Vacarme 41 / cahier

enquête sur le/notre dehors d’Alejandra Riera à la Documenta 12

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La présentation d’Alejandra Riera pour la Documenta 12 occupe un large espace au dernier étage du Friedricianum de Kassel. L’espace, troué de nombreuses fenêtres, traversé de cloisons découpées de lucarnes, les photos, les écrans vidéo ouverts comme d’autres fenêtres encore sur les présences, les voix de ceux et celles avec qui elle poursuit son enquête, font fortement résonner ce dehors qu’elle arpente avec d’autres, dont elle ouvre les seuils, dont elle défait les bords. Lecture de Jean-Pierre Rehm.

de l’art à l’étude

Commenter le travail d’Alejandra Riera suppose précaution. D’une part elle prend grand soin d’expliciter sa démarche [1], au point que tout prolongement risque la redondance, ou pire, l’approximation. D’autre part son travail, dans une lignée conceptuelle, mélange selon la cohérence brusquée d’un large collage des matériaux hétéroclites (archives, photos, films, textes) qui exige une approche à la fois spécifique et la science patiente de leur mise en rapport. Parce qu’enfin, trait décisif, la rhétorique à l’œuvre dans ses nombreux titres, légendes, textes, notes, en bref dans un appareil critique consigné au sein même du travail, ressort d’une logique défensive. « Maquettes-sans-qualité », « problème non résolu », « travail en cours », « travail en grève », « fragments », « vues partielles », « film irréalisable » sont quelques-unes parmi les si nombreuses descriptions, aussitôt prescriptives, données selon la règle d’un par défaut. On aurait tort cependant d’y lire le topos, voire le pathos, disons beckettien ou blanchotien, d’une essentielle misère de l’art. Même si le motif du « scandale » de l’art, comme disait Bataille, de sa mise en crise, ou, plus grave, de sa condamnation, reste une dette héritée des avant-gardes, il ne faut pas s’y tromper. La négation, l’atténuation, l’exhibition du détour ou de la retraite sont autant d’armes jalousement hérissées. Cette logique dépréciative, soumise à la puissance de la prétérition, représente davantage qu’une stratégie dictée par les circonstances : la forme même de son travail. Ou encore, la marque de son formalisme si singulier. Exposition, catalogue, projection, Alejandra Riera s’emploie à les affubler de guillemets, à dresser très efficacement une batterie d’obstacles à leur saisie. Ce qu’elle organise ainsi : un mode de résistance propre à l’œuvre même. Ni fragilité, ni déficit ici, malgré les dénégations, c’est une forteresse dont l’édification a calculé la fatigue de son siège.

Ceci devrait peut-être permettre de lever une équivoque. Que les préoccupations du travail d’Alejandra Riera soient politiques ne saurait échapper à quiconque. Et la manifestation de leur urgence, dont la traduction pratique [2] par ailleurs empêche que ce mot sonne creux, est sans conteste. Pour autant, la forme paranoïaque (c’est-à-dire, pour elle, la forme elle-même) interdit que de telles urgences fassent figure de thèmes. D’extraits, en somme. Toujours déjà réservés, préservés, toujours déjà exposés - résolus. Au contraire, ces questions lui offrent plutôt une consistance générique, celle d’un médium, matériau opaque en tant que tel. Et dont il faut d’abord respecter et protéger la compacité, avant d’en faire publicité. En clair : l’appel de l’urgence requiert, pourtant, ici, la forme - le retard : la forme du retard, la vigilance des retranchements successifs, la loi suspensive du dépli.

Un tel paradoxe n’est pas neuf. On y reconnaîtra le piège du double bind, délibérément construit par qui s’entête à ne pas tricher, à ne pas soustraire par commodité tel accident hâtivement secondarisé, à ne pas céder sur l’essentiel : l’imbrication abyssale des registres, des contradictions [3]. Mais ce piège ne signale aucune paralysie, il ne fait de l’impuissance ni le moteur, ni la conclusion désemparée de l’ouvrage. Il signe à l’inverse la démesure de l’ambition. Car, contrairement au repli chichement lyrique en vogue, dont on sait combien la politique lui offre des alibis ou des garde-fous prétendument objectifs, c’est un régime épique qui est ici visé. Épique, on en convient, passablement abîmé. Mieux, affolé. C’est-à-dire encore : traversé par un lyrisme qui n’y trouve sa place que par excès [4]. C’est sans doute pour cette raison que son travail prend souvent l’aspect d’un déploiement épidémique dans l’espace, propagation sans bords pointant sans relâche vers l’utopie d’un « dehors ».

Dehors qui sert justement de titre à sa récente installation pour la Documenta 12 : Enquête sur le/notre dehors. La folie, sauve de tout pittoresque démagogique, y tient la première place. On se contentera d’évoquer sommairement ce qu’une partie de cette installation, un document filmique réalisé avec UEINZZ, propose sous ce titre d’enquête. UEINZZ est une compagnie de théâtre initialement liée à un hôpital psychiatrique de jour à São Paulo, puis devenue un atelier collectif expérimental autonome, fédération d’usagers psychiatriques, de thérapeutes, de comédiens et de philosophes. Le fil directeur de l’investigation est simple. Aller avec ce groupe disparate à la rencontre de lieux, chantier, institution, parc public, ou dans les rues de São Paulo, et entrer en dialogue à la manière de reporters du quotidien. Sont ainsi croisés et invités à témoigner des contextes, des expériences et des savoirs divers : chef de projet, ouvrier, policier, exalté panthéiste, marchand de rue, cuisinière, passant à la recherche de l’adresse de Radio Globo, etc. Il est impossible de décrire la foule des détails (les séquences de l’épopée brésilienne) qui viennent informer un film qui échappe à cette standardisation technique dont s’accommode si bien la douteuse familiarité de « l’enquête sociale » à « vocation humaniste ». Ce que cette entreprise, Riera le précise, se refuse d’être.

Déçus seront ceux qui chercheraient le mouvement de l’expertise ou du sondage. Ou l’odieuse galerie de portraits et sa bonhomme exhaustivité. Car c’est la logique des rôles qui se trouve bousculée. Les interlocuteurs s’expriment dans l’espace mélangé de la conversation, pour reprendre le titre d’un des chapitres du film. Et si aucun n’y est affranchi de son éventuelle reconnaissance (lorsque celle-ci est servie par l’uniforme, l’étal marchand, ou dans les signes appuyés d’un désordre psychique), personne ne s’y trouve pourtant rivé, assigné à une identité qu’il serait en demeure d’exemplifier, selon la sinistre logique du documentaire qui s’attarde sur le particulier pour mieux s’abîmer dans la typologie. Car personne ne sait exactement qui pose les questions, qui y répond, ni, surtout, dans quelle visée précise. C’est l’expérience d’une insuffisance de ce type de transmission qui est d’abord transmise.

À l’exception d’un bâtiment en chantier [5] et de l’hôpital, c’est « dehors » qu’ont lieu tous ces échanges. Mais la rue n’est pas l’espace public du micro-trottoir, la place forte de l’opinion. C’est plutôt, comme dans le Rouch de Chronique d’un été, le théâtre le plus exposé, c’est-à-dire, en dépit de certaines « scènes », le moins hystérique, le moins théâtral. D’autant que les questions, sans jamais ressembler à un interrogatoire où la place des savoirs serait assurée, alternent, comme dans le Godard de France Tour Détour Deux enfants, de considérations générales à l’incongru du particulier. « Je voudrais savoir si, au lieu de garder une porte fermée, vous aimeriez en ouvrir une », est-il demandé à un portier modérément kafkaïen. Par ailleurs, le collectif des « enquêteurs » ne constitue pas un groupe homogène. Si certains sont curieux, malins ou simplement bavards, et ce ne sont pas toujours les mêmes, d’autres se taisent, ailleurs ou diversement intéressés par ce qui se raconte. L’enquête n’est pas le filtre de ce qui se dit, mais se tisse dans le filet que lance chaque situation, sans s’accorder un cadre au préalable. Ni dans l’anticipation d’un résultat escompté, et en réalité su d’avance, ni dans le mime frauduleusement naturaliste d’une discussion à bâtons rompus.

Car, étrangement, la folie veille. Elle veille à échapper à ces deux écueils. Et devient la marque paradoxale d’une gravité ou d’une gaieté (d’une forme), qui refuse de trouver refuge ailleurs. Elle ne se présente donc plus sous l’espèce d’un état clinique, mais comme une opération disjonctive, possibilité d’une suite d’« interruptions », pour reprendre le sous-titre du film. Que le didactisme de la forme-enquête soit protégé et accompli par une folie donnée à vue indiscernable du savoir du philosophe, du savoir-faire du comédien, de l’abandon dans lequel surnage le quelconque, dit assez l’ambition calmement forcenée du projet.

« Le contenu de vérité de la joie semble aujourd’hui inaccessible. Le fait que les genres s’effilochent, que l’attitude tragique apparaît comique et le comique mélancolique, est en rapport avec cela. Le tragique se décompose, parce qu’il revendique le sens positif de la négativité [...]. Il est haïssable. L’art qui s’avance dans l’inconnu, le seul qui soit encore possible, n’est ni gai ni grave ; mais le troisième terme est dissimulé aux regards, comme plongé dans le néant dont les œuvres d’art postées aux frontières décrivent les figures », écrivait Adorno en 1967. Sans prétendre exhiber de sa cache ce tiers-état, intermédiaire obscur et impossible, moderne, Alejandra Riera, dans sa rigueur, suggère la folie, et son ordinaire, comme forme provisoire à l’étude d’un art d’aujourd’hui.

Notes

[1Cf., par exemple, dans Vacarme n°32 l’entretien à propos de son film Images de chantiers en cours, paroles de celles, ceux qui construisent

[2Ainsi du film nommé ci-dessus, mince part d’une implication personnelle hors de toute documentation dans cette aventure menée par le Refdaf. Ou encore l’ensemble de ses échanges et de ses actions en rapport à l’emprisonnement de l’ex-députée kurde Leyla Zana.

[3« Si je dis un truc, et qu’après je ne sais pas l’expliquer, ça s’appelle... une contradiction », suggère un protagoniste dans le film évoqué plus bas.

[4C’est ainsi qu’une photographie d’une femme qui quitte un espace d’exposition par sa vitrine brisée peut lui servir d’icône exemplaire, mythique.

[5La visite du chantier du Centre culturel Maria Antonia ouvre l’enquête (photo page suivante en haut). Le responsable du projet, Valter Ramos, qui sert de guide, fait le récit de l’archéologie du site. Université de philosophie et de lettres de São Paulo (USP) au départ, le bâtiment a été clos en 1968 et réquisitionné pendant la dictature pour servir de lieu d’identification, de centre de tri. Il s’ouvrira prochainement comme centre d’art contemporain. On voit pourquoi, dans cette chronologie du passage du savoir au pouvoir, puis dans l’intervalle avant qu’il ne passe au symbolique, Riera et le groupe UEINZZ peuvent être intéressés à se glisser.