unique de séjour et de travail de dix ans. Cette séquence est décisive : l’indifférence puis l’engouement, le coup politique et l’effet d’annonce, la restriction de la portée « multi-ethnique » (voire l’indifférence à cette portée) de la marche à sa seule dimension « beur »... Elle préfigure la manière dont pendant les vingt années qui ont suivi ces questions ont été traitées, ou plus exactement ont été mal traitées.

Les partis et l’immigration

En 1983, François Mitterrand est au pouvoir depuis deux ans déjà. Si le tournant de la rigueur n’est encore qu’amorcé (bien amorcé néanmoins), un certain nombre de propositions du candidat socialiste ont été progressivement abandonnées, à commencer par le droit de vote des immigrés aux élections municipales. En revanche, dès l’été 1981, le gouvernement a commencé à procéder à une régularisation des clandestins, qui s’avèrera, en fin de processus, plus large que celle initialement prévue. De même, le secrétariat d’État aux Immigrés, rattaché, dès sa création en 1974 puis pendant les années Giscard, au ministère du Travail, dépend à partir de 1981 du ministère de la Solidarité nationale, manière symbolique de dépasser cette catégorie d’État dans laquelle a été pensée l’immigration [1] dès le XIXème siècle.

En 1983, aux municipales, le Front national obtient ses premiers succès : dans le XXème arrondissement de Paris, où Jean-Marie Le Pen recueille plus de 11% des voix, et à Dreux où, en mars 1983, le RPR René-Jean Fontanille et le FN Jean-Pierre Stirbois présentent une liste commune au premier tour (alliance inaperçue et oubliée...), qui rassemble près de 31% des voix. Jusqu’à l’élection partielle de septembre, consécutive à l’annulation de ce dernier scrutin, le FN n’attire l’attention ni des professionnels de la politique, ni des médias. En revanche, en septembre, le score du FN au premier tour (16,7% des voix), puis l’alliance (victorieuse) au second tour avec la liste UDF-RPR, suscitent l’intervention des leaders politiques nationaux et une controverse publique. Tandis que la droite dite classique (à l’exception notamment de Simone Veil) banalise ces alliances, la gauche inaugure un type de riposte, fondé sur l’assimilation du FN au nazisme et au fascisme, qui, certes, peut avoir son efficacité, mais ne se confronte pas aux enjeux contemporains sur lesquels l’extrême droite construit ses succès (et la droite sa stratégie d’opposition). Enfin, au moment même de la marche se déroule à Aulnay-sous-Bois (municipalité communiste) une autre élection partielle, à la suite là aussi d’une annulation. Le lieu n’est pas indifférent : c’est à l’usine Citroën d’Aulnay que se sont déroulées de grandes grèves, et le FN rappelle pendant toute la campagne que les communistes et la CGT « disposent sur place d’une masse de manoeuvre, les travailleurs immigrés, et d’un meneur à leur dévotion, le redoutable Akka Ghazi » [2]. La liste FN frôle au premier tour les 10% des voix.

En fait, l’inattention première au FN (mais il est vrai que, là aussi, dans les vingt années qui suivent, et en dépit de tous les signes de son enracinement, ce sont toujours la surprise et la stupéfaction qui ponctuent chacune de ses progressions...) tient à ce que son discours se distingue de celui de la droite classique par sa modalité (violente, voire pornographique) plus que par son contenu. L’argumentaire de la droite est alors forgé par le Club de l’Horloge et autres clubs de la « Nouvelle droite » (dont certains membres passeront au FN dans les années qui suivent). Celle-ci, à partir de l’hypothèse (reprise de Gramsci, dûment cité) selon laquelle la gauche avait construit son hégémonie sur ses productions intellectuelles, a entrepris dès la fin des années 1970 de renouveler l’idéologie de la droite. C’est ainsi qu’elle construit, faisant fonds sur la régularisation des clandestins et sur la politique anti-sécuritaire de Robert Badinter à la Chancellerie, l’immigration en enjeu politique : « Il faut arrêter cette invasion par une véritable politique de l’immigration [...]. Nous demandons l’expulsion des faux étudiants et des délinquants », lit-on par exemple dans les tracts de la liste UDF-RPR à Paris. À Grenoble, d’autres dénoncent les origines arabes du maire, Hubert Dubedout, battu par Alain Carignon au premier tour.

Les étés chauds des cités de banlieue

Cette focalisation sur les clandestins et la délinquance s’accompagne de la « découverte » des banlieues. Dès l’été 1981, en effet, des échauffourées ont eu lieu aux Minguettes, une cité de la banlieue lyonnaise. De même que, quinze ans plus tard, la presse et les professionnels de la politique utiliseront, avec à la fois horreur et gourmandise canaille, un mot qu’ils veulent indigène, « tournante », là, c’est de « rodéo » (le vol de voitures en centre-ville, conduites à pleine vitesse, voire brûlées ensuite) dont il s’agit. En réalité, toute une série de phénomènes complexes aboutit à ce que, pour la première fois, des jeunes d’origine arabe soient visibles, au sens propre du terme. Le premier âge de l’immigration, pour reprendre les distinctions d’Abdelmalek Sayad, avait amené en France des hommes, souvent seuls, logés en meublés, foyers ou chez les marchands de sommeil -conditions qui sont celles-là même qui provoquèrent la mobilisation de Michel Foucault, du GIP (Groupe d’Information sur les Prisons) et de la Gauche Prolétarienne, en novembre 1971, à la Goutte d’Or. Les familles, quand elles étaient présentes, vivaient en bidonvilles [3], puis en cités de transit. Progressivement, le regroupement familial et les naissances d’une part, la modification du logement social (les immeubles HLM, désertés par les petites classes moyennes et l’aristocratie ouvrière qui gagnent les centre-villes et les zones pavillonnaires, sont remplis de familles beaucoup plus pauvres et souvent immigrées) d’autre part, contribuent à rendre visibles ces étrangers et leurs enfants. C’est souvent dans les bâtiments les plus dégradés-il s’agit par ailleurs globalement de constructions de mauvaise qualité, édifiées rapidement dans l’urgence des années de croissance et des modifications géographiques de l’emploi-que ces familles sont concentrées : les municipalités les délaissent d’autant plus que leurs habitants ne sont pas électeurs, les offices HLM y rassemblent par conséquent les familles immigrées de la même manière qu’elles étaient orientées autrefois vers les cités de transit, à la sortie des foyers ou des bidonvilles. Dans ces quartiers se conjuguent ainsi relégation des immigrés et de leurs enfants et déclassement des familles installées dès la construction qui ne peuvent plus, faute de revenus suffisants, quitter le quartier [4].

Il faudrait enfin, pour analyser complètement la situation des jeunes marcheurs, évoquer les prémices de la « politique de la ville » et la façon dont elle a contribué à faire advenir la catégorie de « quartier sensible », manière d’une part de réduire les problèmes sociaux à leur seule dimension urbanistique-et de ne les traiter que sous cette seule dimension-,d’autre part d’« ethniciser » ses habitants [5]. Enfin, il faudrait rappeler les difficultés économiques de la période, et notamment la croissance du chômage des catégories les plus fragiles, les jeunes, les femmes, les immigrés, les moins bien diplômés (toutes catégories qui bien sûr se recoupent) et le désajustement (encore minime alors) entre le diplôme et l’accès à l’emploi stable. Là aussi, les garçons, enfants d’immigrés et notamment d’immigrés arabes, sont sans doute (déjà) les plus pénalisés : aux difficultés scolaires qui sont liées à la pauvreté, s’ajoute-question encore taboue à cette époque-une double discrimination, ethnique et sexuée, les filles (bientôt viendra le mythe de l’intégration des « beurettes ») étant considérées, et la prophétie créatrice est efficace, comme meilleures élèves et plus « employables » [6].

La marche... et après ?

Au-delà de ces conditions politiques, sociales et économiques, la Marche prend place dans une chronologie plus serrée qui est, du point de vue événementiel, son déclencheur immédiat. La période voit une croissance forte des crimes visant les immigrés ou leurs enfants, où se mêlent bavures policières, commerçants qui invoquent la « légitime défense », voisins exaspérés par le bruit, crimes gratuits... En 1983, elle est telle que Le Matin de Paris titre « L’été des tontons-flingueurs » [7]. Et, en effet, ce sont 19 maghrébins qui ont été tués et plus d’une vingtaine blessés depuis cette année-là. Parmi eux, on dénombre beaucoup de jeunes, mais aussi de nombreux enfants, touchés par des balles tirées depuis les fenêtres des « 4000 » à La Courneuve, du « Haut-du-Lièvre » à Nancy, des « 3000 » à Aulnay, des « Francs-Moisins » à Saint-Denis... Parmi les blessés figure Toumi Djaidja. Depuis des échauffourées au printemps, encouragé par le Père Christian Delorme, il est devenu le président de l’association SOS avenir-Minguettes. Le 17 juin, la police intervient aux Minguettes et lâche ses chiens, Toumi Djaidja s’interpose. Il reçoit une balle dans le ventre. La légende veut que, en référence et en hommage aux marches civiques américaines et à Gandhi, il ait alors l’idée de la marche.

La marche rassemble Français et étrangers, Tunisiens, Algériens ou Marocains, ceux dont les parents furent FLN et ceux dont les parents furent harkis, des garçons et des filles, des laïcs, un prêtre et un pasteur, des travailleurs sociaux, des journalistes et des chômeurs [8]... Elle croise encouragements et insultes racistes, frôle l’agression à plusieurs reprises (c’est par ailleurs au même moment qu’Habib Grimzi est défenestré du train Bordeaux-Vintimille par trois légionnaires), et, tous les soirs, débat avec les habitants des villes qu’elle traverse, de plus en plus nombreux au fil des semaines. Son cortège s’étoffe de jour en jour, des centaines de personnes l’escortent lorsqu’elle traverse leur ville, quelques-uns la rejoignent définitivement. Bientôt, après les députés et les maires qui les reçoivent, ce sont des personnalités qui font quelques kilomètres avec eux, à commencer par Edmond Maire, le secrétaire général de la CFDT, puis Georgina Dufoix, alors ministre de la Famille, de la Population et des Travailleurs immigrés, Jack Lang, Monseigneur Lustiger... La suite est connue, les marcheurs sont reçus à l’Élysée (sauf, tout de même, les porteurs d’une inscription au casier judiciaire...). Vers 21 heures, ils reviennent à l’Espace Balard où se déroule une fête. La soirée est douce.

Vingt ans plus tard, le souvenir est amer. Le mouvement a été d’abord victime de son succès et des appétits politiques qu’il a suscités, progressivement recouvert par la marche des mobylettes, l’année suivante, puis par SOS-Racisme. Tout s’est dès lors passé comme si la logique des coups médiatiques-en dépit des protestations récurrentes de SOS, d’ailleurs-associée aux insuffisances des politiques de la ville, suffisaient, aux yeux du gouvernement, à traiter cette question. De même, à de rarissimes exceptions près, alors que les mouvements et les associations se sont multipliés dans de nombreuses municipalités, leurs leaders n’ont pas été intégrés dans les équipes municipales. Quelques vieux tropismes sont venus eux aussi empêcher de relever les défis de la marche : alors qu’une (réelle) politique de discrimination positive, en direction non pas des « groupes ethniques » mais des personnes ou des lieux, aurait pu avoir alors quelques effets, une bonne partie de la gauche intellectuelle et républicaine invoqua les risques de stigmatisation des jeunes d’origine étrangère, d’autres encore virent dans la dénonciation du racisme, et notamment chez les classes populaires, un nouvel ethnocentrisme de classe... Enfin, la construction du débat autour d’une opposition entre universalisme et communautarisme, où des essayistes comme Alain Finkielkraut ou Pierre-André Taguieff [9] furent extrêmement actifs, acheva de faire croire que ces marcheurs pouvaient réclamer un droit à la différence. On reconnaîtra là bien sûr des controverses comparables à celles que suscitent les revendications féministes ou gays et lesbiennes. On y retrouvera, bien sûr, la crainte de l’épouvantail américain, de ses ghettos et de ses communautés, mais aussi l’étonnant raisonnement qui semble supposer qu’aider les jeunes d’origine étrangère, c’est croire qu’ils se définissent uniquement par cette identité, et non aussi éventuellement par leur appartenance aux classes populaires...

Notes

[1Patrick Weil, La France et ses étrangers, Paris, Calmann-Lévy, 1991.

[2National-Hebdo, n° 2, 17 mai 1984.

[3Abdelmalek Sayad, avec la collaboration d’Éliane Dupuy, Un Nanterre algérien, terre de bidonvilles, Paris, Autrement, 1995.

[4Olivier Masclet, La gauche et les cités. Enquête sur un rendez-vous manqué, Paris, La Dispute, 2003.

[5Sylvie Tissot, « Identifier ou décrire les « quartiers difficiles », le recours aux indicateurs statistiques de la politique de la ville », Genèses, n°54, 2004, p. 92-111.

[6Voir sur la question scolaire, Stéphane Beaud, 80% au bac...et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris, La Découverte, 2003.

[7Cité dans « La trop longue marche des beurs », Le Nouvel Observateur, n° 2039, 4 déc. 2003.

[8Pour un témoignage presque à chaud de l’un des marcheurs, v. Bouzid, La Marche. Traversée de la France profonde, Paris, Éditions Sindbad, 1984.

[9Le premier avec La défaite de la pensée, Gallimard, 1987, le second avec La force du préjugé, essai sur le racisme et ses doubles, La Découverte, 1988.