Vacarme 41 / cahier

histoires de la photographie américaine / 3

Walker Evans, la conscience de l’Amérique

par

De Bellocq à Robert Adams, en passant par Friedlander, Walker Evans, Robert Frank, Helen Levitt, Lewis Baltz... — après Diane Arbus et Meatyard, déjà apparus dans Vacarme —, douze récits empruntés à l’épopée de la photographie en Amérique. Plutôt qu’une tentative de panorama jamais complet, quelques histoires d’images mémorables.

« La première fois que j’ai vu des photographies de Walker Evans, a dit Robert Frank, j’ai pensé à ces mots de Malraux, “transformer le destin en conscience”. Il est embarrassant d’avoir une telle ambition. Mais comment justifier autrement vos échecs et vos efforts ? »

Comment choisir une image qui représente Walker Evans (1903-1975), entre toutes celles qui ont fait de sa photographie la plus déterminante du xxe siècle en Amérique ? Ceux-là même qui ne connaissent pas son nom, ou seulement son nom (la France ne lui a jamais consacré la rétrospective qu’il mérite), ont déjà vu, et forcément gardent en mémoire, le portrait de Mrs Burroughs (1936), cheveux tirés, lèvres trop minces, icône pouvant rivaliser avec la Migrant Mother de Dorothea Lange, exactement contemporaine. Ou bien ils reconnaîtront cette grille serrée de dizaines de « portraits à un penny », anonymes, barrée du mot STUDIO (Savannah, 1936)... L’œuvre d’Evans peut se considérer sous trois aspects : l’iconique, le vernaculaire et le paradoxal.
Elle rappelle nombre d’influences avouées parmi ses aînés (Atget, Stieglitz ou Coburn, Sander), évoque plusieurs de ses pairs (en particulier Ralph Steiner, d’autres qui, comme Evans, travaillèrent pour la Resettlement Administration, devenue Farm Security Administration, pendant la Dépression). Elle appelle ensuite nombre de ses cadets — en particulier Frank, mais aussi Wright Morris, Helen Levitt, W. Eugene Smith, Friedlander, Baltz et Robert Adams — jusqu’à Meatyard ou Arbus, même Eggleston, n’était la couleur, pour certaines images ou une inspiration profonde — une éthique ?

Chacun pourra trouver chez Evans ce qu’il cherche. Lui seul a réuni, dans l’histoire de la photographie américaine, un corpus d’une telle ampleur et d’une telle diversité. La manière en est à peu près constante, ou du moins l’esprit revendiqué : un « style documentaire ». Le photographe entend « enregistrer »... avant d’utiliser bien plus tard, devant les étudiants de Yale, l’expression « lyric documentary » : « Pour moi le mot “documentaire” est inexact, vague, il est même grammaticalement faible, si on veut l’utiliser pour décrire le style photographique qui est le mien. De plus, je crois que la meilleure chose possible dans ce qu’on nomme l’approche documentaire en photographie, c’est l’adjonction d’un certain lyrisme. [...]

Ce dont je parle en fait, c’est d’une pureté, d’une certaine sévérité, de rigueur, simplicité, être direct et clair, et ce sans prétentions artistiques au sens conscient de l’expression. C’est la base de tout — être solide et ferme. »

L’évolution qui a conduit Evans à user de cette terminologie est complexe. En avril 1971, il insiste, dans Art in America : « Voyez-vous, l’art n’a pas d’utilité — le document, si. Aussi n’est-il jamais de l’art — quand l’art peut adopter un style documentaire. C’est justement ce que je fais. » On renverra sur ce point aux ouvrages d’Olivier Lugon, Le Style documentaire. D’August Sander à Walker Evans 1920-1945 (Macula, 2001), et de John T. Hill, exécuteur testamentaire d’Evans et auteur d’un Walker Evans : Lyric Documentary (Steidl, Göttingen, 2006), qui analyse en détail la conférence du 3 novembre 1964. On y ajoutera le catalogue d’une rétrospective itinérante organisée en 2000 par le Metropolitan Museum of Art de New York, qui conserve l’œuvre et les archives du photographe. Quant à la monographie La Soif du regard de Gilles Mora et John T. Hill (Seuil, 1993, rééd. compacte 2004), elle offre notamment l’avantage de reconstituer l’exposition « American Photographs ». Enfin, le substantiel Walker Evans at Work de Jeremy Thompson (1982, rééd. Thames & Hudson, Londres, 1994) recèle 747 reproductions (médiocres), et des citations du photographe — ainsi, le 29 novembre 1961, pour la réédition d’American Photographs : « L’image objective de l’Amérique des années 1930 réalisée par Evans n’avait rien de journalistique ni de politique, dans la technique ni dans l’intention. Elle était un reflet, plutôt qu’un point de vue, et d’une certaine façon, elle était gratuite... Ce qui intéressait Evans, et ce qui l’intéresse encore, c’est de savoir à quoi ressemblera le présent lorsqu’il sera devenu le passé. »

autobiographie esthétique

La biographie d’Evans — né en 1903 dans une famille aisée du Missouri, ayant pris ses premières photographies en 1928 -, se confond avec la chronologie des projets auxquels il participe ou qu’il entreprend. Elle s’articule autour de l’expérience majeure que constitue sa collaboration avec la FSA, de 1935 à 1937-1938.

Auparavant, il y a eu la réussite immédiate de ses images du pont de Brooklyn pour le poème de Hart Crane, en 1930. Puis grâce à l’amitié nouée avec Lincoln Kirstein, une première campagne photographique ayant pour objet l’architecture victorienne près de Boston. En 1933, Evans débarque en pleine révolution cubaine, fraye avec Hemingway et rapporte les 31 images de The Crime of Cuba, par Carleton Beals — qu’il dira n’avoir jamais lu. En 1971 il affirme qu’il savait déjà alors ce qu’il faisait : « de l’histoire sociale ».

La même année 1933, Evans expose au Museum of Modern Art de New York ses photographies de « Maisons du xixe siècle ». L’année suivante, il part pour la Floride (où il reviendra en 1941, pour les 32 photographies offrant, dit John T. Hill, une « postface visuelle » à The Mangrove Coast de Karl A. Bickel, 1942). En 1935, le MoMA commande à Evans une importante série de clichés documentant l’exposition « African Negro Art »... qui seront eux-mêmes exposés quelques mois après par le musée. Commençant à travailler pour la Resettlement Administration — future FSA -, le photographe lui adresse, au printemps, un mémo précisant le matériel qu’il veut qu’on lui fournisse et ce qu’il s’engage à livrer (« Un jeu complet de tirages et de notes rédigées »), ajoutant : « Sous aucun prétexte on ne me demandera de faire plus que prévu. [...] Je ne prendrai aucune photographie qui puisse servir d’argument pour le gouvernement [...] — il s’agit d’enregistrement pur et non de propagande. [...] PAS DE POLITIQUE, quelle qu’elle soit. » Evans gagne les États du Sud, où il est chargé de photographier l’architecture d’avant la guerre de Sécession — « les vieux domaines, leur état de délabrement, l’érosion ». Il parcourt la Virginie-Occidentale et la Pennsylvanie, puis Missouri, Louisiane, Mississippi, Géorgie, Caroline du Sud, ainsi qu’Alabama, avant l’Arkansas et New York. En 1936 il réalise, en binôme avec son ami l’écrivain James Agee, un reportage (refusé par le magazine Fortune), qui deviendra son travail le plus célèbre, grâce à la publication, en 1941, de Let Us Now Praise Famous Men (Louons maintenant les grands hommes, traduit dans la collection Terre humaine chez Plon en 1972, rééd. 2002).

En 1938, le MoMA organise l’exposition « Walker Evans : American Photographs », dont Evans réalise lui-même l’accrochage, dirigeant le livre éponyme, texte de Kirstein. La même année, le photographe descend dans le métro de New York, où il commence de prendre, grâce à un Leica qu’il cache sous son manteau, des photos « directement avec ses tripes ». Certaines paraîtront dans la presse, avant que le MoMA ne les réunisse, en 1966, sous un autre intitulé biblique et avec un texte rédigé par Agee en 1940 : Many Are Called — soit 81 images, dans une maquette classique différant de celle élaborée en 1959 par Evans. De 1939 à 1947, le photographe travaille essentiellement à New York et à Chicago, ainsi qu’à Detroit. Il a reçu une bourse Guggenheim en 1940, prolongée en 1941, année de son mariage avec le peintre Jane Smith Ninas. Il écrit des critiques pour Time Magazine (1943-1945) avant de rejoindre Fortune, dont il sera le collaborateur régulier jusqu’en 1965, publiant des portfolios dont il réalise images et textes, et suit de près la mise en page — notamment, en juillet 1955, « Beauties of the Common Tool ». En 1948, l’Art Institute of Chicago lui consacre une rétrospective. Deux ans plus tard, Evans photographie d’un train le paysage industriel ; en 1959, il reçoit une nouvelle bourse Guggenheim.

En 1960 paraît une nouvelle édition de Let Us Now Praise..., avec 62 photographies (le double de la première sélection), et en 1962 le MoMA réédite le désormais classique American Photographs (comme il le fera de nouveau en 1989). Evans enseigne à Yale à partir de 1965. En 1971, John Szarkowski organise au MoMA une rétrospective majeure, pour laquelle seront réalisés 200 tirages, dont d’immenses agrandissements ; il écrit l’introduction au catalogue, Kirstein rédigeant la postface. Deux ans plus tard, Evans découvre les possibilités du nouveau Polaroid SX-70, qui le convertit à la couleur — celle-là même qu’il condamnait comme « vulgaire » (en 1972, il avait reçu une bourse Mark Rothko). Il est nommé professeur émérite à Yale en 1974 — un an avant sa mort, à New Haven, Connecticut.

« The Hungry Eye »

Tout, ou presque, intéresse Evans, de ce qu’il peut voir alentour, dans les rues, sur les routes de son pays ; dans les villes les plus perdues, quartiers résidentiels ou ghettos. Le carrefour auquel il s’arrête, la station à essence-épicerie, les cimetières ; les piétons des métropoles, l’abandon de ceux qui se laissent transporter dans la nuit et le bruit. Il est aussi attentif aux raffinements d’une architecture désuète, aux rappels du style grec, qu’à la vétusté des cabanes de paysans réduits à la misère, mais maintenant une propreté scrupuleuse ; aux alignements parfaits de demeures victoriennes qu’aux anciens logements d’esclaves, décatis tout autant que les plantations autrefois grandioses. Le même grand écart vaut pour les intérieurs domestiques et les vitrines de boutiques, entre l’abondance des unes et le dénuement des autres. Pas d’incursion pourtant dans l’univers du luxe : le portrait du propriétaire terrien qui précède celui des métayers de Let Us Now Praise... ne fonctionne que comme une amorce, avant d’aborder le sujet véritable : la naissance d’une conscience sociale.

La sympathie, l’empathie d’Evans pour le populaire, le vernaculaire, sont manifestes. Ainsi donne-t-il à voir la condition des petits Blancs du Sud, celle des Noirs, de rescapés d’une inondation dont il photographie avec éloquence et pudeur la file serrée, au niveau des jambes, ou des mains tenant chacune, verticale, une assiette vide. À d’autres, il laisse le soin de dépeindre les nantis — aux films de Hollywood, machine à rêves... ou non (voir le piquant My Man Godfrey de La Cava, en 1936, ou plus près d’Evans, The Grapes of Wrath de Ford, en 1940). Quant à ses portraits d’amis intellectuels et artistes en 1929-1930 — ceux de Kirstein, Shahn, Berenice Abbott -, avant le jeune Agee, en 1937, ils demeurent à part, malgré ce que leur intensité avait de prometteur.

Il y a chez Evans, à peu près d’emblée, un singulier mélange d’avidité du regard, de travail forcené, de lucidité, d’exigence, la volonté d’un contrôle absolu en même temps qu’une apparente désinvolture — d’où les recadrages, d’un coup de ciseaux, « pour avoir une meilleure image ». Mais il faut croire que le photographe cherchait tout autre chose que ce qu’il avait aisément trouvé, à ses brillants débuts new-yorkais, ou même lors de son expérience décisive, en service commandé. Il devait faire bien du chemin, prendre bien des images, des portraits non posés, des paysages que nul autre n’aurait pris, des pièces inconnues, le détail d’objets, pour trouver... quoi ?

Ces Grands Hommes

Fou de littérature, Evans invoquait Flaubert : « Le fait que l’auteur n’apparaît jamais. L’absence de subjectivité. Cela s’applique, littéralement, à la façon dont je veux [...] procéder en photographie. » On pourra s’étonner de ce qu’il ait toujours veillé à ce que ses images soient clairement séparées des textes dont elles offrent le contrepoint. Pour Let Us Now Praise..., son entente avec Agee a cette conséquence que ses photographies ouvrent le livre. Pendant plus de trois semaines, les deux « reporters » ont partagé, moyennant finances, la vie de trois familles de métayers de Hale County, Alabama — les Burroughs, les Tingle et les Fields. Désireux de témoigner de ce qui le remue autant que l’écrivain, Evans le dit autrement. Ses images tranchent, dans leur retenue, avec l’emportement du récit. Il produit des portraits inoubliables, des vues de cabanes en bois, et ces faits humains, si l’on peut dire — un enfant dort sur le plancher, un bout de tissu le protégeant de la chaleur ou des insectes, comme le linceul un mort. Voisinent, pieds nus, en guenilles, la jolie Lucille Burroughs sous son chapeau de paille, Frank Tingle engoncé dans sa chemise au col boutonné, Bud Fields torse nu. Sur certaines images, seuls ou ensemble, à distance sous le porche de leur maison, ils ont l’air moins misérables, ravagés ; la même façon de pencher la tête de côté, de regarder bien en face, sans honte, celui auquel ils ont accordé leur confiance, même les plus petits — Laura Minnie Lee.

vues d’architecture, monuments, casse

Evans a commencé par photographier des rangées de maisons victoriennes, les demeures « gothiques » de Dorchester, Massachusetts. Il s’intéressera de même aux raffinements de la Nouvelle-Orléans, aux logements modestes de mineurs en Virginie-Occidentale, aux églises si semblables et si dissemblables que fréquentent Blancs et Noirs, en Caroline du Sud. Il sillonne les routes, se livre à l’Exploration par un appareil photo de Chicago (1946), passe dans l’Ohio (1949), le Maine (1962)... En 1963 la gare centrale de New York devient soudain pour lui « un thème spectaculaire [...] qui mérite qu’un portfolio lui soit immédiatement consacré ». Il a su voir, bien avant Friedlander, ces monuments de l’Amérique, statues qu’il fixe frontalement. Mais l’un de ses paysages les plus frappants reste la Casse automobile (1935), quasi panoramique, près d’Easton, Pennsylvanie.

boutiques, entrepôts, enseignes

Il photographie les vitrines, des magasins. Aussi bien le salon crasseux d’un barbier pour les Noirs d’Atlanta que cette échoppe en bord de route, où l’on promet toutes sortes de poissons, où l’on peut voir des melons d’eau, les lourdes pastèques brandies par de jeunes employés. Autant la sèche beauté d’un entrepôt en tôle que l’étal ordonné d’un droguiste à Bethlehem, Pennsylvanie. L’accumulation, des façades, pour mieux exprimer que peu ont accès aux richesses. En même temps, se fait sentir un humour qu’il ne faut pas manquer d’apprécier. L’esprit, la fantaisie d’Evans se lisent dans cette image prise en Caroline du Sud (1936) : au rez-de-chaussée un magasin, au premier plan l’enseigne « Fruits et légumes », dans l’ombre un régime de bananes suspendu ; à l’étage, une pancarte « École d’art », et deux autres panneaux plus petits, l’un signalant une « Sténographe publique », l’autre que « Le Général La Fayette a parlé depuis ce balcon en 1824 ». Au-dessus d’une autre enseigne de la boutique (« FISH CO »), la tête d’un chat aux aguets.

portraits dans la rue, travail anonyme, passagers du métro

Le photographe est l’auteur de « portraits posés », d’autres volés. Il en a pris à Cuba, de dockers. À New York, de femmes élégantes, jeunes, noires, jolies, vieilles, portant chapeaux, fourrures. « En fait, j’avais parfois [...] des flashes inconscients — et je me laissais conduire. [...] C’était une veine très riche. Je l’explore encore. [...] C’était de la photographie documentaire, mais avec une forme de vengeance — et c’était merveilleux. » Dans la rue, il retient ce couple si jeune, en voiture (Ossining, New York, 1932) ; deux frères en bras de chemise et chapeau mou, le cadet l’air d’un faune (Main Street Faces, 1935) ; ce légionnaire sur la réserve, moustache, lunettes, calot incliné, médailles, fourragère, insignes (1935). À Chicago, ce seront des femmes absorbées dans leurs pensées (consuméristes, assure-t-il), à Detroit, des hommes se hâtant vers leur travail — « Labor Anonymous » est le titre de la série.

Pour le métro de New York, Evans invoque « un moderne Dickens ou Daumier », qui seul pourrait décrire « l’écrasante absence de joie que l’on peut [y] voir ». D’ici là, écrit-il en 1962, « ce peut être l’endroit rêvé pour un photographe qui n’en peut plus du studio et de ce qu’a d’atroce la vanité humaine. En bas, dans cette sorte de sauna, il trouvera la parade que lui offrent des modèles inconscients et captifs, dont la sélection se fait automatiquement, par le seul hasard.

[Ces portraits] ont été pris par [...] un espion qui se repent de l’avoir été, [...] un voyeur qui ne visait qu’à l’apologie de ceux qu’il regardait. Quant à la brutale, impudente invasion qu’ils impliquent, elle a été soigneusement adoucie, en partie atténuée par le passage calculé du temps. [...] Vous ne verrez parmi ces gens le visage d’aucun sénateur, d’aucun président de banque. Ce que vous voyez, c’est d’abord une sorte de sobre évidence. Voici les hommes et les femmes du jury. »

objets isolés, signes

À vingt ans de distance, Evans photographie deux séries de sujets détachés de tout contexte. L’une et l’autre n’ont rien à voir que ce fond gris... et pourtant le manifeste est implicite : des outils banals peuvent mériter, dans leur beauté, le même traitement que les statues africaines d’un musée. Il y avait eu à New York, dès 1929-1930, cette admirable image d’ex-voto suspendus dans une rue, un cœur de cire, un bras d’enfant, un autre d’adulte... Parmi les derniers travaux d’Evans, viendront ces Polaroids de signes, pour un livre-abécédaire qui n’aboutira pas, ou bien les seules lignes blanches sur le bitume. Quelque chose de basique, de plus essentiel que les enseignes inlassablement photographiées, collectées par Evans, accrochées dans son appartement new-yorkais. Après la richesse triviale des murs où s’accumulaient les affiches collées-déchirées (Roadside Gas Sign, 1929), une écriture visuelle élémentaire.

intérieurs, déchets

Il y a loin des maisons modestes photographiées pour la FSA, certaines proches de ce que prendra Wright Morris, à des intérieurs pris ensuite, qui pourraient, n’était le noir et blanc, être d’Eggleston (Lamp and Table, New York, 1939-1940) ou de Robert Adams (Kentucky, 1979). Entre-temps, ce sont des vues moins situables, moyennes — quand l’exception de Belle Grove (1935), éblouissante, ne peut s’expliquer, au-delà de sa séduction classique, que parce qu’elle est révolue... En cela, elle annonce, à rebours, ce qu’Evans photographie près d’une bouche d’égout (New York, 1968) : mégots, bouts de papier, débris plus identifiables. « Une poubelle peut être à l’occasion, du moins pour moi, une chose magnifique. [...] Je tends vers cet enchantement qu’offre le pouvoir, visuellement, d’un objet esthétiquement méprisé. » Dès 1929, il avait cadré les « vestiges d’une décoration en métal gravé », fascinantes vanités faites de peu, disant beaucoup. Jamais le photographe n’a voulu donner de leçons : n’avait-il pas assez mis en pratique, exposé sa philosophie ?