tranchée artère
par Philippe Vasset
C’est un des rares lieux où la ville s’étage : la fosse de chemin de fer qui part de la Gare Saint-Lazare et va jusqu’au Boulevard Berthier dévoile tout un réseau de communications et de correspondance entre la surface urbaine et un sous-sol grondant, brusquement mis à nu. Les cheminots parlent de la Tranchée des Batignolles. Elle comporte 8 voies, pour la plupart des lignes de banlieue. De droite à gauche, en regardant vers Paris : direction Auteuil (deux voies), Versailles (une voie), Bretagne (une voie), Saint Germain (deux voies) et Normandie (deux voies). Elle est coupée de six ponts, dont les sublimes Pont de l’Europe (se coller aux grilles et regarder vers la gare), des Batignolles (fermer les yeux et écouter) et Cardinet. En train ou en RER, le voyage est assez anodin (les vitres isolent du bruit et empêchent d’appréhender l’empilement des niveaux), mais à pied, le site prend toute sa mesure : au coeur de la ville, on est brusquement dans une immense banlieue bruissante et désaffectée. Les taggers remontent les voies depuis le périphérique jusqu’à la gare, mais le chemin inverse est plus surprenant encore.
A la sortie du métro Rome, entrez dans le « Garage Parking » qui est au coin du Boulevard des Batignolles et de la tranchée, juste en face de l’Ecole Normale des Instituteurs. Vous entrez dans une gigantesque salle dont les vitres brisées par endroit, donnent directement sur les voies. La verrière amplifie le vol de pigeons et le grondement des rames. Suivez la rampe qui descend au sous-sol, et vous tombez - en prenant bien garde de passer vite et d’un air décidé devant la cahute du gardien - sur un deuxième parking, plutôt glauque. Traversez-le, et vous arrivez à une petit porte crasseuse, surmontée d’un signal « Sortie ». Poussez-la et vous êtes dans le centre de tri postal de Saint-Lazare. Si vous y allez en semaine et en soirée, vous verrez les énormes sacs postaux descendre les toboggans oranges en colimaçons et tomber lourdement dans les charrettes de tri, situées deux étages plus bas. Franchissez la salle sans trop vous faire remarquer et ressortez rue de Saint-Pétersbourg, par le vantail du centre de tri, largement ouvert en semaine mais fermé le dimanche et certains samedis. Détail important, ne tentez pas la promenade dans l’autre sens, car, côté Poste, la porte entre le centre de tri et le parking est protégée par un digicode.
Si vous avez de la chance, juste avant la sortie de la Poste, sur votre droite, une petite porte en métal rouge sera ouverte. Prenez le couloir et descendez les escaliers, vous allez déboucher sur un dépôt de trains et de RER situé sous le bâtiment et ouvert sur les voies de Saint-Lazare. Ce même dépôt, où les mécaniciens de la SNCF réparent les wagons au chalumeau - à voir, encore une fois, le soir - est également accessible par la gare Saint-Lazare. Prenez le quai 27, le plus à droite, et remontez-le jusqu’au bout, en passant sous la place de l’Europe : il débouche sur le dépôt, dernier vestige de l’immense dépôt des Batignolles, qui s’étendait au début du siècle de la Gare Saint-Lazare à celle de Pont Cardinet. Les plus téméraires prendront le trottoir qui suit le mur du hangar et ressort le long des voies, qu’il longe jusqu’à Pont Cardinet. La promenade est exceptionnelle - l’encaissement, en particulier, crée un environnement sonore très particulier - mais un peu risquée : il n’y a pas de barrière entre le mince trottoir de béton et les voies, et les trains vous frôlent. Autre problème, la remontée : à Pont Cardinet, vous débouchez sur la gare Cardinet. Il est théoriquement possible de ressortir par le parking de l’agence SNCF Cardinet, mais le site est sensiblement plus surveillé que la Gare Saint-Lazare, et il est quasi assuré que l’on vous demande ce que vous faites là. Si vous arrivez à émerger sans trop de problèmes, traînez un peu dans la gare, l’une des rares gares parisiennes, avec la curieuse gare ronde de Denfert-Rochereau, à ne servir strictement à rien. Si vous êtes en jambes, c’est d’ici que part la promenade le long de la ligne d’Auteuil, une des portions de l’ancienne petite ceinture : suivre le Boulevard Pereire jusqu’à la place du même nom puis poursuivre jusqu’à la station de métro Pereire-Levallois.
Revenez alors à votre point de départ, le métro Rome. Pénétrez, en face de la bouche, dans le café le Paris-Rome. Dans la salle principale, sur le mur à votre gauche en entrant, vous allez découvrir le plan d’un grand jardin, à mi-chemin entre les Halles (en plus strict) et la Villette (en moins drôle) organisé autour de mini-pyramides de verre. Ce dessin est l’œuvre de l’architecte Jean Patrou, et donne un aperçu de ce que deviendra la tranchée dans cinq ans. Sous la pression des commerçants du quartier, pour qui la tranchée des Batignolles gêne la circulation des consommateurs et menace donc leur activité, une association dont le but est le recouvrement de la fosse s’est mise en place dans les années 1980. Il s’agit masquer l’affleurement de la banlieue en plein 17ème, de boucher cette longue fenêtre sur le sous-sol parisien en empilant des parkings de bus, et de couronner le tout d’un Parc Monceau vaguement modernisé (les pyramides ne seront plus en moellons, mais en verre). Des espaces commerciaux sont bien évidemment prévus dans les allées.
Le projet de Jean Patrou a été conçu il y a une quinzaine d’année. Une association pour l’aménagement de la zone Rome-Cardinet a ensuite été mise sur pieds pour promouvoir le recouvrement des voies auprès de la municipalité, et des études techniques ont été commandées. L’association est présidée par Hervé Bénéssiano, adjoint de Jean Tiberi jusqu’en mars 2001. Présenté au Conseil de Paris il y a deux ans, le projet a été adopté et intégré dans le schéma directeur de l’aménagement de la Gare Saint-Lazare. Les travaux devraient commencer une fois la construction de la ligne Eole achevée, c’est à dire dans deux ou trois ans. Entretemps, Hervé Bénéssiano est devenu le premier adjoint (chargé des finances) de la maire du 17ème, Françoise de Panafieu.
Pour dissiper l’impression pénible que la découverte de ce projet ne manquera pas de vous avoir laissée, il faut redescendre, via la rue de Rome, jusqu’à la Place de l’Europe. De 1826 à la Première Guerre Mondiale se trouvait sous cette place une gare de marchandises : les wagons de charbon étaient hissés au niveau de la chaussée par ascenseur hydraulique. Les promoteurs de cette gare, Sylvain Mignon et Jonas Hagerman, ont insisté auprès de la municipalité pour que les rues du quartier prennent des noms de capitale européenne, le tout rayonnant autour de la place de l’Europe. Selon George Perec, il existe un itinéraire, partant et aboutissant à cette place et empruntant une fois et une seule onze de ces rues européennes.
Trouvez-le, il est organisé autour de la tranchée.