poignées d’amour sur l’esthétique sarkozyste : entretien avec Éric Fassin

Si la politique n’est jamais indifférente à ses modes d’incarnation, rarement en démocratie le corps du gouvernant aura été mis à ce point en valeur : depuis le 6 mai, barrant le paysage, la silhouette présidentielle fait l’objet d’une médiatisation intensive. Éric Fassin, sociologue et américaniste, en détaille ici les facettes : les modèles qui l’inspirent, la politique de l’affolement dont elle participe, sa manière d’esquisser un nouveau régime des genres et d’exalter la force du désir.

Depuis l’élection de Nicolas Sarkozy, on a beaucoup glosé l’émergence d’un « nouveau style » présidentiel, marqué par une mise en scène du corps différente de celle qui prévalait précédemment — les vacances d’été en furent encore l’occasion, du jogging en T-shirt du GIPN au hors-bord torse nu. En observateur de la politisation des corps, comment caractériseriez-vous cette nouveauté ? D’autre part, faut-il selon vous lui accorder une réelle importance, en lien avec le mode d’exercice ou de légitimation du pouvoir, ou renvoyer ces manières d’être à l’ordre des artifices ou des apparences ?

On se souvient peut-être d’une photographie publiée par Le Figaro. Nous sommes en septembre 2005, en amont de la campagne présidentielle. À Évian, Nicolas Sarkozy et Dominique de Villepin se croisent pendant leur jogging, et se tapent joyeusement dans la main. Les corps s’opposent : autant le second est athlétique, autant le premier manque de grâce. Mais qui dépasse l’autre, dès lors qu’ils courent en sens inverse ? En tout cas, c’est la lourdeur qui va bientôt l’emporter sur la finesse, le coureur du dimanche sur le marathonien. C’est en vain que, face à son rival au physique, disons, plus ordinaire, le Premier ministre aura arboré un torse sculptural au sortir de la baignade, au début de ce même mois, à la Baule. En mai 2007, à peine nommé pour lui succéder, François Fillon rejoindra aussitôt Nicolas Sarkozy à l’Élysée en short et chaussures de sport pour un jogging dans Paris.

Le cliché d’Évian, qui devait d’ailleurs être récompensé par un prix, tant il était éloquent, montre le passage d’un régime du corps à un autre. Sans doute l’un et l’autre candidats sacrifient-ils au même rituel du jogging ; mais ce sont deux esthétiques du sport qui s’affrontent : l’aisance passe alors le relais à l’effort, comme le muscle à la sueur. On aurait tort d’en rire, comme si Nicolas Sarkozy subissait cette disgrâce physique relative. Il la retourne en arme politique. Il la revendique — il la donne à voir. C’est ainsi qu’il déclare aux reporters qui le suivent dans sa villégiature américaine, en août 2007 : « Cela ne m’embête pas que vous me voyiez transpirant en train de faire mon jogging. » Entendez : je vous invite à me montrer ainsi. En revanche, il ajoute : « Je ne veux pas que vous écriviez sur Cécilia en famille. Cela relève de ma vie privée. » On notera bien sûr que c’est lui qui fixe aux journalistes la règle du jeu. Mais surtout, il dessine une ligne de partage : si Nicolas Sarkozy veut préserver son épouse en l’inscrivant dans le cercle de la vie privée (c’est d’ailleurs l’argument invoqué dans l’affaire des infirmières bulgares pour refuser son audition parlementaire), ne doit-on pas comprendre en retour que la sueur du Président est dans le domaine public ? Il est vrai que Paris Match affichera sa loyauté désormais sans faille en effaçant d’une photo de vacances un bourrelet peu avantageux ; mais en révélant la correction, L’Express ne va-t-il pas mieux encore servir le nouveau Président ?

Il importe donc de bien comprendre cette nouvelle esthétique, qui nous échapperait si nous nous arrêtions à son caractère inesthétique. À la différence de son concurrent malheureux, Nicolas Sarkozy ne cherche pas à nous impressionner, comme quelque aristocrate du corps ; il viserait plutôt à nous montrer qu’il est comme nous : les mêmes mollets un peu lourds dont nous nous plaisons à revendiquer la solidité, les mêmes poignées d’amour que nous aimons croire confortables. C’est donc une politique de la proximité — l’équivalent masculin de la mise en scène par Ségolène Royal de sa proximité toute féminine avec les citoyens, en plus efficace politiquement.

Mais il y a plus. C’est rompre avec une représentation traditionnelle du corps politique. Plus question ici de distinguer les deux corps du roi — son corps naturel, et son corps politique. Le corps naturel est bien le corps politique. C’est parce qu’il est naturel qu’il est politique. C’est le sens de la fameuse « personnalisation du pouvoir » : non seulement, tout le monde l’a bien relevé, Nicolas Sarkozy concentre tous les pouvoirs sur sa personne, mais sa personne est la matière même du pouvoir. Certes, l’heure n’est plus à donner sa personne à la France. C’est qu’on a quitté le registre de la grandeur, pour l’humanité ordinaire. En revanche, il donne de sa personne : pour sa fonction, comme hier pour sa campagne, il sue sang et eau, il se fatigue infatigablement. C’est cela, cette personnalisation du pouvoir en un double sens, que l’obsession médiatique pour sa personne et sa vie personnelle donne à voir.

À quelles sources N. Sarkozy vous paraît-il avoir puisé pour construire ce personnage ? En particulier, quelle importance joue en l’affaire la référence américaine, tantôt brandie et tantôt déniée par le candidat avant d’être plus frontalement assumée par le président ? La question comporte deux aspects : d’une part, comment caractériseriez-vous l’histoire récente de la personnalisation du pouvoir aux États-Unis — depuis le « grand communicateur » que fut Ronald Reagan ? D’autre part, N. Sarkozy vous semble-t-il piocher, au hasard ou de manière concertée, dans ce répertoire ?

Je remonterais plus loin dans le temps. J’avais été amené à m’intéresser, dans un ouvrage collectif sur « la mort du roi », à l’assassinat de J. F. Kennedy : s’il a tant marqué l’imaginaire d’une génération d’Américains, c’est que la télévision avait auparavant montré, pour la première fois, le corps du Président — un corps jeune, beau, d’une santé apparente désirable. La mort était donc d’autant plus difficile à appréhender que ce corps déchiqueté par les balles entrait en contradiction avec l’image de vie qu’on lui associait. On sait que Bill Clinton a voulu reprendre le flambeau de Kennedy, avec sa jeunesse — par contraste avec l’image paternelle de Bush père, voire grand-paternelle, de Ronald Reagan.

Le jogging est une manière d’afficher sa santé — d’autant que, les médias le relèvent, cet homme assez corpulent court vite et longtemps (ses aides et ses visiteurs ont du mal à le suivre). Au moment de la transition, en 2000, on comparera d’ailleurs sa vitesse à celle de son vice-président, Al Gore, et de son successeur, George W. Bush. C’est aussi une manière de corriger son image d’indiscipline (sexuelle, et alimentaire : on lui reproche son goût pour les nourritures trop grasses du fast food), par la démonstration de sa discipline. Si l’actuel président américain a repris le rituel, c’est peut-être pour une raison comparable, qui renvoie à une autre addiction : l’alcoolique repenti s’impose une discipline physique qui montre son contrôle. On reste dans la même logique : « Je suis maître de moi comme de l’univers. »

Ce n’est donc pas un hasard si Nicolas Sarkozy reprend des éléments de ses modèles américains — de Kennedy à Bush, en passant par Clinton. À ces derniers, n’emprunte-t-il pas le thème général de la deuxième chance (après le péché, côté américain ; après l’échec, côté français) ? On peut toutefois penser que, comme dans d’autres domaines, ce qu’il s’approprie, il le reformule dans un contexte différent (la France), et pour donner corps à une politique différente (la sienne). Il puise dans un livre d’images, mais c’est pour raconter une histoire différente. Car nous ne sommes pas, comme c’est le cas pour ses références d’outre-Atlantique, du côté de l’affichage de contrôle, mais plutôt de l’ostentation d’énergie — presque incontrôlable, tant elle serait inépuisable.

Commentant les échanges sur le caractère génétique de la pédophilie, vous écriviez quelques semaines avant les élections présidentielles (Le Mondedu 13 avril 2007) : « La rhétorique de Nicolas Sarkozy participe ainsi d’une politique d’affolement, au même titre que son agitation tourbillonnante et sa fébrilité vibrionnante [...]. Cette confusion politique est une politique de la confusion : désorienter la politique par un discours désordonné, c’est créer les conditions de l’avènement d’une droite de dérive, plutôt que de rupture. » Les mois qui viennent de s’écouler confirment-ils selon vous ce diagnostic ? Plus exactement, avez-vous l’impression que l’agitation présidentielle en tous sens sert une politique concertée, quand elle semble témoigner tout aussi bien d’une série d’hésitations voire de reculades ?

Pour l’instant, l’affolement me paraît manifeste dans les médias. La simple accumulation des interventions fait que plus personne ne sait où donner de la tête — sans parler des propos qui lui sont prêtés, et qu’il dément (sur la peine de mort pour les pédophiles, ou bien s’exclamant, à en croire Yasmina Reza, « je me fous des Bretons »). Bien sûr, on peut être choqué par ce que dit Nicolas Sarkozy à Dakar sur l’homme africain, ou devant le Medef sur la dépénalisation du droit des affaires, ou devant des « victimes » sur la nécessité de traduire devant un tribunal ceux qui ont pourtant été jugés irresponsables — et l’on pourrait multiplier les exemples.

Bien sûr, on peut aussi pointer les contradictions entre ces déclarations, comme la juge Eva Joly qui déplore que la France devienne « un pays qui responsabilise ses enfants et ses fous, et irresponsabilise ses élites ». De même, on s’indignera qu’un président qui rejoint le chœur des contempteurs conservateurs d’une société de la victimisation exige en même temps qu’on donne la priorité aux victimes, qui ne sont évidemment pas les mêmes, et à l’inverse qu’un président qui promet la citoyenneté française aux « femmes martyrisées » du monde entier expulse de France des femmes qui seront sans doute martyrisées, ou encore qu’un président si sentimental lorsqu’il évoque, le 14 juillet, un enfant handicapé avec qui « la vie n’a pas été très généreuse », semble si peu soucieux du sort des enfants des sans-papiers pour qui la vie non plus n’a pas été très indulgente.

Mais comment s’en préoccuper vraiment quand il faudrait discuter en même temps ses mille et une interventions — de la politique étrangère à la politique économique, en passant par les faits divers ? Comment débattre sérieusement de sa politique de l’éducation quand le double discours sur la rigueur en matière de postes et de revalorisation en matière de traitement, pour les enseignants, s’accompagne d’une lettre aux éducateurs, à l’occasion de la rentrée scolaire, qui part dans tous les sens, brassant les idéaux humanistes, les lieux communs, les clichés conservateurs, et, une fois encore, les contradictions — par exemple en matière de laïcité ? Dire tout et son contraire, comme le fait Nicolas Sarkozy, c’est tout mélanger pour jouer de la confusion, mais c’est aussi occuper le terrain — le saturer discursivement.

On parle souvent de double langage ou de langue de bois chez les politiques. Ce n’est pas le problème ici. La langue de Nicolas Sarkozy est d’ailleurs plutôt dégoulinante d’amour qu’empreinte de raideur... Je crois qu’il faudrait — comme des linguistes l’ont fait pour la langue bushienne — davantage travailler à analyser le style que donne Henri Guaino au président (le mélange d’extrême simplicité, qui fait l’évidence du propos, et de langage fleuri, qui atteste de son sentiment), mais aussi la rhétorique sarkozienne, comme le font par exemple le 17 août 2007 dans Libération les tribunes de Stéphane Palazzi sur le « bon sens » du président comme (fausse) évidence, et de Peter Szendy sur son « parler franc ». « Franchement », c’est le ton de la sincérité, qui accompagne bien sûr tout autre chose. Mais cela ne veut pas dire que le langage du président soit insincère — qu’il dise une chose, alors qu’il croit autre chose. Le problème serait plutôt qu’il est sincère quoi qu’il dise. Il dit une chose, et une autre, et encore une autre, et qui se souviendra de tout, et qui aura le temps de tout rappeler, alors même qu’il sera en train de dire encore bien d’autres choses auxquelles il faudrait pareillement réagir ?

L’affrontement avec Ségolène Royal, durant la campagne électorale, et la manière dont celui-ci mettait en jeu les questions de genre, vous paraissent-ils avoir laissé des traces durables dans le mode d’intervention de N. Sarkozy ? En d’autres termes, le personnage s’est-il modifié d’avoir dû, face à son adversaire, faire jouer les ressorts d’une certaine domination masculine ?

La politiste Catherine Achin et la philosophe Elsa Dorlin ont proposé avant l’été, sur le site de la revue Mouvements, dans un article intitulé « J’ai changé, toi non plus », une analyse très riche, « au prisme du genre », et donc en termes de masculinité et de féminité, du couple de candidats Royal/Sarkozy pendant la campagne présidentielle. Pareillement, dans le prolongement des travaux suscités par la parité, je continue de réfléchir autour de deux questions — la question de l’articulation entre vie publique et vie privée, et la question de la sexualité des deux protagonistes du second tour de la présidentielle. Les deux sont liées : la sexualité était jusqu’à présent renvoyée dans le domaine privé, réputé hors-politique.

Pour penser leur lien, il faut parler de genre, en s’interrogeant sur les effets de l’introduction de la parité sur le genre en politique. Je veux dire par là que le genre n’est pas seulement quelque chose qui détermine la vie politique, comme une contrainte ou à l’inverse une ressource pour les acteurs ; la politique redéfinit en retour le genre. Pour le dire simplement : les acteurs politiques doivent faire avec les contraintes du genre, quitte à les convertir en ressources (Ségolène Royal est prise dans les stéréotypes féminins, et elle en joue) ; mais en même temps, à l’occasion de la parité, ils sont amenés à redéfinir le genre, les attentes en matière de genre (Nicolas Sarkozy contribue à formuler une nouvelle forme de masculinité). Bref, pas seulement faire avec, mais faire le genre.

Premier point : on a beaucoup parlé de la « pipolisation » de la vie politique sous Sarkozy — en particulier autour de son épouse. Et d’inscrire cette évolution dans le cadre plus large d’une réflexion sur l’individualisme démocratique et la modernité politique. Encore ne faut-il pas oublier comment la remise en cause permanente des frontières entre vie publique et vie privée résonne avec la critique féministe de ce partage qui fonde la domination masculine dans les sociétés libérales. D’un côté, Nicolas Sarkozy reconduit ce partage : son épouse, c’est une affaire de vie privée. Mais d’un autre côté, il en joue et le déplace, puisqu’au même moment, il utilise celle-ci comme une carte politique « personnelle ». D’ailleurs, Cécilia Sarkozy renverse à son profit la rhétorique de Ségolène Royal : comme la candidate, la première dame de France prétend intervenir dans l’affaire libyenne, non en politique, mais « en tant que femme et en tant que mère ». Ainsi, tandis que pour la première la féminité fondait sa posture politique, pour la seconde, la féminité permet de se prétendre hors-politique. Deuxième point, qui concerne la sexualité. Si la parité a redéfini la féminité politique (au lieu de l’alternative entre la vieille fille et la putain, on est donc plutôt aujourd’hui dans la conjonction de la vierge et de la mère), elle a aussi permis de reformuler la masculinité. Tout autant que la conjugalité, les aventures extraconjugales faisaient traditionnellement partie de l’image de l’homme politique : l’adultère n’était sans doute pas obligatoire, mais il était présumé — pour l’homme bien sûr. En revanche, pareille supposition faisait basculer la femme du côté de la Pompadour frappée d’illégitimité politique.

Or les mésaventures conjugales de Nicolas Sarkozy, mais aussi de Ségolène Royal, ont transformé les choses. Notons d’abord que dans les deux cas, l’adultère mis en scène, c’est désormais celui du conjoint — l’adultère de l’autre. La femme politique n’est donc pas stigmatisée aujourd’hui en tant que courtisane, elle est disqualifiée en tant que femme bafouée, soit une autre manière de la renvoyer à sa sexualité pour signer son échec. C’est la nouvelle version de la « femme publique »...

Quant à l’homme politique, le départ de Cecilia avec un amant, illustré par une couverture de Paris-Match fin août 2005, semblait vouer son mari au statut politiquement peu enviable de « cocu », c’est-à-dire de perdant — c’est d’ailleurs le moment où Villepin exhibait ses pectoraux sous le nez de son rival. Au mari délaissé, on prêtait certes des aventures, censées avoir causé la fuite de l’épouse ; mais ces faits d’arme antérieurs perdaient du même coup toute valeur. La virilité politique était en berne. Et c’est ici que Nicolas Sarkozy a réussi une opération politique parallèle au retournement du corps sportif, tel qu’on l’a vu pour le jogging : il a renversé la logique des choses. Le handicap est devenu un atout. Non seulement son malheur l’humanisait, mais surtout, il allait faire la preuve que l’amour est plus fort que tout — et ainsi reconquérir sa femme.

La virilité, ce n’était donc plus de pouvoir contrôler son épouse, selon le modèle traditionnel, mais d’avoir la force de la regagner, soit un genre (post-) modernisé. Et cette nouvelle force virile, c’est celle du désir, qui permet aux « blessés de la vie » (comme dans la garden-party de l’Élysée...) de rebondir, d’avoir une deuxième chance. On reconnaît là le désir de vaincre dont la mise en scène a beaucoup fait pour le triomphe électoral de Nicolas Sarkozy — et qui continue de beaucoup faire pour le nouveau président. Il a désiré si fort la France, qu’il l’a eue. Et c’est cette énergie du désir qu’il prétend communiquer aujourd’hui au pays. Si la femme politique est encore rabattue sur sa sexualité, pour l’homme au contraire, la sexualité est toujours le signe de sa force politique. Pour autant, avec la parité, le genre politique a bien changé. On connaît le titre éloquent de la biographie que lui consacre Catherine Nay : Un pouvoir nommé désir. La virilité redéfinie par Nicolas Sarkozy remplace ainsi la réalité de la force par la force du désir. C’est, sinon tout un programme, du moins toute une rhétorique politique fondée sur un genre renouvelé.