Vacarme 20 / chroniques

la concierge revient de suite

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Je n’avais pas vu l’aveugle depuis un certain temps. Je m’inquiétais. L’aveugle ? Je ne le connais pas mais je le vois tous les jours et, ce jour-là, rien n’était comme tous les jours.

J’étais déjà dehors. Dans la rue, dans Paris, je marche toujours très vite, l’air plutôt dégagé. Préoccupée, je vais d’un pas plus lent, peut-être. Peut-être était-ce le cas, ce matin-là : qu’allais-je faire de cet homme trouvé à huit heures sur le paillasson ? « Monsieur, vous ne pouvez pas rester ici. La gardienne monte dans les étages. On ne sait pas ce qui peut arriver. » Je ne voulais pas lui faire peur ni le chasser. Je ne pouvais pas lui dire d’entrer : c’est si petit chez moi, si haut perché... Désastre ! De quelle planète sommes-nous tombés pour refuser l’hospitalité, pour dire oui, pour dire non, pour un oui ou pour un non ?

Tomber, oui, j’avais bien failli tomber sur ce corps endormi. Rien qu’à l’odeur j’aurais pu défaillir. J’ai résisté. Je n’en tire pas gloire : de l’odeur, on fait aujourd’hui un argument d’exclusion. C’est grave. Une journée qui commence ainsi commence mal, peut-être.

En descendant les huit étages, en les dévalant plutôt, car en plus j’étais pressée par Dieu sait encore quoi, je faisais en pensée le chemin à l’envers, comptant toutes ces marches que le pauvre homme avait dû gravir pour arriver à 40° sous les toits. Par cette chaleur, ma tête marchait bien. Nous n’en étions qu’au matin. Soudain me vint une idée saugrenue : ces petites pancartes en fer qu’on voit dans certains immeubles anciens, « Attention à la marche », je les imaginais clouées à la contremarche de chaque degré de l’escalier. J’en avais le vertige : il y a de quoi tomber à pareil signal répété 320 fois, même si la chute est moins fréquente à la montée qu’à la descente. Et puis la rampe est toujours là, quoique branlante et prête à céder pour les têtes qui battent la campagne, les agités du bocal et les vagabonds du pire. Que faire ? Que dire ? La volée de marches, la succession des journées, tout cela filait à une vitesse littéralement folle.

Dans l’emballement, les souvenirs aussi allaient bon train. Désordonnés, turbulents, ils m’auraient fait perdre l’équilibre si je ne m’étais cramponnée à l’idée qu’un escalier n’a jamais que deux sens : monter, descendre, c’est le mouvement du thermomètre, c’est aussi la courbe d’une température mentale que décrivent nos journées, suivant l’humeur ou la saison, de -10 à +40 degrés, de la cave au grenier, de l’hiver à l’été, du passé au présent et inversement. Pour le futur, c’est une autre paire de manches. Nous n’avons que deux mains. Demain...

Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne... Ah, le voilà ! Le voilà, l’esprit d’escalier ! Je l’ai attrapé enfin, ce furet, attrapé par la queue, l’animal ! L’esprit d’escalier ? Mais non, ce n’est pas lui. Ce n’est pas cela ! L’esprit d’escalier, c’est encore une autre histoire, une histoire de répartie. Le sens de l’à propos me manquerait-il pour écrire une journée et décrire ces détails minuscules qui font d’elle une journée particulière, incomparable à toute autre ? Pourtant, ici, quand j’écris, je ne manque de rien : tout est là, toutes les conditions réunies, mes doigts, ma tête, le dos pour se tenir droit devant la machine, écran réverbère défiant la moindre loupiote de 40 watts, où les mots s’alignent à la seule lumière de leur support, même la nuit sans déranger personne, n’était, c’est vrai, le ronron permanent du moteur de l’ordinateur. Mais, de toute façon, hier soir, personne ne dormait auprès de moi. Alors je manquais de tout ?

Mais où ai-je donc la tête aujourd’hui et qu’ai-je fait cette nuit pour mériter ce chambardement ? Ce matin, c’est vrai, j’ai buté sur un corps, un corps mou, mort de fatigue, ivre mort, pas mort tout court, grâce au ciel. Pourtant des corps, j’en ai connu, des vivants et des morts. Des morts ? Non, cela ne passe pas. Ce souvenir, je n’en veux pas, non, non, pas aujourd’hui, s’il te plaît, pitié, grâce ! Pas la journée de l’enterrement, non, je ne veux pas tomber dans ce trou, il pleuvait tant, des trombes d’eau, tout s’effondrait, ce ciel gris-jaune qui n’en était pas un, et la terre aussi, cette boue, mais quelle boue, je n’en ai jamais vu de pareille, même les fleurs qu’on jetait dans la tombe en étaient maculées. C’était terrible. Ce n’était pas une journée ni même une nuit, c’était la catastrophe.

« Il ne va pas très bien. Viens. » Mon frère m’avait appelée le matin, il m’attendait à la gare. Pas très bien ? C’était la fin depuis l’aube, après cette nuit où un pendule en rêve m’avait battu la tête d’un mur à l’autre. Le coup mettait fin à la précipitation de tous ces jours jusqu’alors suspendus à l’attente du salut. Le verdict était tombé et devant le grand vide, j’étais loin de tout, loin de lui ou très près trop près, au-dessous de tout, à bout de tout. Comment tenir debout quand l’équilibre est si précaire, prêt à se rompre comme un fil très tendu ? Face à tous ceux qui tombaient en larmes, aux autres qui se répandaient en condoléances, il fallait user la patience du jour jusqu’à la corde. Tous ces visages défaits, le sien si paisible, passé déjà, c’était hier, il y a treize ans, ses lèvres closes, je ne pouvais y poser les miennes comme c’est la coutume en ces cas-là... Non, c’était trop demander à la fille qui avait tant attendu de la rémission. Elle ne pouvait rien voir. Dans la glace de la salle de bains où elle était montée après les obsèques pour se passer la tête sous l’eau et crier que ce n’était pas possible, elle ne pouvait rien voir, même pas son propre visage, elle n’en avait plus. La mort est obscène. « Verrà la morte e avrà i tuoi occhi. » Au cimetière, il n’y a rien, disait Vladimir le philosophe. Rien, il n’y avait rien, seule l’épée, la hache, la faux sans épaule pour la porter, il n’y a plus rien et la tête va divaguant, langue pendue, mots arrachés s’associant sans lien, telles les journées souvent et les nuits coupées de rêves qui vous réveillent en sursaut : le cimeterre est un sabre oriental à lame large et recourbée... lame, l’âme, l’arme, larme, larmes, la biche brame au clair de lune...

Il y avait bien un croissant au décor de cette veille de Noël, peut-être aussi un petit faon perdu sous les sapins recouverts par la neige fraîchement tombée. Derniers préparatifs : un cadeau pour Tati, un pour le cousin et le petit Nicolas. « Et le monsieur, Maman, qui dormait dehors, sans chaussures et sans lit ? » J’étais enfant. Il y avait déjà des « sans-abri ». Dans le grand magasin, ma mère suit mon père dans les étages. Mais voilà que son talon reste coincé entre deux marches et c’est la chute en arrière. Les lattes en fer labourent le dos de son corps renversé et l’escalator continue à tourner, tourner. Oh, sa tête, sa tête ! Un haut-parleur hurlait les résultats d’une grande loterie, une sorte de tombola pour les fêtes de fin d’année. Enfin la roue s’arrêta. « Ah, mais vous avez fait la culbute ! », dit l’homme en gris, releveur de service. Quand nous sommes sortis, la nuit tombait, on n’y voyait goutte, je pleurais.

L’heure tourne, il serait temps de retomber sur ses pieds. Bon, cet homme là-haut, sera-t-il parti quand je remonterai tout à l’heure ? Le ménage est fait, la vaisselle, le lit (on fait son lit comme on se couche, mais entre le faire et le défaire, il s’agit d’être vertical, à pied d’œuvre, outils en main, pinceaux, crayons ou stylo-plumes, à défaut de bêches et de râteaux les trappistes, qui ne sont pas des rigolos, en connaissent le bout du manche et celui des jours pour creuser leur propre tombe, régulièrement chaque matin, quelle idée !). Bon, tous ces rituels quotidiens, vagues substituts de la prière, mélanges de petites manies et de grandes cérémonies où se composent les règles d’hygiène élémentaire des « peuples civilisés », tout cela, c’est déjà fait. Je n’ai plus qu’à me mettre au travail, calmement, dans la solitude coutumière du chercheur de fond qui remplit sa journée comme une page.

Ah, si l’on passait d’un jour à l’autre comme on tourne les pages d’un livre, tout serait plus simple, peut-être ! Mais notre temps est autrement massicoté qu’un in-folio. Drôlement fragmenté, notre temps ! Ici et là, en haut, en bas, dedans, dehors... Devoir ? La baguette, le journal, oh ! pardon, bonjour madame, au revoir monsieur. Attention à la ponctuation ! Attention au rythme ! Respectez la marge ! N’oubliez pas les petites choses, les mots de convention et les notes de passage, les croches et leurs demies : une journée peut être blanche ou noire. Ou vide. Tous les jours nous ramèneraient-ils à ce vide ? « Il faut bien vivre », me glissait en a parte un ami médecin qui raccompagnait une famille à la porte de son cabinet avant de me recevoir : le petit avait une forte bronchite, une bronchiolite plutôt, ou un mal en -ite sévère. Il faut bien vivre et surplomber l’abîme, un mot en -ime, bref, il faut faire avec tous les mots, tous les maux, quand on est vivant parmi les vivants. Alors ? Alors on demande une solution ! Toute proposition sera favorablement accueillie. Un mode d’emploi ? Cela tomberait bien. Faut-il appeler un maître à la rescousse ? Un penseur, nommé Bataille, nous propose une méthode de méditation : « Toute question en est une d’emploi du temps. » Oui, mais encore ? Sa maîtrise est-elle toujours à notre portée si le rythme d’une journée revient souvent au hasard ? Il y a des journées pleines à craquer comme les cabas que rapportent des commissions ces femmes, vieilles ou jeunes, rentrant à la maison après des heures de bureau ou de longs moments d’ennui, selon l’âge et les circonstances, trop chargées toujours, en tous les cas, pour remonter les étages. Tous ces paquets ! Une poignée lâche, ça tombe, on ramasse, et puis, tiens, ça retombe de l’autre côté, maintenant. On n’en finit pas. Résultat des courses ? Cette fois-ci, j’y renonce, c’est trop lourd, décidément trop. Il y a bien une manière de vérifier que l’on habite au huitième étage, au sixième pour les puristes qui ne comptent pas les marches d’entresols. De là, c’est sûr, on tombe de haut. Laisser tout tomber ? Tout ? Mes proches, mes très proches, mes parents, mes amis ? Non, je ne peux pas leur faire ce coup-là. La chute ferait tache dans la descendance (ça gicle !) et puis j’ai encore des choses à leur dire et puis demain est un autre jour. Et puis, cette grande verrière sous les arbres des jardins d’en bas, non, finalement je ne souhaite pas vérifier qu’elle est bien en verre : trop d’éclats et le résultat n’est pas assuré du tout. Allez !

On n’en finit pas d’apprendre à vivre. On reprend le harnais malgré tout, malgré cette idée qu’il faudrait disposer de toute une journée pour commencer sa journée, une vraie journée qui nous satisferait pleinement. « Enfin prête ! », dirait en soupirant d’aise au soir tombant déjà une grande coquette qui passerait son temps entre sa salle-de-bains et sa garde-robe, les palettes de fards, les pots de vernis et les bulles que font mousser Guerlain, Chanel, Coco et compagnie... Au dîner, au souper, au cocktail, après le théâtre et tout le tralala, la dame poserait négligemment au bout de son fume-cigarette une question en forme de volute : « Pourquoi une journée serait-elle la mesure du temps ? Pourquoi pas l’heure, la minute, la seconde, l’année, le siècle ? » Verrait-elle en son image, mille fois réfléchie dans les miroirs de ses trois cents mètres carrés, l’emblème du centenaire qu’elle aurait traversé, l’élégante ? Trop distinguée pour recevoir un aller et retour, elle mériterait pourtant qu’on lui balançât, entre deux rock, quelque réponse bien sentie. Je ne me gênerais pas : « La journée, très chère, s’inscrit entre aube et crépuscule. » Et toc, la cendre tombe sur la pointe de l’escarpin. « Pardon ? Oui, il est très rare de faire le tour du cadran debout, éveillé, en pleine possession de ses moyens, de ses pouvoirs de séduction. Entre deux journées, on dort quand on travaille. Mais peut-être la vie n’est-elle pour vous qu’une façon de vous occuper. »

Je reste songeuse. D’où sort-elle, cette grande perche ? Juchée sur hauts talons, devant sa cour d’admirateurs, derrière ses grands cils rimelisés de biche planant au-dessus de la vie matérielle, c’est par ascenseur qu’elle monte, qu’elle descend, et la voiture l’attend toujours en bas, carrosse, jamais citrouille, encore moins tonneau. Elle ne doit pas connaître Diogène ni sa lanterne allumée en plein jour. « Ciel ! Quel homme ! Il vivait vraiment ainsi, dans un tonneau ? » La dame tombe des nues. « Comment faisait-il pour se laver ? Il ne se lavait pas. La vie ne le salissait pas. Il avait désappris à vivre parce qu’à ses yeux les hommes ne savaient pas vivre, croyant apprendre la vie quand elle ne s’apprend jamais. » Sans être mystique, loin s’en faut, notre homme était assez lucide pour porter un regard très critique sur les frontières arbitraires où les humains enferment leur vie.

Être à découvert de tout, telle pourrait être la réponse à tout ce tintouin de tracasseries, paperasseries, jacasseries, j’en passe et des meilleures, notre lot quotidien dans le train-train de la vie, j’en passe et des meilleures sans connaître le pire. Faut-il se convertir pour échapper à l’emprise du temps réglé sur le rythme de nos calendriers bourrés à bloc ? Ivres de Dieu, les vrais mystiques se dépouillent de tout et se livrent tout nus au grand tout, à l’infini sans nom, dans l’attente convaincue du ravissement. Pour un autre salut, pour une autre foi, les sceptiques d’antan prenaient la vie pour guide et laissaient faire les choses : ils restaient ouverts à l’événement sans prôner de recette, juste un mode de vie où l’inattendu avait sa place, comme le rire, comme l’amour aussi, je crois. Une journée sans rire, ce n’est pas une journée.

Que vais-je dire au monsieur, s’il dort encore à ma porte ? Et puis je n’ai toujours pas croisé l’aveugle du quartier. Hier encore, je l’ai pourtant rencontré, l’air très affairé comme toujours, sa canne blanche bien au-dessus du sol. C’est vrai qu’il marche vite, aussi vite que s’il avait des ailes pour traverser le dédale du Marais. Je ne l’ai jamais vu parler à personne ni personne lui parler. Quel âge a-t-il ? Ses cheveux, rares, ne sont pas encore gris. Peut-être a-t-il mon âge. Peut-être est-il déjà très vieux. Je ne l’ai jamais vu nulle part que dans la rue. Jamais dans une boutique, jamais dans un café. Il marche vraiment très vite. Quel visage a-t-il exactement ? Mais comme c’est drôle, hier, il avait un journal à la main. Existe-t-il des journaux en braille ? Au prochain kiosque, je pose la question et, selon la réponse, je saurai si mon aveugle est un faux qui joue au vrai ou un vrai qui fait une commission pour un voisin voyant. Je n’aurai pas perdu ma journée. Et si mon clochard était l’aveugle de Saint-Paul, au huitième étage ravi d’un coup ? Mon Dieu, mon Dieu, quelle journée, quelle journée je me prépare !

Remonte et tu verras. Commencer par le commencement, c’est le plus certain de beaucoup. « Il y eut un soir et il y eut un matin : premier jour. » C’était le début d’une semaine bien remplie. Ainsi le monde fut créé. Il y eut encore un jour mémorable : le jour de la fameuse chute qui laisse depuis sa marque au cou des hommes. Adam savait-il quel gouffre l’attendait, après la pomme ? Comme ma mère, il a touché le fond d’un trou très profond (ma mère, elle, bien après l’accident de l’escalier roulant, c’était le fond d’une rivière souterraine, dans la forêt du Hel Gouat, en Bretagne, près d’une énorme pierre appelée « le Ménage de la Vierge » et quelque chose avec le diable, oui, « le gouffre du Diable », c’était le nom de ce chaos de rochers où elle avait glissé, disparaissant soudain à nos yeux, ressurgissant, trempée, couverte de feuilles et de sang, après avoir rebondi sur un siphon par un appel du pied. À Morlaix, on séjourna, fractures plâtrées, plaies recousues... D’Adam, quelle est la mère déjà ?) De fil en aiguille, si tout s’enchaîne ainsi, je serai toujours en bas de l’escalier quand la nuit sera tombée. Tu tires un fil, tout vient avec. Tu voudrais écrire une seule journée, le mardi 21 janvier 1997, par exemple, et voilà qu’elle emporte toute une chaîne de jours mémorables, la trame de notre vie.

Pourquoi cette journée plutôt qu’une autre ? Nous en avions retenu la date, Christian et moi, pour une convenance d’emploi du temps. Comme par hasard, le jour tombait pile sur la fête de la Sainte Agnès. Sainte Agnès, ma patronne, Sainte Catherine, la vierge décapitée qui donne son nom à la petite place du bas de ma rue, Saint-Paul-le Marais, la station de métro où je croise l’homme à la canne blanche... Dans la libre association d’idées, de chutes en rebonds, ce quartier se prêterait-il à une nouvelle version de l’aveugle et du paralytique, ou bien à d’autres récits ? Ou bien, ou bien... On se raconte tant d’histoires !

Le 21, il faisait très froid, 0° si c’est possible, et pour le rendez-vous, il était moins une, car j’étais presque en retard. À peine, à peine, juste quelques minutes à ma décharge, sauf que je n’avais pas compté avec l’alternance des jours ouvrables et non ouvrables : « Fermé le mardi », lisait-on sur la porte. Pour une surprise, c’en était une ! Aurais-je confondu les jours du calendrier, les bras m’en seraient tombé, moi qui note tout ! Mardi, c’est déjà la fin de la semaine : un physicien me l’avait assuré, mordicus, à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Élémentaire ! Et pourtant, le 21, cette évidence m’était sortie de l’esprit. Alors ? Alors, une journée sans événement n’en est pas une : le panneau marquait le coup. Devant « La Tartine » close, notre lieu de rencontre, Christian m’attendait, un peu en retrait, et c’est sur le trottoir glacé que nous nous sommes retrouvés, en panne de fauteuils. Faute de mieux, nous avons remonté la rue du Pont Louis-Philippe, traversé le fleuve sous les derniers rayons du jour, face à Sainte-Geneviève, l’église au loin, pour aviser enfin le Café de l’Escale, à l’angle du quai d’Orléans et de la rue des Deux-Ponts. Je me suis assise à contre-jour, laissant le panorama à mon interlocuteur. Deux amis dans une île, loin de la foule déchaînée, c’est rare dans Paris !

« Far from the madding crowd », sous le signe d’un grand roman qui fait rêver, nous avons parlé de la solitude. L’île se prêtait aussi à l’imprévisible des propos tenus à bâtons rompus, à l’évocation du temps qui passe, du temps qu’il fait, de l’attente, de la surprise, des coups de foudre et puis des petits malheurs qui rendent la vie pesante quand elle pourrait être légère. Questions de métier, questions de technique : les registres sont divers, la cigale et la fourmi... Ciel, mon imprimante ! Je dois l’apporter chez le réparateur, boulevard Richard-Lenoir, au 76, descendre tous les étages avec ces 20 kilos à bout de bras, car c’est beaucoup plus grave qu’une panne de toner, tu comprends ! Quand elle s’est mise à manifester des signes de faiblesse, je croyais qu’il n’y avait plus d’encre et qu’il suffisait simplement de changer la cartouche, le toner, si tu veux, c’est le nom qu’ils leur donnent. Mais, non, c’est le four qu’il faut remplacer ! Une paille ! En plus imagine la catastrophe, si elle m’échappait dans l’escalier, mon imprimante déprimée ! Quelle tuile ! Et voilà que c’est maintenant que cela me tombe sur le dos, juste au moment où il ne fallait pas. Je ne peux rien lire de ce que j’écris.

Seule avec les autres, seule parmi d’autres, dans l’arrière-boutique du magasin, la machine attendra les bons soins du service après-vente. Et moi j’attendrai le jour de la réparation. Quand il viendra, je pourrai décliner en plusieurs langues tous les cas de chute, majeure ou mineure. Pour l’heure, j’ajouterais juste une note : pour « culbute », l’italien dit « tombolo » et « tombolare » pour dégringoler ou tomber, « tomba » pour tombe ou tombeau et « tombino » pour bouche d’égout. Pourquoi tomber si bas ? Un noble piémontais me surnommait parfois Alice, ce qui veut dire « anchois » en italien, sans majuscule. Alors, naïvement, je voyais le pays des merveilles à travers un aquarium, parfois une boîte de conserve ornée de l’image du gros lapin blanc toujours très pressé qu’avait suivi, jusqu’au fond du terrier, la petite fille de la fable. Je me racontais en silence l’histoire de la chute d’un anchois. C’est peu, mais déjà beaucoup pour une simple chute.

Tout tombe, un jour ou l’autre. Bien ou moins bien. Tomber, c’est humain, trop humain. Le jour tombe aussi. Voilà, au bout du compte, j’ai remonté les étages. Personne à ma porte. Envolé, l’homme endormi ! J’ai seulement croisé un fantôme : l’esprit d’escalier ! Oui, j’ai oublié de poser à Christian une question qui me poursuit toujours : « Comment un aveugle écrit-il son journal intime ? » La réponse reste en suspens. Où la trouver ? Peut-être dans l’île, à l’Escale, entre les deux bras de la Seine.