Vacarme 20 / chroniques

tout le monde n’a pas eu la chance etc. etc.

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Certains événements, certaines personnes, sont des ensemencements qui font pousser dans notre vie d’interminables branches hybrides. Comment tel adorable étranger rencontré dans notre enfance nous fera aimer son pays inconnu pour toujours. Tel oncle qui nous aura offert notre première guitare sera l’inséminateur d’une vocation. Comment le goût immodéré de nos parents pour telle ou telle activité sera la condition d’une indéfectible aversion.
Ce qui fait d’un repas dominical chez mes grands-parents un moment très important.
Pour l’enfant qui découvre à peine, grâce aux figurines Panini et au club de sa banlieue, que le football existe, et que sa légende se bâtit précisément ce dimanche-là, il en appelle à la prière, au miracle. Car il faut savoir qu’un repas dominical se déroule dans la salle à manger. La télévision s’y trouve aussi et la passion naissante d’un enfant pour un sport ne peut en aucune manière infléchir l’aspect rédhibitoire de cette situation chez des cultivateurs en retraite en 1974.
En tout cas pas chez ceux-là. Il faut dire aussi que la télévision, apparue simultanément à la vente de la ferme, représentait plus un totem à la gloire d’un repos bien mérité qu’un réel outil de divertissement. Peut-être par souci de la cohérence de leur destin social, mes grands-parents ont quitté leur ferme pour une maisonnette dans une petite cité ouvrière entre route et chemin de fer. Presque résigné ; je mâchonnais sur le perron le vague projet de dégommer les guêpes sur les géraniums avec un élastique.
De l’autre coté de la route, la fenêtre est ouverte, la T.V. dans l’alignement. Aucun doute, monsieur Saclier regarde la finale de la coupe du monde de football. Les rapports de bon voisinage entre les deux modèles sociaux que représentaient mes grands-parents et le couple Saclier m’autorisaient à envisager le miracle. Il ne me fut même pas si difficile de surmonter timidité et défaitisme précoce pour demander l’autorisation accordée après quelques « ne va pas embêter ces gens-là » d’aller voir le match en face. Il m’accueillit de bon cœur et je me trouvai brusquement un des coins du triangle que je formais avec le football et le prolétariat sidérurgique communiste. L’angle international/Creusot Loire s’accessoirisait d’une bière et d’un paquet de gris, celui du football d’une aura miraculeuse et le mien de toute la joie contenue d’arriver juste pour voir la Hollande égaliser. Parce que les intuitions qui nous font voir en monsieur Saclier une incarnation du communiste ouvrier d’après-guerre nous montrent aussi que les gars en orange avec les cheveux longs dégagent un je ne sais quoi de décontracté. Élégance, dandysme, Johann Cruijff, Jauni Rep. Monsieur Saclier était couvert de tatouages. Je me demandais s’il était un voyou quand il était jeune, ou même s’il était allé en prison. Et comment on pouvait être vieux, paisible, et couvert de tatouages. Monsieur Saclier est resté muet, cramoisi et couvert de tatouages pendant toute la rencontre. Ébréchant à peine cette impassibilité pour boire ou fumer.
Monsieur Lobanovski, l’entraîneur du grand Kiev de Blokhine et de la merveilleuse équipe d’URSS de 1986-1988 était son frère en rubiconderie tabagique et figée. Il assistait aux rencontres de ses équipes les mains sur les genoux, un mégot planté au milieu de son visage pétrifié. Il disait : « Il n’existe pas de conception socialiste pour marquer des buts. » Cette phrase n’excluait pas forcément l’idée qu’il puisse y avoir une conception socialiste du déplacement collectif et de la circulation de balle. Monsieur Lobanovski vient de mourir, pleuré par cent mille personnes dans le stade de Kiev, monsieur Saclier il y a bien plus longtemps, pleuré par sa femme Simone et ma grand-mère. L’équipe de France s’est envolée pour Séoul.