la fascination du vide après Chirac : entretien avec François Rosset
Écrivain à ses heures gagnées, collaborateur de Vacarme depuis ses origines, informaticien et père de famille le reste du temps, François Rosset vient de publier À ma décharge, son cinquième roman, aux Éditions Michalon. Vaste monologue intérieur du président Jacques Chirac, entre Molly Bloom masculinisée et continentalisée, Achab de barrières et président Schreber. On ne saurait dire que celui-ci en sort grandi ou justifié. Mais il ne s’agit pas non plus d’une diatribe ou d’une critique féroce, plutôt d’un accompagnement effaré, un peu au sens où l’anti-psychiatrie des années 1970 soutenait qu’il n’y avait rien à juger, ni à interpréter chez les grands délirants, seulement un mouvement à suivre jusqu’au point de leurs bifurcations, de leurs renversements ou de leurs évidements toujours possibles. « Si j’ai échoué », énonce ainsi le Chirac de Rosset, « ce fut en échouant à communiquer l’enthousiasme dont ma nature déborde, à transcrire sur une feuille de route lisible par mes troupes les visions qu’il me procurait. [...] Comment le dire autrement ? je suis un homme de parole, un homme de peuplement par la parole, qui trouve dans le silence le lieu de la joie véritable ». À l’heure où Nicolas Sarkozy, qui est sans doute à la fois son vrai fils spirituel, son ultime meurtrier et son ennemi le plus intime, lui a succédé, il nous a paru intéressant d’interroger François Rosset sur le sens et le non-sens d’une telle fascination pour ce discours infini qui ne serait ou n’aura été que du semblant.
Chirac a fini dans une solitude profonde et un dénigrement pratiquement universel. Il n’y a plus que les juges qui ne l’ont pas oublié. Une sorte de Richard II pathético-comique. Au contraire, Nicolas Sarkozy est aujourd’hui quasi-universel et fascine tous les médias. Or, c’est le moment que vous choisissez pour publier, même pas un livre sur Jacques Chirac, mais le roman de Chirac, où il n’est pas question de Sarkozy, mais de beaucoup d’autres, de Villepin et Juppé (qui semblent fondus dans Maudrechine, une vieille connaissance de vos lecteurs), de Pasqua, de M. F. Garaud. Êtes-vous bien sérieux, M. Rosset ? Qu’est-ce qui vous a pris ?
Vous n’avez rien compris. Si j’ai d’abord été fasciné par la figure de Chirac — moins le personnage que la figure, et même moins la figure que le flot : cet homme est un flot —, c’est par le contraste parfait qu’il présente entre le brio dans la conquête et la pétrification comique dans l’exercice du pouvoir. Quand on regarde en effet sa vie depuis ses premiers pas sous de Gaulle et au ministère de l’Agriculture jusqu’à 1995, on a tout de même affaire à un grand conquérant barbare, capable des pires trahisons (avec Chaban puis Giscard), des pires bassesses (le bruit et l’odeur), des plus complètes palinodies, qui adore les campagnes électorales, les bains de foule, les combats. Mais depuis 1995, ce n’est plus rien : on ne sent plus ni boussole, ni cap, ni direction, seulement un flot qui consomme ses conseillers plutôt qu’il ne les suit et se perd dans des ratiocinations infinies. Comme si l’ambiance fin de règne avait commencé dès le départ : il était d’avance un président pour rien. De ce point de vue, ce n’est pas Chirac, c’est le Chirac Président qui m’intéressait : une sorte d’incarnation formidable du vide, du vide qui est peut-être au cœur de tout désir de conquête. Quand on a conquis, il n’y a plus rien à désirer. C’est fascinant ce grand animal politique, cette grande machine désirante réduite ainsi du jour au lendemain au néant de son désir. Certes, pendant douze ans, on le voit encore entouré d’obligés, de conseillers occultes, d’intellectuels déclassés. Mais tous ne semblent plus graviter qu’autour d’une zone de vide central. Cette zone qu’on connaît peut-être tous, où on se retrouve face à soi-même, c’est-à-dire face au néant. Or, il est quand même troublant de constater combien Chirac a pu incarner publiquement, même à son corps défendant, cette intimité terrible. Il porte son creux absolu jusqu’à la dernière marche du pouvoir, et ensuite, quand il y parvient, il tombe dedans à jamais. C’est beau comme un apologue chinois.
Pouvez-vous revenir sur cette idée de Chirac en machine ? Vous dîtes d’un côté animal politique, de l’autre machine désirante, ce n’est pas tout à fait la même chose...
Non, machine, essentiellement machine, c’est-à-dire système de flux ou de circulation infinie des désirs et des pensées sans but et sans raison. Prenez par exemple toute son érotique de la poignée de mains. Monstrueuse, obscène, délirante. L’une des seules constantes entre sa vie en campagne et sa vie au pouvoir. Celle qui a peut-être le plus fasciné et révulsé ses adversaires comme ses partisans. Eh bien, elle est mise au service de quoi cette érotique ? De rien. Une fois au pouvoir, il n’a rien fait. Certes, il y a le discours du Vél d’Hiv sur la responsabilité de l’État français sous Vichy, et il paraît même qu’il était sincère : tant mieux. Ou il y a son refus de participer à la seconde guerre en Irak. Là encore, très bien. J’ai lu récemment un article dans un journal anglais à ce propos : « Jacques was right. » Et il paraît même qu’il se murmure la même chose à Washington. Oui, oui, toujours très bien. Mais au fond, peu importe, tout cela ne me m’intéresse pas vraiment, car cela me semble plutôt des accidents qu’autre chose. C’est toujours la plaie des bilans et des livres à charge ou à décharge, aucun intérêt. Ce qui m’a semblé plus intéressant c’est d’essayer de pénétrer dans l’âme de la machine, de voir comment celle-ci, dès qu’elle a atteint son but, se trouve obligée de chercher une cohérence à toute son action, d’inventer une certaine unité des flux, en raccordant du disparate. Et là c’est une tâche infinie : on n’en finit jamais de se justifier, de projeter l’unité d’un moi immaculé sur une pluralité de désirs et d’idées qu’on n’a jamais contrôlés ni même produits, seulement véhiculés dans tous les sens.
Mais alors est-il possible de lire ce livre comme une tentative de résistance à la déréliction chiraquienne du pouvoir ? Comme une manière de survivre pendant douze ans de chiraquie ?
Sûrement pas. Bien plutôt une forme de tentation, la tentation de la sympathie, que de résistance. Encore une fois, je préfère essayer de capter certaines formes de délire de sa pensée que reprendre toutes les espèces de critiques argumentées qu’on a pu lire à droite, à gauche. De ce point de vue, il me semble même que tous ceux qui ont détesté Chirac et ont voulu faire de leur détestation ou de leur rancœur leur fonds de commerce politique ou éditorial n’ont pas montré grand-chose à part qu’ils sont de jeunes creux ou de vieux rassis. Parce que c’est quoi Chirac en président ? Sans doute pas grand-chose de plus qu’une forme de narcissisme blessé devenu fou. Et depuis quand on n’est plus du côté des fous ?
À cet égard, tout votre livre apparaît hanté par une forme de théâtre fantomatique. Pas le théâtre classique du pouvoir, où derrière les masques et les places il n’y a rien. Mais plutôt le théâtre invisible du pouvoir, son « autre scène », peuplée de personnages qui ne sont d’emblée plus grand-chose, même plus des masques ou des places, mais des sortes d’alluvions réduits à des traits ou à des postures et mal connectés les uns aux autres...
Oui. Il est possible que le délire, ce soit d’abord cela, quand on ne voit plus que des personnes partout, et quand ces personnes ne tiennent pas debout, s’étiolent plus ou moins vite dans l’inconsistance. C’est pourquoi tout ce monologue se construit dans un essentiel rapport aux individus : aux militaires, aux ministres, aux adversaires, aux conseillers du prince. Et c’est là où réside la tentation : difficile alors de prendre un autre point de vue que celui de Chirac. Parce que le conseiller d’hier, c’est d’abord celui qui pense plus fort que jamais ce qu’il pensait hier. Mais ça, c’est de l’anti-chiraquisme absolu. Totalement incompatible avec son caractère ectoplasmique, son amour des mains, des croyances vaines. Par exemple tout le passage dans le livre sur la « manne », la richesse inouïe et cachée de ce pays, vient d’une discussion avec un collègue de bureau me disant à peu près la même chose : « La France est riche. » Sans argument, sans même d’intérêt apparent, mais en y tenant mordicus. Il m’a semblé alors toucher à l’essence du chiraquisme : une pure série d’adhésions à des croyances ineptes, ni vraies ni fausses, seulement ineptes tant elles ne s’appuient sur rien et ne semblent suivre aucune logique.
De ce point de vue, le chiraquisme, c’est pour vous le contraire d’une révolution conservatrice ?
Absolument. Pour Chirac, la politique semble se réduire à croire momentanément et à faire croire aux autres en suivant l’esprit du temps. Rien d’autre, donc rien de grave. Chirac n’est en rien le vecteur d’une révolution conservatrice, comme le vecteur de quoi que ce soit d’ailleurs. On devrait plutôt le résumer par ce mot sublime qu’il a eu après la dissolution manquée de 1997 : « Si c’est ce que les Français veulent... » C’est presque aussi sublime que le « Que d’eau ! Que d’eau ! » de Mac-Mahon. Vous vous représentez cette bête politique qui, après quarante ans de combats et à peine deux ans de pouvoir, apparaît ainsi ne plus rien vouloir, ne plus rien penser ? Il y a tout de même un basculement complet : le pouvoir censément suprême l’a complètement disloqué, et tout de suite. C’est prodigieux.
Pourriez-vous faire demain un nouveau roman sur Nicolas Sarkozy ? Pourrait-il être autant que Chirac un bon objet de roman ?
Vous ne vous mettez pas en valeur avec vos questions idiotes. Évidemment que non. Il y a de toute façon chez Sarkozy un côté technico-commercial, et un amour du succès et du clinquant, qui ressemblent trop à ceux des gens que je côtoie quotidiennement pour qu’il puisse m’intéresser en quoi que ce soit. Et puis, Chirac fait partie de mon paysage mental. Il habite le champ politique depuis mon enfance. Et enfin, Sarkozy a tout de même été touché par le chiraquisme : après Chirac, tous seront nuls, c’est écrit d’avance. Maintenant, il n’y a là aucune nostalgie. On ne peut quand même pas regretter Chirac. Juste être fidèle à ce qui nous parle. Ce qui est tout autre chose.