the right wing de Reagan à Bush : entretien avec David Halperin

Les critiques comme les éloges de la nouvelle présidence française convoquent souvent la fiction d’une Amérique conservatrice éternelle, d’une politique qui courrait inchangée de Ronald Reagan à George W. Bush. Pour David Halperin, théoricien queer et témoin engagé du militantisme des 80’s, la distance déforme les perspectives, tant vis-à-vis de la « rupture » reaganienne, que du régime actuel aux États-Unis. Entre Élysée et Maison-Blanche, filiations, décalages, influences.

Dans la préface à l’édition française de votre Saint Foucault [1], vous expliquez que ce livre comme votre action militante au sein de la communauté gay et queer de l’époque étaient animés par une colère contre la « révolution reaganienne », que vous définissiez à la fois comme un transfert massif des richesses vers les classes les plus aisées et comme une véritable « guerre culturelle » menée contre toutes les valeurs dites de gauche (le féminisme, la liberté sexuelle, l’avortement, l’usage de drogues, le multiculturalisme, la séparation de l’Église et de l’État...). Aujourd’hui, Nicolas Sarkozy vous apparaît-il, d’une manière ou d’une autre, comme l’enfant de cette « révolution conservatrice » initiée par Reagan et reprise par les Bush père et fils ?

Permettez-moi d’abord de vous alerter contre un risque de confusion. Quoi qu’il y ait d’effectivement inquiétant dans le projet sarkozyste, la droite française est, à bien des égards, à la gauche de la gauche américaine. Dans ces conditions, les problèmes auxquels vous êtes confrontés ici ne sont pas ceux de là-bas. Ce décalage est notamment dû à la façon dont l’ensemble de la classe politique américaine a glissé vers la droite depuis le début des années Reagan. Il se peut que la France soit entrée dans une période semblable à celle que les Américains ont connue alors, marquée en particulier par un démantèlement de l’assistance sociale et une concentration croissante des richesses dans les classes favorisées. Mais pour l’Américain que je suis, et qui a subi les deux mandats de George W. Bush, la droite reaganienne des années 1980 apparaît presque douce. Mon regard est, bien sûr, rétrospectif : l’élection de Reagan avait suscité chez nous des réactions semblables à celles que vous avez aujourd’hui : c’était un cauchemar, nous parlions de quitter ce pays. Mais les Républicains d’alors n’auraient pu procéder à une remise en cause légale des droits civils, comme c’est aujourd’hui le cas, notamment depuis le Patriot Act. À l’époque, la Cour suprême n’avait pas encore basculé à l’extrême droite, comme c’est le cas depuis les dernières nominations de juges par Bush. On pourrait presque dire que jusqu’à la victoire des Démocrates au Congrès, en novembre 2006, Bush a bénéficié des pleins pouvoirs : ce fut une sorte de coup d’État légal. Il a même su mettre les médias au pas, en faisant obstacle à l’accès à l’information de ceux qui s’avisaient de le critiquer. La gauche américaine a été longtemps à côté de la plaque en le considérant comme un imbécile dont on pouvait se moquer, faute d’avoir compris qu’il était en train de devenir le président le plus puissant que l’Amérique ait eu depuis Roosevelt.

Sarkozy à la gauche du parti démocrate ? C’est un argument qui revient souvent chez toutes celles et tous ceux, à gauche, qui sont « passés » à Sarkozy. Est-il pourtant exact ?

Il faut distinguer. La campagne de Sarkozy chassait clairement sur les terres lepénistes. Parler comme il l’a fait des musulmans qui égorgent des moutons dans leur appartement, prôner une sécurité exclusivement policière, traquer les sans-papiers, c’est être un homme d’une droite pure et dure. De plus, voyez le « paquet fiscal », il est indéniable qu’il bénéficie essentiellement aux plus riches. En même temps, la suppression des droits de succession pour les conjoints concerne aussi bien les personnes mariées que pacsées. Aux États-Unis, il paraît impensable non seulement que les Démocrates défendent un tel type de contrat, mais aussi bien un tel type d’égalité fiscale. De même, Sarkozy n’est pas favorable à la peine de mort ; de nombreux Démocrates américains le sont. Sarkozy ne remet pas en cause l’avortement ; Hillary Clinton a beau être opposée à sa pénalisation, elle se croit tenue de multiplier les discours sur la « tragédie de l’avortement ».

L’ouverture aux minorités ethniques de Sarkozy (Rachida Dati, Fadela Amara), n’est-ce pas aussi le mode de gouvernement propre à Bush : d’autant plus réactionnaire au quotidien qu’il apparaît plus ouvert sur le plan des représentations ?

Les gouvernements successifs de Bush ont été, en effet, les plus « ethniques » que l’Amérique ait jamais eus. Mais que Condoleezza Rice soit une femme noire et peut-être lesbienne, qu’Alberto Gonzales [le ministre de la Justice qui a récemment démissionné, n.d.r.] soit d’origine hispanique, cela n’a en rien affecté leur politique. Les Républicains ont recruté, au sein des minorités ethniques, certains des plus fervents adversaires de l’égalité raciale — ce qui ne me semble tout de même pas être le cas, ni de Rachida Dati, ni de Fadela Amara. Bush père a ainsi nommé le seul juge noir de la Cour suprême, Clarence Thomas. Or, ce dernier a contribué à la décision de la Cour, le 27 juin dernier, qui affirme qu’on ne peut pas recourir aux quotas pour garantir la mixité raciale dans les écoles. C’est un revers historique cuisant à la décision fondamentale de 1954 (Brown contre Conseil d’éducation), qui avait décrété l’incompatibilité du séparatisme racial et du principe d’égalité entre les citoyens. La politique d’intégration raciale n’a peut-être pas porté tous les fruits escomptés, il n’en reste pas moins que cette décision de la Cour suprême, qui revient à cautionner la ségrégation raciale, est typiquement une victoire de l’extrême droite. Bref, ces responsables politiques issus des minorités ethniques apportent la preuve qu’il ne suffit pas d’offrir une représentation aux minorités pour être progressiste. En même temps, quelles qu’aient été les mauvaises raisons de Bush dans les choix de Colin Powell ou de Condoleezza Rice, ils ont peut-être contribué à faire tomber un tabou, au point que l’on peut parler aujourd’hui de Barack Obama comme d’un candidat sérieux à l’investiture démocrate.

En France, la droite, longtemps dominée culturellement, parvient à la fois à réimposer ses valeurs et à récupérer d’anciens intellectuels de gauche : c’était même un slogan de campagne constant de Sarkozy, ce qu’il appelait la défense d’une « droite décomplexée ». De ce point de vue, pouvez-vous revenir sur ce concept de « guerre culturelle » que vous aviez employé ?

Depuis la fin des années 1980 et jusqu’à aujourd’hui, un certain nombre de membres de l’ancienne gauche intellectuelle américaine ont en effet viré à droite : des juifs socialistes pro-israéliens ; d’anciens marxistes qui n’acceptaient pas la façon dont les nouveaux courants intellectuels, issus des études féministes ou gaies et lesbiennes, mettaient en question leur autorité. Il y a une quinzaine d’années, quand je parlais de Foucault, il m’était parfois difficile de distinguer, parmi mes détracteurs, entre les gens de droite et les anciens marxistes, tant leurs discours, pour ce qui concernait la politique symbolique — ou « culturelle » — étaient semblables. Il faut cependant reconnaître que la droite américaine n’a, jusqu’à présent, pas gagné la bataille dans les universités. Ce n’est pas faute d’avoir essayé. Songez au succès médiatique de la formule « politiquement correct », dont la droite et l’extrême droite se sont saisies pour dénoncer sa prétendue domination dans les universités. Cette offensive culturelle a duré quelques années, elle a fait beaucoup de dégâts dans le monde universitaire, et a sans doute convaincu une partie du grand public. Mais le soufflé a fini par retomber au cours des années Clinton, et les campus universitaires sont, pour la plupart, restés à gauche. Pour combien de temps ? Je l’ignore. Car nous subissons aujourd’hui une nouvelle offensive, par le biais de la question de l’évaluation. L’objectif est d’étendre le système mis en place par l’administration Bush dans l’enseignement secondaire. Chaque année, les élèves se soumettent à des tests commandités par l’État. Les établissements dont le niveau n’est pas jugé suffisant se voient privés de leurs subventions. En conséquence, les professeurs ont adapté leur enseignement aux attendus de ces tests, afin de garantir la pérennité des aides publiques. Vous comprendrez facilement pourquoi les conservateurs tentent aujourd’hui d’instaurer ce système dans les universités.

Revenons plus précisément à l’attitude de la communauté homosexuelle sous de tels gouvernements. Y a-t-il aux États-Unis des gays libéraux comme il y en a en France ? Quand Sarkozy s’adresse aux gays, il dit : le libéralisme que je défends, c’est pour vous, vous êtes les libéraux parfaits.

Aux dernières présidentielles américaines, 16 % des gays et des lesbiennes auraient voté Bush — ce qui est tout de même deux fois plus que les noirs, il faut donc croire que nous sommes deux fois plus bêtes ! — mais la campagne de Bush était si explicitement anti-gay qu’il semblait difficile de la rallier. Cela dit, je crois que le rapport des gays au capitalisme est un rapport compliqué, et souvent contradictoire. Notre existence urbaine est façonnée par le capitalisme. My Beautiful Laundrette, de Stephen Frears, qui parlait, justement, de la montée du thatchérisme, montrait à quel point les possibilités de vie gay sont construites en même temps qu’elles sont déchirées par le capitalisme. De ce point de vue, on ne pourra jamais être gay et radicalement anti-capitaliste. Maintenant, c’est vrai que dans les années 1980 il y a eu un vrai mouvement social gay, entre Act Up et Queer Nation — cette tentative de création d’un mouvement social qui avait toutes les caractéristiques de l’activisme d’Act Up sans être centré sur le sida. Mais c’est fini. Tout cela s’est effondré au cours des années Clinton. Le soir de sa première élection, la première chose dont ait parlé Clinton était le sida : c’était énorme, on croyait la gauche au pouvoir ! Et puis l’arrivée des nouvelles thérapies a fini d’endormir le mouvement.

Une telle faiblesse du mouvement gay et lesbien n’est-elle pas due aussi à la faiblesse plus générale de toute la gauche américaine ? Quand la gauche institutionnelle est forte, il est parfois plus facile aux gauches radicales ou minoritaires de faire entendre leurs voix...

Rien sans doute n’aura mieux servi la droite conservatrice que les guerres. La gauche américaine s’était sentie bâillonnée par la guerre du Golfe en 1991 — j’étais alors membre d’Act Up-Boston, et je me souviens du désespoir qui nous avait alors gagné, tant il apparaissait que la lutte contre le sida ne compterait plus pour rien dans un contexte de guerre. Quant au 11 septembre 2001, il l’a mise tout simplement KO. Dans le monde intellectuel, rares ont été ceux qui, comme Susan Sontag, ont protesté publiquement contre le chantage nationaliste qui nous était fait : la majorité semble avoir préféré attendre que cette folie passe. Du coup, la gauche n’a pas su constituer une opposition populaire massive. J’ai participé, en 2004, à la marche organisée à New York à l’occasion du premier anniversaire de l’invasion de l’Irak : des groupuscules gauchistes à l’ancienne mode — des marxistes pro-Cuba, par exemple — étaient venus de tout le pays, mais la foule new-yorkaise, qui s’était mobilisée contre la guerre un an auparavant, ne s’était plus déplacée. Quant aux Démocrates, ils estiment que leur victoire passera par les voix d’une partie de la droite : ils flattent les militaires et les religieux, font assaut de nationalisme et passent leur temps à revendiquer des symboles comme le drapeau, au point de donner le sentiment de faire, tout au plus, du Bush à visage humain. Le mouvement général de droitisation de la société américaine a été si profond que c’est peut-être en effet la seule façon de l’emporter : un ancien conseiller de Reagan affirmait récemment qu’aujourd’hui, Nixon ne pourrait plus être élu, tant il serait « à gauche » : laïc et modéré ! On ne rappellera jamais assez combien, depuis une trentaine d’années, l’Amérique connaît son troisième « grand réveil » (great awakening) religieux, après celui du XVIIe siècle et celui du début du XIXe. En même temps, je ne suis pas sûr que cette façon de courir après la droite, comme le fait le parti démocrate depuis des années, soit du meilleur augure. Personnellement, je serais plutôt à l’affût de quelque chose qui s’apparenterait à ce qui s’est passé dans les années 1960 après la glaciation des années 1950. Depuis quelque temps, je vois des jeunes hommes hétérosexuels venir assister à mes cours gays et lesbiens dans l’Université du Michigan. La contradiction entre la censure qui pèse sur l’homosexualité dans les écoles et le fait qu’on ne cesse d’en parler dans les médias fait que la jeune génération est assoiffée de discours savants. Et puis beaucoup de jeunes hétéros sont tellement épouvantés par la culture hétérosexuelle officielle de Bush qu’ils en viennent peut-être à s’identifier davantage à des courants queer. Bref, il reste des raisons d’espérer.

Notes

[1David Halperin, Saint-Foucault, EPEL, 2000