Vacarme 20 / Processus

il n’y a pas de chemin, il faut marcher entretien avec Éric Corne, codirecteur du plateau

Le Plateau, centre d’art contemporain, a ouvert le 7 mars à l’angle de la rue Carducci et de la rue des Alouettes, dans le dix-neuvième arrondissement de Paris. Les observateurs se sont empressés d’opposer ce nouveau lieu au palais de Tokyo, l’un émanant directement du ministère de la Culture, l’autre, d’une association de quartier. Éric Corne, l’actuel directeur du Plateau, se refuse à ce genre de querelles : deux centres valent mieux qu’un seul, dit-il. Et le choix d’implanter un lieu pour l’art contemporain dans un quartier jusqu’ici plutôt délaissé par les services culturels manifeste avant tout la volonté de multiplier les points de contacts et de confrontation entre des œuvres et des publics. Dans cette perspective, l’histoire de la création du centre est éclairante : elle s’inscrit dans un projet plus global pour le quartier, défendu pied à pied par les habitants, contre les investisseurs privés et, au départ, sans secours institutionnel. La création du Plateau, à cet égard, ressemble fort à une victoire de conte édifiant. Éric Corne a bien voulu nous la raconter.

Pouvez-vous retracer pour nous l’histoire du Plateau ?

Le Plateau, c’est l’histoire d’une prise de risque de la vie publique. Monter un centre d’art contemporain ne m’aurait pas intéressé. Ce qui m’intéressait, c’était un ensemble qui permettait de réfléchir sur l’aménagement de la ville. Ici, il y avait les studios Gaumont, il y a eu la S.F.P., pendant plus d’un siècle il y a eu les métiers de l’image, des activités de sous-traitance. À côté, il y a la place des Fêtes, un urbanisme stupide pour lequel on a dépensé des millions de francs ; ici c’était la même erreur qui se préparait : quand la S.F.P. a déménagé pour s’installer à Brie-sur-Marne, ils ont voulu faire des immeubles de dix étages, du privé, une enclave fermée, ce qui revenait à ne même pas penser que des parts de ville s’articulent avec le reste : le mot quartier dit bien qu’il s’agit d’un quart, qu’il est déjà compris dans son incomplétude. Il me semble qu’il est nécessaire de penser en termes d’incomplétude, de pouvoir représenter politiquement l’incomplétude d’un quartier par rapport à une ville, une région, un pays, l’Europe, au monde, etc. Et je reproche aux politiques de ne pas penser par système d’incomplétude, d’être toujours dans un système de finalité. Ici, le projet se posait dans sa complétude définitive et définie pour une classe sociale (puisqu’il s’agissait d’un habitat privé, face au parc des Buttes-Chaumont, etc.). C’était vraiment aberrant. C’est ce qui nous a amené à nous opposer à Bouygues, puisqu’il se trouvait que c’était lui le promoteur de cet ensemble. Une association de quatre cents adhérents, et dont je suis le président depuis maintenant six ans, s’est formée à cette occasion. On s’est battu pour qu’il y ait un équilibre social qui corresponde à ce quartier (au début donc, tout était privé, maintenant il y a des H.L.M., P.L.A., P.L.I., etc.) ; on a obtenu de réduire le nombre de logements de sept cents à cinq cent trente-cinq, ce qui faisait passer les immeubles de dix à sept étages ; on a créé des voies publiques, une crèche va ouvrir en septembre 2003. Enfin, il y a le centre d’art contemporain lui-même, que l’on a appelé le Plateau en souvenir des plateaux de cinéma, à cause de la rue du Plateau, et de Mille Plateaux de Deleuze et Guattari..., ainsi que 100 m2 consacrés à l’inscription du Plateau dans le quartier (cet espace abrite tout ce qui est projet pédagogique, comme le projet que l’on monte actuellement avec le foyer Pauline Roland, un foyer d’insertion sociale pour des femmes seules avec enfants). Pour les habitants, c’est une fierté d’avoir obtenu ça. C’est un précédent en France. On avait aussi obtenu — et c’était une chose importante — de fixer les conditions de travail sur le chantier, qu’il n’y ait pas de dérogations : les ouvriers ne devaient pas travailler le samedi et le dimanche, il y avait des plages de repos, etc. D’ailleurs un ingénieur de Bouygues m’a dit plus tard : « Votre truc, on l’a appliqué à la lettre parce que vous étiez tellement pénibles qu’on ne pouvait pas faire autrement, et on n’a pas pris de retard. » Je lui ai répondu qu’ils n’avaient qu’à l’appliquer en général.

On a donc obtenu qu’il y ait un maillage entre le logement, les équipements publics, culturels et économiques. Ce qui se fait en ce moment, c’est fermer les quartiers : vous avez votre gymnase, vous avez votre école, votre supermarché... Ne sortez pas ! Là, on voulait qu’il y ait des rencontres. On aurait pu faire mieux, et j’espère qu’on fera mieux ailleurs, mais il fallait bien qu’une fois des gens gagnent. C’est comme une certaine extrême-gauche avec Le Pen : on ne va pas se salir les mains avec Bouygues, laissons-le gagner, ce monde sera de plus en plus pourri et nous, on ramassera les fruits. Ils ne seront certainement pas ceux qui ramasseront les fruits. Là, il s’agissait de gagner, et on l’a fait. Nos moyens de pression étaient de deux ordres : d’une part, on bloquait le chantier physiquement, d’autre part, on a fait des recours en justice qui ont été énormément travaillés. On a étudié la nature du sol, le nombre d’étages, etc. On connaissait aussi bien le terrain que Bouygues. On a pris le meilleur avocat de Paris, qui a été payé par les riverains. Par ailleurs, j’ai tenu à ce que toutes les réunions avec Bouygues se fassent à la mairie du dix-neuvième arrondissement et que les élus soient là. Je pensais souvent à un film, L’argent de la vieille de Comencini avec Bette Davis et Vittorio Gassman : dans une banlieue de Naples, une riche Américaine vient jouer, une fois par an, à la scopa, qui est un jeu d’argent. Tout le monde, dans cette espèce de favela, se cotise pour donner de l’argent à Gassman, le champion local, afin qu’il la batte. Il joue contre elle, et il commence par gagner, mais elle peut toujours aller chercher de l’argent dans son coffre, jusqu’à l’épuisement, et il finit par perdre. J’avais donc compris qu’il fallait s’arrêter à un moment, fermer le jeu.

Vous avez donc développé une pratique que l’on retrouve dans certaines luttes minoritaires, celle de former votre propre expertise...

Oui, c’est cette micro-économie, cette micro-communauté que j’appelle une démocratie de voisinage, qui consistait à développer notre propre capacité d’expertise. Il s’agissait aussi de penser que le monde est dans le quartier. Il y est physiquement : de fait, il y a quatre-vingts nationalités... Peut-être peut-on repenser le monde à partir de là, par le voisinage.

Vous avez annoncé que vous abandonneriez la direction du Plateau en septembre 2003...

C’est un travail collectif qui a été fait ici. Je voulais rester pour accomplir trois objectifs pour le Plateau : que ce soit un lieu fort pour l’art contemporain — ce qui est arrivé peut-être un peu plus vite que je ne le pensais. Je souhaitais aussi que l’art contemporain travaille du côté de la discordance, que l’on sorte de la communication, de cette espèce de lieu générationnel, pour montrer que des médiums différents travaillent dans le même temps. Enfin, et c’est peut-être ce qui fait le succès de ce lieu : l’inscription dans le quartier. On n’est pas des missionnaires de l’art contemporain, il s’agit de faire passer des choses. Ça marche parce que les gens sont confiants dans notre travail, ils nous ont vus nous battre avec la mairie de Paris, du temps de Tibéri : faire une manifestation pour la crèche, des choses comme ça. L’inscription s’est faite ainsi et je voudrais que ce travail se poursuive comme travail collectif. Quand tout ce travail sera fini, je ne vois pas pourquoi je resterais : un auteur, c’est une autorité, mais ce n’est pas le pouvoir. La dernière chose que je voudrais obtenir, avant de partir, c’est que la place où se trouve le Plateau s’appelle la place Hannah Arendt.

Que le lieu soit à l’échelle humaine, que les volumes soient petits, c’était pour faciliter l’approche aux gens du quartier ?

Non, on a récupéré les surfaces qui étaient comme ça, et on les a détournées. Le détournement, c’est une fonction de l’art. Il s’agissait de les déplier, de leur donner un pli ailleurs. On a de trois à trois mètres quarante de hauteur sous plafond, parce que c’est une récupération, ça aurait pu être un supermarché. Ce que j’avais demandé, c’est que toutes les vitres soient transparentes. Ce que l’on voit d’habitude en transparence, ce sont les magasins ; là on voit depuis la rue un montage d’exposition ; on peut passer, repasser, et puis à un moment entrer. L’intérieur peut voir la ville, la ville peut voir l’intérieur, il y a un échange de visibilité. La deuxième chose, dans le cahier des charges, était que l’on puisse isoler les œuvres des artistes, que le lieu ne les dévore pas, que leur économie propre soit respectée, qu’il soit à leur service. Il fallait que le lieu soit adaptable à toutes les technologies. Il fallait aussi que l’échelle humaine soit respectée. Ça m’intéresse que ce soit un rez-de-chaussée d’immeuble et qu’il y ait des gens au-dessus. Par exemple, en ce moment, il y a un problème de fuite d’eau et les gens de l’immeuble, qui sont nouveaux, s’en sont occupés tout de suite parce qu’ils sont ravis d’avoir ce lieu en dessous.

Comment avez-vous construit le lieu économiquement ? Avez-vous trouvé de l’aide auprès des institutions ?

Tout le monde me disait : tu vas te faire bouffer par les institutions. Moi, je tenais à travailler avec elles (l’Italie est le parfait exemple du mépris envers les politiques et à l’égard des institutions. Conclusion : Berlusconi a été élu). La mairie de Paris, sous Tibéri, ne voulait rien savoir, le ministère de la Culture disait : c’est un très beau projet mais nous, on a déjà le palais de Tokyo, revenez-nous voir si vous avez autre chose... Puis la région Ile de France s’est engagée. Le F.R.A.C. (Fonds régional d’art contemporain) Ile de France est titulaire du bail et expose sa collection une fois par an. Mais nous sommes indépendants du F.R.A.C. Ensuite, le ministère de la Culture est venu. La D.A.P. (Délégation aux arts plastiques) a bien soutenu ce projet, la D.R.A.C. (Direction régionale artistique et culturelle) Ile de France aussi, puis la Ville de Paris, sous Delanoë.

L’entrée de l’exposition est gratuite. Les différents financements suffisent-ils à assurer la viabilité du lieu ?

Si l’entrée est gratuite, c’est un choix, ce n’est pas lié au financement. Au départ c’était un ou deux euros, et j’étais plutôt pour. Et puis on a essayé ça : le droit d’accès est libre, et on paie à la sortie, si on veut. Comme l’exposition est sur la notion d’échange, un tirage limité est offert. On va tenir là-dessus un an. Ce qui se passe paradoxalement, c’est qu’une personne sur six donne de l’argent et si ça avait été payant, ç’aurait été la même chose. L’avantage, c’est que les gens viennent ici un quart d’heure, puis reviennent une demi-heure, puis une heure. C’est pas mal. Mais je dois vous dire que c’est encore une bataille continuelle pour moi de trouver de l’argent. Ce n’est toujours pas évident, si on veut tenir toutes les promesses du lieu. J’aimerais bien pouvoir titulariser les médiateurs qui accompagnent les expositions, qu’il y ait plus de moyens pour faire des actions dans l’espace urbain. Plutôt que de la police de proximité, il faudrait faire de la culture de proximité, ce qui a un coût.

La prochaine exposition est celle du F.R.A.C. Vous aurez un regard sur ce qui y sera exposé ?

Non, et je trouve que ce n’est pas mal comme ça ; c’est une collection, je ne vois pas pourquoi je serais l’organisateur de cette collection.

Est-ce que vous avez le sentiment que le travail que vous avez accompli au sein de cette association de quartier puis comme directeur du Plateau fait partie de votre travail d’artiste ?

Je ne sais pas. Au début, je bottais toujours en touche en disant que c’était mon désœuvrement face à mon œuvre. Aujourd’hui je sais qu’ils se nourrissent l’un l’autre, il y a une empathie, une traverse entre les deux. Mais le travail de directeur implique un engagement précis, tandis que dans l’art subsiste toujours une part d’indétermination, une ligne de fuite, vous ne savez pas où ça vous mène. Après tout, le travail du Plateau, je ne sais pas non plus où il mène... Cependant il y a une responsabilité publique, qui n’est pas tout à fait la même que dans mon travail d’artiste. Si je me plante dans mon travail d’artiste, on peut espérer que d’autres vont pouvoir le réussir. Alors que pour le Plateau, mon statut faisait que j’étais le seul à pouvoir le réussir.

La première exposition s’appelle « fragiles correspondances »...

Fragilité du bien. J’y crois beaucoup. L’affect, la rencontre de l’autre, la responsabilité de l’autre, il n’y a rien de plus fragile. Il faut travailler là-dessus, sortir de ces modèles unanimes.

Cette première exposition a-t-elle pour vous valeur de manifeste ?

L’exposition a été pensée autour de deux choses : l’œuvre de Robert Filliou d’abord. Je désirais qu’elle soit là dès le départ, parce que c’est quelqu’un qui a toujours interrogé dans son œuvre le rapport entre art et vie, comme un écart. C’est une œuvre extrêmement ouverte. Ensuite, on a eu l’idée avec Sylvie Jouval, l’autre commissaire de l’exposition, de proposer à des artistes de la génération actuelle de travailler à partir de ce lieu, de son histoire et à partir de Filliou. Les artistes ont fait des productions spécifiques. Il y a eu un véritable engagement de leur part, parce que la commande leur avait été passée plus d’un an auparavant, alors qu’on n’était toujours pas sûrs d’arriver au bout de cette histoire.

Il ne s’agissait pas de faire des simili Filliou — l’économie des moyens a changé, Filliou n’avait pas la V.H.S., etc. Il s’agissait de montrer quelque chose de la transmission : montrer que les choses chez Filliou ne sont plus les mêmes, mais que l’œuvre de Filliou, elle, résiste : ce qui résiste, c’est l’indétermination artistique de Filliou et, avant tout message, une générosité. Ce qui était important, c’est que chacun trouve sa distance. L’art, c’est une question de distance. L’art ce n’est pas de l’engagement, il faut reculer, avancer. Kleist raconte qu’il regardait une marine, et n’arrêtait pas de bouger, et c’est comme ça qu’à un moment il a compris ce qu’il voyait. Kafka, dans une lettre à Milena, disait : « Il n’y a qu’une vérité, mais elle est vivante, elle a une figure humaine. Elle est une, et comme la figure humaine, elle change. »

Il y a donc aussi des artistes qui ont travaillé au rebours de Filliou, comme Harun Farocki. Filliou se dit sans talent, il revendique une équivalence entre le bien fait, le mal fait et le pas fait. Farocki montre des machines qui sont des caméras américaines volantes utilisées par l’armée pendant la guerre du Golfe. Il s’agissait de montrer que la machine est extrêmement talentueuse : c’est l’ultime talent, du temps différé par rapport au temps direct de la guerre. C’est donc l’inverse de Filliou, où le temps imprègne aussi les matériaux.

La fragilité, c’était aussi montrer ça : nos compétences, et nos incompétences. C’est comme l’Indien : pour aller d’un point à un autre, il y a la ligne droite, qui est celle de la compétence, et puis la ligne zigzaguante de l’Indien, qui bricole un chemin et va y arriver quand même. Celui qui va en ligne droite, on peut très bien prévoir où il faut se mettre pour pouvoir l’abattre, pour l’autre, ce sera beaucoup plus difficile. L’incompétence c’est ça. Montrer Filliou, c’était aussi une manière d’y travailler. Les politiques sont des gens très compétents, quand on veut les arrêter, on sait où ils sont.

Je voulais vous raconter une expérience de visiteur : la première fois que je suis venue, j’ai rencontré une petite dame. Elle longeait la vitrine extérieure sans parvenir à trouver la porte. Je l’ai guidée, et à cette occasion nous avons sympathisé. Je l’ai ensuite regardée déambuler dans l’exposition ; manifestement elle ne voyait pas ce qu’elle avait sous les yeux, parce qu’elle n’y reconnaissait rien du tout. Une médiatrice s’est approchée, elle a pris peur, et a évité le contact... Plus loin, elle s’est arrêtée devant la pièce de Hans Jürg Kupper : un panneau de photos format 10x15 juxtaposées les unes aux autres, représentant des portes, puis des fenêtres de couleurs et de formes variées, mais toutes prises dans le dix-neuvième arrondissement. Elle m’a dit qu’elle trouvait cette œuvre vraiment très jolie, alors que c’était probablement celle qui m’intéressait le moins... Est-ce que ce sont des réactions auxquelles vous avez pensé en montant cette exposition ? Avez-vous l’impression de travailler pour un public à deux têtes ?

Oui, ça a été pensé comme ça et effectivement, les critiques d’art ont très peu cité l’œuvre de Kupper. Pourtant, pour beaucoup de gens, l’entrée dans l’exposition se fait par ce travail-là. C’est pour cela qu’il fallait cette œuvre. Kupper est un grand artiste. Il voulait qu’il y ait cette reconnaissance, cette dérive psycho-géographique dans ce quartier, une inscription du temps. Il utilise ce matériau pauvre qu’est la photo, il fait développer ses images chez Photo-Station. Il a pris le risque de cette œuvre, et je tiens à l’en remercier.

Vous vous posez la question d’un art populaire ?

Il n’y a pas d’art populaire. C’est réducteur. Déjà « art contemporain » on a du mal, alors « art populaire »... Ça voudrait dire qu’on a une définition du peuple.

Vous vous préoccupez visiblement de pédagogie : il y a des médiateurs qui sont dans l’espace de l’exposition, au lieu de cartels explicatifs à côté des œuvres ; pourtant, les présentations d’œuvres dans le catalogue nous ont souvent parues à la fois savantes et convenues...

Oui. Mais vous savez, c’est tout à fait le problème du Plateau : il y a différents méta-langages, para-langages, et trouver l’intermédiaire là-dedans, c’est peut-être ce qui va être le plus difficile. La seule position que j’aie, c’est que je ne crois ni à l’élite ni à la masse. Dans l’affect, on a tous le même langage, pour le reste c’est plus compliqué. Donc il faudrait trouver l’affect là-dedans. Ce n’est pas simple de trouver ce langage, il va falloir encore y réfléchir. On a pensé mettre des médiateurs, parce que, dans un lieu comme celui-là, il faut des passeurs. Souvent, on découvre quelque chose par l’intermédiaire de quelqu’un, ça passe par cette confiance que vous avez dans un être humain. Ce qu’il faudrait commencer par obtenir, c’est que les gens se sentent bien dans ce lieu et y reviennent.

Dans l’un de ses entretiens, Filliou explique qu’il en a assez de devoir s’expliquer lorsque les gens lui disent : « Ce que vous faites, ce n’est pas de l’art. » Il admet : « On comprend ce que les gens veulent dire. Moi, j’aime bien que les gens sachent s’y retrouver un petit peu, et s’ils ont l’habitude de considérer que ça n’est pas de l’art, on n’a qu’à trouver un autre mot. »

Je comprends tout à fait. L’art contemporain, c’est surtout du contemporain ! Il ne s’agit pas d’escamoter le mot « art », mais peut-être de le laisser de côté, pour que le rapport à l’œuvre puisse débuter d’une autre manière. Mais utiliser des médias trop simples, c’est aussi limiter le désir... Pour l’inauguration, on a mis un texte de Louis-René des Forêts, un extrait d’Ostinato, juste à l’entrée. Un nombre incroyable de gens ont trouvé ce texte sublime, se sont reconnus dans ce texte. Il a fallu ensuite le photocopier presque tous les jours, pour le diffuser... C’est comme ça dans nos vies, des petites choses sont dispersées, puis l’une nous ramène à ceci qui nous ramène à cela... Je crois que c’est en multipliant les expositions qu’on peut y arriver. J’ai eu une conversation avec quelqu’un du ministère de la Culture, qui me disait : « Faites deux expositions par an, et puis c’est bon... » Moi je leur ai dit non, ce sera quatre, quatre et demi, pour qu’il y ait le maximum de choses, un maximum d’entrées possibles.

Et puis, je préfère rester dans l’incertain. C’est ce qui est compliqué pour les institutions : il est difficile pour un conservateur de dire qu’il n’est pas sûr de son choix, qu’il n’est pas sûr de lui. On n’accepte pas la perte, le problème de l’art contemporain est là ! Pourquoi y a-t-il un ministère de la Culture et de la communication ? On intime à l’art de communiquer ; pourtant ce n’est pas de la communication, c’est de la résistance. C’est ce qui reste indéterminé. On a tellement peu de surfaces d’indéterminations aujourd’hui dans nos vies... Pendant le travail sur l’exposition, on s’affichait des phrases, et il y avait cette phrase qui était un peu la nôtre, le titre d’une pièce que Luigi Nono a composée en hommage à Tarkovski : « Il n’y a pas de chemin, il faut marcher. »

Post-scriptum

La prochaine exposition du Plateau, « Maquis », réunira des œuvres de Gary Hill, Julije Knifer, Fiorenza Menini, Yvan Salomone, Paola Yacoub et Michel Lasserre. Elle aura lieu du 18 septembre au 24 novembre 2002.