Vacarme 20 / chroniques

obituary

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Après sa mort, Guzman vécut une vie plus que réelle, prodigieuse en étendue ; elle se déroula en Europe, sans considération de frontière. Il ne se vit opposer aucun dogme, aucune entrave administrative. Tout naturellement, les cercles les plus fermés l’accueillirent. Il résida à flanc de montagne ainsi que dans ces palais qui mouillent au pied des canaux. Il respira des brumes autant qu’il arpenta, sous la lumière artificielle, les immenses travées que l’on bâtit en marbre sous la terre. Ses villégiatures, consécutives au point que Guzman ne distinguait plus entre elles le moindre défaut d’énergie, le moindre vacillement, étaient connues de la foule. La totalité d’un continent savait qu’à telle heure, Guzman prendrait son repos en tel endroit. Une fraction merveilleuse de ces millions d’êtres trouvait un charme au fait de suivre les faits et geste du défunt. Mais nul ne se permettait d’arrêter Guzman quand il marchait dans la rue ; et le mort, sans ostentation, parcourait ces superficies que sont les espaces à ciel ouvert. Étant bien sûr privé de compagnie (ne souffrant pas de cet état), il se fit souvent la remarque que lui, Guzman, accomplissait toutes ces démarches « de mémoire » ; qu’il gravissait les escaliers, parlait, compulsait des livres, prenait la parole de mémoire — lui qui ne conserve de sa vie aucun souvenir. Son corps intemporel et à tout le moins translucide flambant calmement autour de lui.

Suffisamment marquant pour ne pas être signalé, le contraste est immense entre le chrétien et le grec. Jamais Laocoon ne sut s’émanciper du son ridicule que son patronyme faisait entendre. Peu d’exploits ou de traits remarquables lui sont donc reconnus par la légende. Mis à part celui-ci, davantage un surnom qu’un fait réel, qui tient en deux mots : « Laocoon l’ambidextre » ; et il n’eut de cesse de réfuter cette formule, envisageant à une époque de perdre un bras dans on ne sait quel combat, afin que cette réputation, cette fausse vertu se séparent de lui. Laocoon conserva ses deux mains, ainsi que la neutralité de sentiment que son nom inspirait aux esprits les plus savants ou aux fins connaisseurs de la mythologie. Lui-même, sur le tard, rechignait à murmurer cette formule qu’il avait pourtant vénérée autour de ses trente ans : « Laocoon l’impotent. » Un de ses proches l’avait inventée en sa présence, et elle suffit, plusieurs années de suite, à lui procurer une satisfaction solennelle. (Celui qui s’est disjoint de toutes les vertus, de tous les courages, s’attachera à discerner dans les bons mots de ses proches un gage de sa propre réalité, de son ancrage dans le monde, quand bien même ils témoignent du manque absolu de considération dans lequel on le tient ; car il est désormais réduit à croire que nous sommes, sans malveillance, cités par ceux dont notre désarroi a forgé ce que notre laisser-aller nomme « un cercle d’amis ».) Sa tombe est à un jet de pierre des ruines de la cité. — Sa tombe ? un tumulus large comme une assiette, oublié des honneurs, de la légende, dont seule la stérilité de la terre qui le porte a permis qu’il ne soit pas retourné puis éparpillé.