Vacarme 29 / Prologue / 1984

Expulser la mélancolie d’aujourd’hui

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25 juin 1984 : Michel Foucault meurt du sida. Mais le philosophe que la maladie emporte aura, jusqu’au bout, opposé à l’affaiblissement de son époque une fermeté intacte, et présenté un visage égal aux premières bourrasques des années d’hiver. Comment s’y prit-il, et en quel sens cette étrange santé fait-elle corps avec la pratique de la pensée ? L’archéologie comme art de la tangente : quelques pistes pour une éthique en acte.

« Car en quoi est-il plus convenable d’éteindre la soif et la faim que d’expulser la mélancolie ? »
Spinoza, Éthique, partie IV, prop. 45, cor. 2, scolie

« Années d’hiver », « désert », « restauration », « 1830 », « backlash », les expressions n’ont pas manqué à gauche pour qualifier le climat de normalisation intellectuelle des années 1980. Et ce aussi bien dans le camp « révolutionnaire », dès le milieu des années 1970, que dans le camp « réformiste », après l’échec de la gauche au pouvoir à partir de 1983. Dans cette bruine mélancolique où les espérances et la vitalité des vingt années précédentes semblent s’être éteintes sans victoire et sans reste, où les plus grands penseurs semblent s’être retirés dans une solitude épuisée, Foucault fait pourtant figure d’exception. Loin de vitupérer l’époque, celui-ci semble même s’être davantage réjoui de la fin de ces « années de plomb » qu’affligé de l’advenue d’un nouveau climat de restauration. En avril 1980, il brocarde plus que jamais « la ritournelle de la décadence, de l’absence d’écrivains, de la stérilité de la pensée, de l’horizon bouché et morne ». Certes, il n’a pas tout connu ; il n’a pas vu ce que ses derniers disciples « nouveaux philosophes » allaient devenir ; il n’a pas vu l’effondrement de la pensée économique de gauche et le durcissement du capitalisme ; il n’a pas vu l’effondrement du Mur, la démocratisation des pays de l’Est, et puis... si peu à penser (au moins pour la plupart). Mais c’est peu dire qu’il a pleinement assisté à leurs prodromes, on pourrait presque dire dès l’aurore de son oeuvre, à travers ses critiques de la rationalité moderne, du progrès, de l’origine, de la mort indicible. Or, très vite, il semble n’en avoir ressenti nulle mélancolie et n’y avoir trouvé prétexte à nul renoncement ; comme en un tombeau, jusqu’au bout il semble être demeuré égal à ses premières vigueurs, aussi bien sur le front des engagements politiques que sur le front de la recherche et de l’écriture philosophiques.

Prenons donc les choses au plus court : quel fut son secret ? Comment est-il parvenu à résister à ce vent mauvais de la mélancolie, au sens faible de tristesse généralisée voire au sens freudien et catastrophique de psychose maniaco-dépressive avec le cortège de suicides et de meurtres qu’elle a occasionné et qui a emporté tant de beaux esprits de sa génération, voire de la génération suivante ? « Expulser la mélancolie », on l’a dit en exergue, c’est un projet spinoziste. À certains égards, on pourrait même dire que c’est là l’essence même du projet de Spinoza tant la melancholia, dans l’Éthique, y est définie comme « toujours mauvaise », alors que même la haine, apparemment le pire des sentiments, y est seulement définie comme « jamais bonne », ce qui semble un peu moins fort. Mais à d’autres égards, c’est peut-être l’essence plus complexe et plus intime encore du projet foucaldien conçu comme projet de pensée en-dehors des deux formes ordinaires de lutte contre la mélancolie : se donner un horizon eschatologique indiscutable à la manière des âmes religieuses ou des militants révolutionnaires ; ou s’asseoir sur un sens robuste et équanime de la réalité à la manière des positivistes et du sens commun.

Car, à la différence de Spinoza qui semble expulser la mélancolie par une expulsion de sa pensée des mélancoliques eux-mêmes (celui-ci ne dira rien ou presque ni de la musique, ni de l’art en général, ni des femmes, ni des ivrognes, etc.), Foucault semble avoir passé une bonne partie de sa vie au plus près des formes les plus avérées de mélancolie : imprégné de la littérature qui depuis le romantisme baigne dedans (des mélancoliques Nerval et Tchekhov au mélancolique Roussel), enfoncé dans l’histoire qui semble par essence ne jamais pouvoir faire son deuil du passé puisqu’elle se donne pour tâche d’en assurer la « résurrection » (notamment dans la généalogie du mélancolique Nietzsche annonciatrice de la mort de Dieu et de la mort de l’homme), penseur des origines fêlées de notre modernité et en proie, suivant la belle formule de Mathieu Potte-Bonneville, à une constante « inquiétude des sols » (notamment si proche, en vérité davantage au début qu’à la fin, de la mélancolie heideggérienne d’une terre originaire et oubliée). Bref, quoi qu’il ait pu prétendre ici ou là, Foucault semble n’avoir rien eu ni d’un « quiétiste » bienheureux, ni d’un « positiviste heureux » ; il ne s’est en tout cas jamais réfugié très longtemps dans ces deux sanctuaires traditionnels de la lutte contre la mélancolie. Mais alors comment a-t-il fait, au moins dans les dix dernières années de sa vie, pour surmonter toute cette théorie d’expériences mélancoliques sans s’y abîmer ? Pour « continuer », suivant le slogan beckettien qui conclut L’Ordre du discours, tout en se prémunissant de l’épuisement mélancolique qui lui semble inévitablement corollaire ?

Ce n’est pas la « vie exemplaire » de Foucault qui nous intéresse ici. On pourrait certes trouver dans sa biographie des éléments expliquant une résistance aussi hors du commun à l’air du temps. Soit, hypothèse mauvaise et paresseuse, en expliquant que couvert de gloire et de reconnaissance, fondamentalement sceptique, très hypothétiquement « de gauche », Foucault avait de toute façon bien peu à regretter dans n’importe quel changement de climat politique et intellectuel. Soit, hypothèse davantage généreuse, en expliquant qu’il avait un peu d’avance sur les autres, l’ayant connu bien plus tôt (dès les années 1950) et s’y étant peu à peu mithridatisé à travers l’ensemble de son oeuvre, comprise entre une Histoire de la folie permettant justement d’échapper à la folie par l’oeuvre elle-même (puisque la folie y est alors décrite comme « l’absence d’oeuvre ») et une Histoire de la sexualité permettant d’une autre manière d’échapper à la déprise de soi mélancolique par l’apologie d’un bon usage des plaisirs et du souci de soi. Mais ce n’est pas davantage la vérité de l’oeuvre entière de Foucault qui nous intéresse ici, tant on ne saurait réduire à son début ou à sa fin le sens d’une oeuvre qui a essentiellement poussé par le milieu, au gré d’une « curiosité » sans appropriation, comme disait lui-même Foucault dans L’Usage des plaisirs.

Notre propos se veut donc seulement réduit à ceci : sans prétendre à la moindre exhaustivité, essayer de repérer différentes tangentes que Foucault est parvenu à chaque fois à prendre pour échapper aux courbures de pensée et aux affinités qui semblaient le conduire tout droit au gouffre mélancolique ; autrement dit, essayer d’esquisser comment Foucault nous a étrangement légué, par une sorte d’épuration progressive de sa pensée, de son discours, et de ses objets de discours, une sorte d’« art de la tangente » ou d’art de l’expulsion indéfinie de la mélancolie, et ce sans qu’un tel legs ne soit jamais thématisé pour lui-même.

Penser l’actuel, l’imprévu, l’énergie, l’usage des plaisirs : Foucault et Stendhal

Les années 1980 : nous disions plus haut que beaucoup avaient eu le sentiment de s’y retrouver d’abord sous la Restauration, avec un Roi à la fois archaïque et un peu moins despotique qu’avant, puis sous la Monarchie de Juillet, avec un Roi Bourgeois, à la fois farci d’attentisme calculateur et derechef moins pis qu’avant. Admettons ici la comparaison. Mais alors la posture singulière de Foucault s’y trouve comme par avance dessinée à travers celle de Stendhal. Car Stendhal est bien le premier romantique à refuser les niaiseries mélancoliques de ses prédécesseurs au profit d’une nouvelle exigence, celle de penser, d’écrire et d’agir pour l’actualité, c’est-à-dire pour les besoins actuels de son temps : les « pensées et les incidents sont romantiques » quand ils sont « calculés sur les besoins actuels », écrit-il en 1824. Aussi Stendhal, détemporalisant complètement ce qu’il appelle le romanticisme plutôt que le romantisme, va-t-il jouer Shakespeare contre Racine, la comédie contre la tragédie, le drame tragique contre l’épopée, tout comme Foucault jouera Tchekhov et Dostoïevski contre le nouveau roman ou le Artaud de Deleuze, l’histoire des énoncés puis des pratiques contre l’histoire des événements ou des concepts, voire in fine un certain « journalisme philosophique » contre une philosophie y compris nietzschéenne mais refermée sur elle-même. Car les premiers furent ou sont actuels, ne se souciant que du goût et des problèmes présents, tandis que les autres seront qualifiés de classiques car mélancoliques, c’est-à-dire malades du passé ou de l’avenir (il y a pour Stendhal comme pour le dernier Foucault une mélancolie de l’avenir, une mélancolie prophétique ou inactuelle, qui ne vaut pas mieux que celle tournée vers le passé).

Foucault apparaît ainsi comme le digne héritier de Stendhal, car, pour ce dernier, l’exigence de penser l’actuel, ou plus modestement de calculer son activité créatrice quelle qu’elle soit sur les seules questions du présent, est en vérité moins une machine de guerre élaborée contre une école ou un parti quelconque qu’une ligne de fuite apte à nous faire glisser entre les deux écueils propres à toute période par définition transitoire de restauration, ou comme dit justement Michel Feher à propos de Foucault, à toute période « d’interrègne » : le repli dépressif sur le passé (littéraire, révolutionnaire, bonapartiste, d’Ancien Régime) et l’ascétisme prophétique (celui de tous ses amis libéraux qui préparent déjà Louis-Philippe et finiront par tuer, les criminels, l’opéra et la passion). Être actuel, vivre et penser au présent, est ainsi le meilleur moyen pour Stendhal d’être romantique (de ne pas être conservateur) sans avoir à en supporter les renoncements (religieux et réactionnaires ou athées et révolutionnaires) afférents. Car le présent, suivant la formule leibnizienne, est toujours riche du passé et gros de l’avenir : s’y attacher, ce n’est donc renoncer ni à l’un ni à l’autre, c’est seulement se débarrasser de leurs dérives pathogènes - la mythification du passé ou la mise en programme de l’avenir.

De ce point de vue, quand Foucault, dans « Qu’est-ce que les Lumières ? », croit voir chez Kant une nouvelle orientation de la philosophie comme problématisation de « sa propre actualité discursive », il est en vérité bien davantage stendhalien que kantien. Le kantisme est encore une philosophie moraliste qui ne pense pas l’actuel tel qu’il est donné en acte, dans sa facticité et dans sa virtualité, mais qui appelle à le juger sans cesse au nom d’une mélancolie sublime de l’a prioriet du devoir. Au contraire, Foucault reprend en vérité toutes les injonctions anti-judicatives de Stendhal comprises sous sa notion d’« actuel » : a) s’attacher primordialement à l’imprévu, à ce qui échappe à toutes les prédictions et se présente comme une aberration actuelle entre le système de pouvoir auquel il s’oppose et les promesses d’avance déceptives auxquelles il ne peut encore se réduire : la révolution iranienne, Solidarnosc, les prodromes du mouvement gay... - le mélancolique serait d’abord celui qui, pris dans la double pince d’un passé mythique et d’un programme clos, ne croit plus en l’imprévu (et notons qu’un tel scepticisme fermé, à l’égard du temps, porte un nom chez Stendhal, et désigne un même ennemi commun, quoi que polymorphe, à nos deux penseurs : « la haine impuissante ») ; b) chercher, dans ces formes d’imprévu factuel, des faits divers minuscules, des « petits faits vrais » comme disait Stendhal à la « grande colère des faits » comme dira Foucault, les éléments les plus énergétiques et les plus inassimilables par soi - le mélancolique, ce serait ensuite celui qui ne cherche qu’à s’identifier mais qui ne parvient plus à trouver dans le présent la moindre expression factuelle d’énergie (l’énergie n’y est plus qu’un rêve) : Stendhal « naîtra » avec l’affaire Berthet (la source prosaïque du Rouge), Foucault « renaîtra » en quelque sorte avec l’inachevé mais fondateur projet d’une Vie des hommes infâmes (« J’étais partie de ces sortes de particules dotées d’une énergie d’autant plus grande qu’elles sont elles-mêmes plus petites et difficiles à discerner ») ; c) ne s’attacher à tout cela que pour donner et en retirer « le maximum de plaisir » comme dit Stendhal, c’est-à-dire calculer et maximiser des plaisirs par définition multiples et évanescents, en ne dupant personne, et en premier lieu soi-même, au sujet de ce que peuvent apporter la littérature, la philosophie ou la politique : ni un sens, qui n’est toujours que l’expression déplaisante d’un pouvoir ou d’une absence, ni un confort, qui n’est que l’arrêt de toute énergie, ni un désir ou une joie, qui ne sont jamais que les mensonges du plaisir, la promesse fallacieuse qu’ils pourraient éternellement durer - le mélancolique, ce serait enfin celui qui ne peut supporter la satisfaction à jamais partielle et évanescente du plaisir.

Le seul point où Foucault demeure alors remarquable et singulier repose dans le fait qu’à une telle exhortation à l’actuel, il finisse par s’y tenir, au moins à partir de Surveiller et Punir, alors que Stendhal en vérité n’y a jamais cru et passe toute la fin de sa vie dans les affres gracieuses de la douceur mélancolique et de la « passion regrettante », avec en point d’orgue les crépusculaires Promenades dans Rome. La raison d’une telle tenue (ou d’une telle persévérance) chez Foucault n’est toutefois pas difficile à trouver. Seul ce dernier suit la conséquence rigoureuse d’un tel programme en lui trouvant sa juste adresse : celle des gouvernants et des gouvernés, et non plus celle des lecteurs « de dans cinquante ans », et non plus celle des artistes, des philosophes, des amoureux. Se tenir à l’actuel, c’est-à-dire à l’imprévu, à l’énergie factuelle de l’instant, et aux seuls plaisirs, c’est en effet se désintéresser de l’Art, de la Philosophie et de l’Amour, ces trois « promesses de bonheur », ces trois promesses majuscules d’éternité, ces trois ultimes sanctuaires de la mélancolie religieuse où peut se jouer à plein, suivant la définition hugolienne, le « bonheur d’être triste ». De fait, au moins à partir de 1974-75, on ne trouve chez Foucault plus aucun texte sérieux d’esthétique, sinon de circonstance ; la philosophie se dissout en histoire, ou plutôt en analyse historique du présent, sans ontologie du passé, sans déférence et sans plus d’inscription (Foucault s’est alors coupé de Deleuze, son seul ami philosophe, et ne se dit plus jamais ni marxiste, ni canguilhemien, ni nietzschéen, ni même philosophe) ; enfin, non seulement l’unité romantique de l’amour semble se disperser dans la quadripartite « in-synthétisable » de son histoire de la sexualité - le savoir, les plaisirs, le soi, la chair -, mais plus encore s’y dissout en vérité complètement - l’absence de la notion d’affect ou de sentiment dans cette quadripartite est extrêmement saisissante : non seulement notre sexualité moderne est le résultat d’une histoire feuilletée et disjointe (nous n’avons pas une mais des sexualités), mais toute cette histoire s’est fondamentalement constituée hors de toute sphère affective. Le sexe devient tout et s’agence de tout sauf l’affect. Autrement dit, philosophe in finesans amour et sans haine, non seulement Foucault n’a plus rien de stendhalien, mais il confirme son non-spinozisme primordial et fait davantage que s’éloigner de Nietzsche, il ne parle plus le même langage. Le dernier monde de Foucault est devenu une forteresse imprenable par tout affect mélancolique parce que c’est un monde qui a expulsé non seulement tous ses apologètes potentiels mais bien plus radicalement tout affect. Là même où la psychanalyse « se contentait » de déconstruire les mirages illusoires et narcissiques de la vie affective, et donc leur laissait finalement à travers l’imaginaire une place de choix, au moins en tant que matériau d’analyse, Foucault parvient à les expulser en bloc pour ne laisser subsister qu’un monde sans artistes sinon réduits au statut d’archivistes du passé, sans philosophes sinon réduits au statut de moralistes et de techniciens, sans amoureux sinon réduits au statut de faiseurs de sexe sans affect. Comme si une pensée sérieuse de l’actuel ne pouvait plus être qu’une pensée exclusivement éthique et politique qui n’a rigoureusement plus rien à dire à toutes les sortes de traficoteurs de l’absolu, furent-ils abusivement qualifiés d’athées, furent-ils fallacieusement qualifiés d’immanents.

Ne pas poétiser les failles, résister derechef au romantisme : Foucault et Pessoa

Dire Foucault non seulement stendhalien mais stendhalien cohérent, unique pratiquant d’un beylisme appliqué, ne résume toutefois pas complètement son art singulier d’échappement à la mélancolie. Si, en effet, la pensée de l’actuel ne peut prendre véritablement consistance que dans le double effacement de tout horizon eschatologique et de tout fondement originaire, on doit la caractériser primordialement comme une pensée des failles, des interstices, des fêlures qui s’immiscent entre les orthodoxies et les positivités sans les nier mais sans s’y réduire. Là-dessus, toute l’oeuvre de Foucault en témoigne : Histoire de la folie scrute la faille entre l’expérience anonyme et sans fond de la folie au Moyen-âge et à la Renaissance et l’expérience purement positive et sans reste de la psychiatrie moderne ; Les Mots et les choses scrute la faille entre cette érection de la figure moderne de l’homme compris soudainement comme objet de savoir et la disparition de celle-ci par le jeu même de son inhumaine objectivité ; Surveiller et punir scrute la faille insaisissable qui perdure entre l’abjection jouissive des supplices et l’horreur d’un enfermement aussi lumineux qu’obscur ; Histoire de la sexualité, au moins pour les volumes 2 et 3, scrute, à travers Platon et les Stoïciens, la faille entre une apologie épicurienne des plaisirs si restreinte qu’elle en est asexuée et une métaphysique lucrécienne de la semence si omniprésente qu’elle ne saurait plus caractériser une pratique spécifique ; etc. Or, le concept même de « faille » n’est-il pas justement un concept profondément romantique ou mélancolique ? Vouloir travailler dans les failles, fuir entre les positivités, échapper à la logique des camps, creuser l’artifice des relations, s’installer dans une « morale de l’inconfort », n’est-ce pas encore être romantique ou mélancolique ? Le romantique n’est-il pas l’esseulé entre les hommes et entre les rives, celui qui a sans cesse besoin de s’inscrire entre-deux, rehaussant les vertus de son héros par les vertus de son ennemi, et attristant le triomphe de ses victoires par le deuil infini des vaincus ? Et le mélancolique n’est-il pas la belle âme qui, ne supportant pas les contradictions du réel, s’y abîme, s’y déchire, y fêle à jamais sa cloche ?

La mélancolie semble bien faire retour par le lieu même d’où elle était censée être expulsée. Un splendide poème de Pessoa décrit un tel risque inhérent à toute attention à la fêlure du présent loin des oppositions confortables du passé ou de l’avenir. Il s’intitule « Le Roi des Failles ». Le voici en entier :

Là-bas vécut, je ne sais quand, jamais peut-être -
Mais le fait est qu’il vécut -, un roi inconnu
Dont le royaume était l’étrange Royaume des Failles.
Il était le seigneur de ce qui existe entre chose et chose,
Des êtres interposés, de cette part de nous
Qui se déploie entre notre veille et notre sommeil,
Entre notre silence et notre parole, entre
Nous et la conscience du nous ; ainsi
Un étrange royaume muet tenait ce roi insolite
Reclus loin de notre conscience du temps et du spectacle.

À ces projets suprêmes qui jamais n’atteignent
Leur acte - entre eux et l’acte inaccompli
Il préside, sans couronne. Il est le mystère qui
Règne entre les yeux et la vision, ni voyant ni aveugle.
Lui-même n’a jamais de fin ni de commencement,
Par-delà sa nulle présence vitrine vide.
Tout entier Il n’est rien qu’un gouffre dans son être,
Le coffre sans couvercle contenant, non-trésor, le non-être.

Tous pensent qu’il est Dieu, sauf lui.

Et certes, comment en première lecture ne pas y reconnaître Foucault, l’étoile de la philosophie française contemporaine qui n’a jamais rêvé que de disparaître ? « Entre notre veille et notre sommeil », il y a à la fois tout l’espace de la folie qu’il déploie et tout le geste cartésien d’expulsion de la déraison qu’il analyse le comblant (une faille, cela se comble, doit se combler au plus vite) ; « entre notre silence et notre parole », il y a tout cet anonymat archivé des énoncés du savoir et du pouvoir qui furent sa profonde passion ; « entre les yeux et la vision, ni voyant ni aveugle », il y a l’ensemble de ces relations que tissent conjointement pour lui pouvoir et savoir, relations à la fois transparentes et obscures (sans fondement), sans reste et abyssales ; « entre Nous et la conscience de nous », il y a cette absence insigne de scrupule, ou plutôt ce devoir éthique qu’il semble se donner, à tirer d’abord sur son propre camp et à ne s’inscrire jamais dans un « Nous » qu’à ce prix ; etc. Mais alors Foucault, « rien qu’un gouffre dans son être » ? Foucault, un « coffre sans couvercle contenant le non-être » ? Non, car là encore on doit lire au moins toute la fin de son oeuvre et de son engagement politique comme un art subtil pour expulser toute mélancolie d’une archéologie des failles de notre modernité. Disons que Foucault procède à une double vaccination contre le risque de la mélancolie « pessoïenne » des failles :

a) Ce n’est pas un hasard si Pessoa s’abîme in fine dans la métaphore de Dieu et la problématique de la croyance (« tous pensent qu’il est un Dieu, sauf lui »). Toute sa métaphore initiale du « Royaume », à la fois Monarchie et pays oublié, l’appelait d’avance : le rêve d’un Pouvoir et le rêve d’un Lieu fixe mais au-dehors d’ici (dans le temps ou dans l’espace) conduisent comme par la main au rêve de Dieu. Au contraire, Foucault, et notamment le dernier Foucault, peut-être seul en cela de toute sa génération, s’avèrera authentiquement athée (il y a eu nombre de marxistes croyants, le rationalisme initial de la phénoménologie n’a pas empêché son tournant théologique, la philosophie analytique n’a pas empêché Putnam de faire téchoua (retour à la religion), en revanche on ne connaît toujours pas de foucaldiens pieux). En ses dernières années, Foucault semble même s’être fait un scrupule de ne plus pactiser du tout avec la métaphore de Dieu. Il ne dira même plus la « mort de l’homme » ne pouvant advenir que dans la continuité de la « mort de Dieu ». Celle-ci ne sera même plus caractérisée comme un événement finalement secondaire, voire dérisoire, mais comme un non-événément sans intérêt : il faudra notamment que la thématique de la mort de Dieu disparaisse complètement pour que la fiction des « Droits de l’homme » reprenne sens pour lui, au moins face aux gouvernements. Parlons donc encore d’église et de pastorale si besoin est pour la compréhension de notre propre présent, mais plus de Dieu et plus de théologie (pensons avec quelle manière cavalière il s’en débarrasse dans L’Herméneutique du sujet). Comme si toute mélancolie, avant de se prétendre politique, littéraire ou amoureuse, était mélancolie de Dieu, misère de l’homme encore vivant et sans Dieu.

Plus encore, il évincera de son discours les métaphores qui risqueraient d’y conduire. D’abord le Pouvoir, il ne dira plus « le pouvoir », sinon par commodité, puisqu’en vérité « le pouvoir n’appartient à personne » ; il dira plutôt les « bio-pouvoirs », la « gouvernementalité », c’est-à-dire la conflictualité de pouvoirs épars et anonymes, ou la « société de contrôle », c’est-à-dire une société qui fonctionne moins par enfermement et discipline que par limites et coordination des flux ; or, qu’on y regarde de près : ces concepts ne succèdent pas chez lui aux concepts de « relations de pouvoir », de « souveraineté », de « sociétés disciplinaires », ils viennent en leur lieu et place et les enveloppent seulement comme des cas limites ou particuliers ; comme si toute mélancolie était initialement une mélancolie du pouvoir et de son unité. Ensuite, et surtout, ce sont les concepts topiques eux-mêmes qui disparaissent peu à peu du discours de Foucault ; « le dehors » et les « espaces de dispersion des énoncés », encore centraux dans L’Archéologie du savoir, cèdent la place à ceux de « techniques » et de « pratiques » ; comme si toute mélancolie, ou au moins la mélancolie moderne, à la différence de la nostalgie, était affaire d’espace et de dehors avant d’être affaire de temps.

En bref, expulser la mélancolie exigerait non seulement une vigilance de la pensée mais aussi et tout autant une vigilance du discours. Comme il s’est gardé peu à peu de certaines idées trop grandes pour nous (le Passé et l’Avenir, les Programmes et les Retours, les Joies et les Désirs), Foucault semble se garder en fin de compte même de certains mots (Dieu, le Pouvoir, l’Espace, le Dehors) qui, à n’y prendre garde, risqueraient peut-être de nous y reconduire.

b) Ce n’est pas un hasard non plus si le poème de Pessoa s’achève sur la mélancolie de la solitude. Car, du départ, cette notion de faille est symboliquement appliquée à celle d’un sujet inauguralement souverain, mais qui se fêle - en fait se découvre déjà fêlé ou se fêle progressivement, c’est son mystère - dans l’exercice de ses facultés. Mélancolie de l’auto-poétisation du poète. Au contraire, chez Foucault, les failles sont du départ objectives et inappropriables par un sujet singulier, fût-ce symboliquement. Nous n’avons donc aucun droit subjectif de nous attrister des failles, des contradictions, des arbitraires, des impuissances de notre modernité ou de notre époque en général, parce qu’elles ne sont pas nôtres, jamais nôtres. Nul ne « règne » sur les failles de son temps. C’est pourquoi on doit effectivement lire l’histoire de la sexualité comme le projet explicitement énoncé de « se déprendre de soi » et non comme un retour au sujet. S’interroger sur la manière dont on s’est constitué historiquement comme sujet autour de la sexualité, c’est encore refuser de s’approprier les failles d’une telle constitution. Autrement dit, une « philosophie sans sujet » se devait de prendre le sujet lui-même comme objet d’un savoir pour expulser pour de bon toute mélancolie de l’absence (dire « sans sujet », c’est encore le laisser subsister ailleurs, dans les tréfonds d’une conscience inquestionnée ou dans la vie privée). D’où la non-pertinence corollaire et définitive de la notion de solitude : « je » ne peux jamais connaître la solitude, ni comme solitude radicale ni comme « solitude peuplée », ni comme solitude dépressive ni comme « splendide isolement », car « je » n’est jamais le fruit d’une constitution individuelle mais d’une constitution toujours collective et historique.

En ce sens, les notions finales de « problématisations éthiques » (ou politiques) et de « noeuds de problématisation » qui viennent s’inscrire non plus dans une époque déterminée (essentiellement l’âge classique) mais dans une histoire au long cours (des Grecs à nos jours) peuvent aussi être lues comme ses dernières armes contre la mélancolie. Car ces « notions » (plutôt que ces concepts) qui accordent une consistance en propre aux problèmes eux-mêmes viennent court-circuiter le lexique initialement structuraliste de Foucault dans lequel tout problème est d’avance subordonné à sa solution. Penser l’être humain comme « problématisant ce qu’il est, ce qu’il fait et le monde dans lequel il vit », c’est l’extraire d’avance des structures symboliques constitutives du structuralisme. Or, le structuralisme, si jamais on admet de donner un minimum de consistance commune à un mouvement de pensée aussi hétérogène, était peut-être consubstantiellement mélancolique. De fait, ses plus belles pages, de la fin de La Pensée sauvage de Lévi-Strauss à « Freud et Lacan » d’Althusser, du Séminaire XVII de Lacan sur « l’impuissance de la vérité » aux premiers écrits de Foucault lui-même, sont hantées par une mélancolie sourde. Mais de droit surtout le structuralisme est mélancolique par l’événementialité méta-historique (inexplicable par l’histoire elle-même) qu’il laisse subsister sous la description de structures supposées a-chroniques. « Points de basculement », « points de rebroussement », « changements archéologiques » : toute la mélancolie des failles objectives relève philosophiquement de la pensée structuraliste - son a-chronisme postulé est en vérité un u-chronisme qui ouvre la voie à une philosophie de l’événement conçu comme échappement radical de l’ordre de la factualité et de la causalité, donc de l’ordre du temps ordinaire (homogène et linéaire). Autrement dit, il n’y a pas d’opposition pertinente entre le non-temps de la structure et le temps hors du temps de l’événement. Simplement, ce « temps hors du temps » qui fêle dans leur architectonique les structures et restitue sans les expliquer leurs changements brusques, c’est bien le temps de la mélancolie, le time out of joint, le temps hors de ses gonds de Hamlet.

Dès lors, si l’on veut définitivement expulser la mélancolie, après la vie affective, il faut encore en finir, non plus seulement avec l’ancienne histoire romantique et événementielle, mais avec les structures elles-mêmes et avec toutes les philosophies modernes de l’événement qui en découlent. Il n’y a plus de structures symboliques traversées de failles souterraines, il n’y a plus d’événements fondateurs ou fulgurants, grands ou minuscules, il n’y a plus que des problèmes qui n’ordonnent et n’interdisent rien a priori, qui n’adviennent pas brutalement mais sont rendus au temps commun, et qui, parfois, jamais nécessairement, nous engagent éthiquement ou politiquement suivant les aléas incertains de l’actualité. En bref, il faut oublier Stendhal et Pessoa. Pour Foucault, toutefois, ce ne fut peut-être pas si difficile que cela : il n’en a jamais parlé.