Vacarme 41 / Vacarme 41

« Il est temps de sortir de l’angélisme
en matière d’immigration et de délinquance. »
– Manuel Valls, député-maire PS d’Évry.

« Ne sont-ils pas tous des esprits administrateurs,
envoyés au service de ceux qui vont hériter du salut ? »
– Hébreux, I, 14.

L’angélisme a mauvaise presse, ces jours-ci. On s’en démar-que gravement, on s’exhorte à ne pas y sombrer, on s’invite à cesser enfin de l’être selon une chorégraphie complexe où le visage, tout au sérieux de qui sait faire face, se colore de servilité envers le gagnant de l’étape, où la voix prend des accents bonhommes comme un tressautement d’épaules pour moquer l’égaré, allons allons, pas vous, où la bille noire de l’œil dit encore autre chose, convergence d’intérêts dont on ne plaisante pas, rappel de collusions anciennes jamais très loin de la menace, abjections mutuellement excusées, accord tacite, paix armée. Non que quiconque ait jamais arboré de manière effrontée, dans le débat social, une posture angélique — ce qui aurait eu de la gueule, remarquez : Gabriel mahométan battant le pavé de ses cent quarante paires d’ailes, chérubins en colère, putti communistes, Mouvement des Jeunesses Séraphiques, Confédération Générale des Trônes. Allant jusqu’à parer son propre camp d’anciennes vertus dont on ne se souvenait pas qu’il les ait récemment manifestées, le contempteur de l’angélisme instruit à charge contre un adversaire à sa main ; après avoir, autour de soi, esquissé à grands cercles dans l’air cette silhouette irresponsable et s’être ainsi en quelque sorte enveloppé dans rien, il mime celui qui trouve héroïquement la force de s’extirper de pareille fumée et peut alors, Houdini sans la boîte, convertir son cynisme en courage, sa bassesse en hauteur de vue, ses ralliements en sens de l’histoire.

L’ange embarrasse depuis longtemps : créature spirituelle, dispensée des vicissitudes qui écaillent les corps mortels, il ne saurait pour autant se voir attribuer une qualité divine (Dieu ne se partage pas), de sorte qu’il doit, serré comme sardine, s’empiler sur des gradins dont le statut théologique demeure indécis, brumeux, intermédiaire. Les anges sont les marges de Dieu. On ne saurait du même coup s’étonner que l’angélisme soit devenu la faute cardinale dans une époque où l’espace manque pour de tels intercesseurs, tant chaque nouveau gouvernant argue d’une unicité quasi-monothéiste mais se veut en même temps simple mortel, occupe ainsi toutes les places à la fois, dénie qu’il y ait même jamais eu entre elles un souffle ou un écart. On le vérifiera au fil de ce numéro : avec Éric Fassin (p. 30) qui montre comment, d’une même foulée, le corps présidentiel a rejoint le camp des mortels, des pesants et des essoufflés sans cesser de se vouloir rapide, central et indestructible ; ou avec Eyal Sivan (p. 17) filmant les nouveaux maîtres de la Pologne, ex-visages d’anges, enfants blonds et jumeaux devenus l’un président et l’autre premier ministre, figures indiscernables d’un même projet politique mais appréciés aussi parce qu’informes, gourds, petits, patates comme tout le monde. Le ciel, la terre, pareil.

Il s’en faut pourtant que cette confusion des rôles ait déchu à jamais les anges, ni dispersé la procession des intermédiaires. Si loin qu’ait été poussée la fiction d’une volonté politique s’exerçant directement, par une sorte d’imposition du verbe, à même le corps social, l’espace décisif ne s’est peut-être jamais autant situé dans cette zone grise et médiane où les « esprits administrateurs » aménagent les contraintes du réel. L’analyse, par Gilles Chantraine et Jean Bérard, d’un impressionnant document d’orientation produit par l’Administration pénitentiaire (p. 91), et le récit par le proviseur Gilbert Longhi de l’expérience menée au Lycée Intégral (p. 86) en donnent ici deux figures adverses : le premier prépare avec une coupante netteté le surpeuplement que causeront, en prison, les lois contre la récidive ; on croit voir, comme au bas d’un jugement dernier, les cellules étagées et les cous qui se tendent. Le second raconte comment l’on apprend à ménager entre les normes éducatives un creux, une échappée, pour inventer à l’échec scolaire de quelques-uns un salut sans expiation. Si jamais on se fatigue, dans les années qui viennent, des appels à la « résistance », restera à se demander quel genre d’intermédiaire on voudrait être, si l’on préfère se faire gardiens ou messagers, ce qu’il en est dans notre vie, dans notre conduite, des bons ou des mauvais anges.

Et comme il n’est pas d’angélisme sans surgissements de ce qu’Olivier Py (p. 4) nomme « présence » et « face à face », on en croisera au moins deux dans ces pages, interventions où se confondent comme de juste le doux et le terrible. Ici (p. 47), aux frontières du Mexique, de grandes silhouettes en robes imprécises survolent en cercle, bras tendu, les visages d’enfants assis, d’une saisissante sérénité. Là (p. 56), l’ange est au contraire gracile et amusé — mais la frontière qu’elle traverse en se baissant un peu est de verre brisé, tranchante comme la clôture d’un monde qui étouffait. La légende précise : « La tension engendrée entre le dedans et le dehors a été telle, que le coup de pied qui a finalement cassé la vitre est venu de quelqu’un du dehors, ça a été une action de sauvetage ». Un coup de pied ailé ?