Pologne : faire acte de présence les mouvements homosexuels face à la droite nationaliste
par Agnès Chetaille
Nouvelle ligne de Vacarme : il s’agira d’y « provincialiser l’Europe », pour reprendre la belle expression de Dipesh Chakrabarty. D’abord, en faire le cadre dans lequel penser et agir, spontanément, en accompagnant les mouvements sociaux - sans-papiers, précaires, minorités sexuelles ou nationales, sex workers... — qui, chacun à sa façon, font vivre l’Europe comme espace politique. Bref, être plus européens. Mais aussi l’être moins, et remettre l’Europe à sa place — une province dans le monde - en suivant ces mouvements lorsqu’ils en débordent les frontières : par exemple lorsque des migrants subsahariens expulsés de Ceuta et Melilla trouvent appui sur des réseaux européens et marocains, ou lorsque les luttes syndicales des employés américains du nettoyage s’exportent à Londres et Amsterdam. Pour commencer, naissance et stratégies d’un mouvement gay et lesbien dans la Pologne des frères Kaczynski : quand le rainbow flag doit composer avec l’identité nationale.
En 2003 une jeune photographe polonaise, inspirée par la société suédoise où elle vient de séjourner, décide de repré-senter des couples de même sexe se tenant par la main. Elle prend contact avec une toute jeune association, Kampania Przeciw Homofobii (KPH, Campagne contre l’homophobie) et ensemble ils organisent ce qui sera la première campagne de visibilité gaie et lesbienne en Pologne : « Niech Nas Zobacza » (« Qu’ils nous voient »). Encore s’agit-il de trouver des modèles volontaires... Les réseaux fonctionnent vite, et tous les petits groupes existant, à Varsovie mais aussi Cracovie et dans d’autres grandes villes, sont contactés. C’est au finale 60 jeunes gens qui seront immortalisés ainsi, en extérieur, deux par deux, le sourire aux lèvres. Beaucoup d’entre eux sont devenus des militants expérimentés aujourd’hui. Et cette action inaugurale a bien donné le ton, et posé les enjeux de ce nouveau militantisme : quand les groupes des années 1990 s’occupaient de questions identitaires, de soutien psychologique, de prévention VIH/sida, c’est maintenant la visibilité qui est au coeur des préoccupations, et l’accès à l’espace public. « Niech Nas Zobacza », en ce sens, est une réussite, car il sera l’occasion de l’émergence de la question de l’homosexualité dans l’espace médiatique. Malgré la neutralité revendiquée des photos, l’exposition fait scandale, sans parler de l’affichage parallèle de quelques-unes des photos en grand format, sur des panneaux publicitaires. Kampania Przeciw Homofobii a beaucoup de mal à mener la campagne jusqu’à son terme, les galeries se désistent les unes après les autres, les affiches sont arrachées. Mais l’association gagne soudain une visibilité médiatique inespérée.
L’année suivante survient un tournant dans la vie politique polonaise. Les partis se sont jusque-là succédés au gouvernement en se ressemblant étrangement sur un certain nombre de points : depuis 1989, ce sont tous d’inconditionnels défenseurs du ralliement à l’Union européenne, mais aussi aux politiques états-uniennes, farouchement libéraux pour ce qui est de l’économie, et avec une franche tendance au mépris de tous ceux qui se montreraient sceptiques envers l’une ou l’autre de ces directions. Avant même les élections de l’automne 2005 et l’accession au pouvoir de Prawo i Sprawiedliwosc(PiS, le parti de Lech et Jaroslaw Kaczynski), on assiste à la montée en puissance d’une droite qui s’élève contre cette tendance majoritaire de la vie politique. Aux premières élections européennes en juin 2004, le succès inattendu de la Ligue des familles polonaises (LPR), arrivée en deuxième position avec 15 % des voix, est l’emblème de cette dynamique. PiS et LPR jouent tous deux la carte du scepticisme (voire de l’opposition radicale) envers l’Union européenne, d’un programme économique plus « social », et d’un très grand populisme. Face aux autres partis qui puisent leur légitimité avant tout dans leur internationalisme et leur appartenance aux élites européennes, ceux-là inscrivent leurs discours dans un registre proprement nationaliste, et rejettent toute assimilation avec l’Europe de l’Ouest, fût-elle conservatrice. Ainsi le gouvernement actuel [1] — issu d’une coalition dominée par ces deux partis —, tout en continuant d’apporter un soutien bien réel aux politiques militaires états-uniennes, et de collaborer efficacement à faire avancer l’agenda conservateur au sein des institutions de l’Union européenne, tend dans ses discours à se démarquer de la rhétorique conservatrice d’Europe de l’Ouest, pour faire resurgir la menace sur l’indépendance et la souveraineté de la Pologne, et les ennemis d’hier : les Russes d’un côté symbolisés par un Poutine diabolisé, les Allemands de l’autre et à travers eux toute l’Union européenne. Enfin, ces deux partis montrent une inclination particulière pour les questions de morale, sur lesquelles ils reprennent à leur compte les discours des mouvances les plus extrêmes de l’Église catholique. Parmi elles, les questions touchant au genre et à la sexualité occupent une place particulière. Et si, comme l’analyse{}Agnieszka Graff [2], c’est la pénalisation de l’avortement qui jusqu’en 2002 a servi de symbole de l’exception et de l’indépendance polonaises lors des négociations pour l’entrée dans l’Union européenne, c’est la question de l’homosexualité qui va se retrouver au cœur des débats une fois que la Pologne acquiert le statut de membre. La droite nationaliste s’en empare très rapidement après l’émergence du mouvement et en fait un de ses sujets priviliégiés. Il semble donc que plutôt que de pré-exister les unes aux autres, les stratégies du mouvement militant gay et lesbien et celles de la droite nationaliste qui gagne en influence se sont construites « en miroir ».
En effet, le printemps 2004 ne marque pas seulement l’entrée de la Pologne dans l’Union européenne et le premier succès inquiétant de la LPR, c’est aussi un moment très important pour le mouvement gay et lesbien qui émerge. Ils avaient annoncé : « Qu’ils nous voient », et c’est l’heure de la mise en pratique. Un festival est organisé à Cracovie en avril, avec une « Marche de la tolérance » dans les rues de la vieille ville. Une immense campagne de dénigrement est mise en place par une fondation catholique [3], les protestations forcent les organisateurs à déplacer le jour prévu pour la marche, car il correspondait à la Saint Stanislaw, patron de Pologne. La marche est tout de même bloquée par un rassemblement d’opposants, puis violemment attaquée. Pour la première fois, les jeunes militants gays et lesbiens sont confrontés à une foule hostile, qui fait explicitement référence à la rhétorique nationaliste, en scandant des slogans comme « Nous ne vous donnerons pas le château du Wawel », symbole de l’ancienne capitale royale. L’événement est largement couvert dans les médias, qui décrivent majoritairement la « Marche de la tolérance » comme une provocation, une tentative d’importer les gay pride occidentales et leur cortège de valeurs libérales en vue de pervertir la Pologne chrétienne et traditionnelle. Les jeunes ultra-nationalistes de Mlodziesz Wszechpolska, organisation de jeunesse liée informellement à la LPR, sont désignés comme les opposants « naturels » des militants gays et lesbiens. La question est donc posée en des termes nationalistes et les partis comme PiS et LPR en font un de leurs principaux chevaux de bataille, qui devient progressivement leur quasi-monopole — au point que, aujourd’hui, les représentants de l’Église catholique sont tout à fait minoritaires du côté conservateur dans le débat. Dès mai 2004, Lech Kaczynski, en sa qualité de maire de Varsovie, refuse son autorisation à la « Parade de l’égalité » qui doit s’y dérouler. Il recommence l’année suivante, et contribue grandement à faire de l’homosexualité et de sa visibilité un thème tout à fait central dans la campagne électorale de l’été 2005, forçant chacun des candidats à se positionner sur la question des marches gaies et lesbiennes. Juste après les élections, en novembre 2005, une marche qui n’a pas reçu l’autorisation de la mairie est violemment dispersée par la police à Poznan, de nombreux participants sont arrêtés, et menacés de poursuites. Enfin, les attaques législatives contre les homosexuels figurent en bonne place sur l’agenda du gouvernement, notamment de la part du Vice-premier ministre et ministre de l’Éducation Roman Giertych, leader de la LPR. En quelques années, parallèlement à sa montée en puissance et à son accession au pouvoir, la droite populiste et nationaliste a fait de la question de l’homosexualité et de sa visibilité dans l’espace public un argument électoral, mais aussi plus largement, une question proprement politique.
Les militants gays et lesbiens, en organisant les premiers événements de visibilité, n’en demandaient pas tant. Ils ont bien gagné l’accès à l’espace public, mais dans un débat dont les termes sont imposés par les nationalistes, et qui est constamment instrumentalisé par eux à des fins électoralistes. Le premier « Festival de la tolérance » avait pour but de s’adresser à la société civile uniquement, sans critique de l’État ni de l’Église catholique, et de célébrer la diversité culturelle. Et tout à coup on accuse ses organisateurs de trahir la nation polonaise, de menacer les valeurs chrétiennes, et ils se trouvent pris dans des jeux politiques qu’ils cherchaient justement à éviter. À cette nouvelle situation et à ces attaques constantes, les militants répondent par des stratégies complexes, et inédites, qui consistent finalement à affirmer leur présence dans des champs de plus en plus larges et de plus en plus variés de la vie sociale et politique. Face aux attaques nationalistes, ils développent un jeu de tensions entre revendications d’internationalisme d’un côté et de « polonité » de l’autre, ce qui reste une caractéristique du mouvement gay et lesbien polonais aujourd’hui. Les politiques de représentation mises en place par les différentes organisations oscillent constamment entre ces deux pôles. D’une part, elles n’hésitent pas à utiliser toutes les ressources que leur offre leur inscription dans un contexte international. Nombre d’entre elles sont membres de l’International lesbian and gay association (ILGA) et de différents réseaux transnationaux, dont elles bénéficient du soutien organisationnel et financier. Les militants cherchent généralement à se représenter comme urbains et cosmopolites, ils donnent des entretiens à des journaux occidentaux, n’hésitent pas à participer à des rassemblements de protestation devant les ambassades polonaises quand ils sont invités à l’étranger, et à solliciter les ambassades et les hommes politiques des pays d’Europe de l’Ouest pour participer à leurs événements en Pologne. Enfin, ils valorisent les recours légaux rendus possibles par les institutions de l’Union européenne. Ils font régulièrement référence aux résolutions prises par le Parlement européen contre la Pologne en matière d’homophobie, et trois organisations ont ensemble saisi la Cour européenne des droits de l’homme pour obtenir la condamnation de l’interdiction des « Parades de l’égalité » de 2004 et 2005.
Mais les militants ne se contentent pas de cette stratégie « internationaliste », qui facilite les attaques de la droite au pouvoir sur l’importation d’un libéralisme sexuel propre à l’Europe de l’Ouest et supposé incompatible avec l’« identité polonaise ». Ils se réapproprient également, dans leurs actions et dans leurs discours, certains symboles et certaines idées utilisées par les nationalistes. Ainsi, si eux ne condamnent pas les gay pride « à l’occidentale », ils tentent de ne pas importer ce modèle à l’identique et inventent leurs propres formes d’appropriation de l’espace public. En avril 2006, la « Marche de la tolérance » en a été un bon exemple : menés par une militante agitant le drapeau polonais rouge et blanc, certains des participants ont scandé « Kocham Polska ! », « J’aime la Pologne ! », en référence au nom d’une campagne du groupe de jeunesse ultra-nationaliste. Il s’agit de ne pas laisser à la droite conservatrice le monopole de la définition de la nation. Et l’arrivée jusque sous le fameux château malgré les jets de pierre est pointée comme une victoire, et comme un symbole. La lutte contre la monopolisation du débat par les conservateurs se fait également dans le domaine de la mémoire. Tout comme leurs opposants, les militants font appel à la tradition nationale de résistance : le terme de « Solidarnosc », associé à des éléments emblématiques du mouvement social des années 80 (chants, bougies) est abondamment utilisé, notamment dans les rassemblements qui suivent la répression policière de Poznan. La tentative de subversion de cette mémoire que la droite nationaliste veut s’accaparer s’accompagne de la récupération de certaines figures importantes de l’histoire polonaise. Dans la chronologie « Lestesmy » (mot-valise créé à partir de lesbijka (lesbienne) et jestesmy (nous sommes)) disponible sur son site internet, l’organisation Porozumienie Lesbijek (La Coalition des lesbiennes) répertorie par exemple les références à l’homosexualité dans les ouvrages littéraires depuis le XIXe siècle, revendiquant ainsi la continuité d’une mémoire lesbienne proprement polonaise.
Cette stratégie de subversion, qu’on voit à l’œuvre dans le champ national et mémoriel, dépasse le niveau symbolique et participe d’un mouvement plus large de multiplication des domaines investis par le militantisme gay et lesbien, également au niveau social. Les liens historiques très forts avec le mouvement féministe perdurent, et d’autres se créent sans cesse. L’assimilation par les ultra-nationalistes du « lobby homosexuel » avec le « lobby juif » et l’analogie entre l’homophobie et l’antisémitisme en Pologne [4] a poussé les militants à interroger également l’antisémitisme dans leurs discours et leurs actions, et parfois à tisser des liens ponctuels avec des associations juives (comme Czulent en 2005 à Cracovie). La multiplication des déclarations homophobes par des hommes politiques de plus en plus proches du pouvoir, puis l’accession au gouvernement de ces mêmes hommes politiques ont également amené plusieurs organisations à s’impliquer plus fortement dans les jeux politiques institutionnels, à critiquer plus directement les politiques de l’État, et à créer des liens avec des mouvements sociaux tels que le mouvement des étudiants, celui des enseignants ou, plus récemment, le mouvement des infirmières grévistes. En effet, l’accession de Roman Giertych au poste de ministre de l’Éducation et ses propositions de loi discriminatoires ont fait du domaine éducatif un nouveau champ de bataille, au croisement entre luttes syndicales et luttes de reconnaissance gaies et lesbiennes. Au printemps 2007, quand apparaît un projet de réforme de l’éducation nationale largement critiqué par les syndicats qui comprend la lutte contre la « promotion de l’homosexualité » à l’école, on voit par exemple des militants d’organisations gaies et lesbiennes participer aux manifestations des enseignants, et des représentants syndicaux prendre fermement position contre ce point précis de la réforme. Ce nouveau positionnement dans le rapport de force avec l’État contribue donc à créer des liens aux niveaux intellectuel, associatif et militant, entre différents groupes en lutte. La présence spontanée de militantes féministes et de militants gais et lesbiens aux côtés des infirmières grévistes dans leur campement devant le bureau du Premier ministre en juin 2007 paraît révéler la naissance de solidarités plus profondes, voire la tentative de création d’un réel mouvement social au sens large.
L’émergence d’un mouvement homosexuel revendiquant l’accès à l’espace public a coïncidé avec la montée en puissance de la droite nationaliste, et s’est construit fortement en réponse à ses attaques, tout en contribuant significativement à la dénoncer, et parfois même à la faire reculer [5]. Dans ce contexte, les organisations gaies et lesbiennes ont élaboré des stratégies militantes originales, en tension entre revendication d’internationalisme et récupération des symboles nationaux. Plus encore, c’est un champ de plus en plus large qu’elles investissent : revendications culturelles élaborées en lien avec d’autres groupes minoritaires, luttes sociales solidaires contre les politiques de l’État, vaste entreprise intellectuelle et artistique de critique sociale et culturelle. L’occupation de tous ces domaines se diffuse dans des temporalités multiples, car elle se tourne à la fois vers la mémoire et vers le quotidien : d’un côté les revendications mémorielles, reprenant à leur compte les résistances monopolisées par la mémoire nationaliste, procèdent également à l’outing de personnalités historiques et littéraires et se réapproprient ainsi la mémoire nationale. De l’autre, un calendrier militant de plus en plus resserré, commencé il y a seulement cinq ans par une marche par an, puis deux, comprend maintenant une multitude d’événements de visibilité. Le climat fortement homophobe instauré par le gouvernement en place rend pourtant la question de la participation à ces événements de plus en plus problématique. Pour la première fois depuis leur création, les marches de Varsovie et de Cracovie n’ont pas vu leur fréquentation augmenter au printemps 2007. Mais les événements mineurs, comme les festivals de films, les rencontres littéraires, les fêtes et les rassemblements, eux, tendent à se multiplier. C’est plus dans une régularité, comme une condensation croissante de l’agenda militant, que s’installe le mouvement. Pour, sur tous les fronts, dans tous les lieux, encore et toujours être là, faire acte de présence.
Notes
[1] Ce texte a été rédigé avant la rupture de la coalition gouvernementale de la fin de l’été 2007 [ndlr].
[2] Agnieszka Graff, « We Are (Not All) Homophobes : A Report from Poland », Feminist Studies 32:2 (summer 2006), p. 434-449.
[3] Il s’agit de la Fondation pour la Culture chrétienne Piotr Skarga. Elle est directement affiliée à la fameuse organisation pro-vie, souvent considérée en France comme une secte, The American Society for the Defense of Tradition, Family and Property, et à ses différentes branches en Europe et en Amérique (par exemple, en France, Avenir de la Culture et Droit de Naître). La fondation Piotr Skarga collabore également très régulièrement dans ses actions avec le quotidien Nasz Dziennik, fondé comme Radio Maryja par le prêtre rédemptoriste Tadeusz Rydzyk, et appartenant au même groupe.
[4] Un exemple extrême de haine envers, indistinctement, les Juifs, les gauchistes et les homosexuels qui a servi d’argument dans le débat sur cette analogie, est un site internet néo-fasciste international appelé « Sang et honneur ».
[5] Cela a été le cas dans la controverse des Teletubbies, série télévisée anglaise pour enfants, accusée par la secrétaire d’État à l’Enfance de « promouvoir l’homosexualité ». Cette déclaration, unanimement dénoncée et ridiculisée, n’a pas eu de suites.