Vacarme 21 / Chroniques

l’épeire / plus qu’une enveloppe vide

par

Le cadre de la fenêtre a disparu. Son ombre a filé plus loin, en contrebas de la colline — la vue est grand ouverte et il ne me reste qu’un seul vœu, faire ce que je ne sais pas. Sur le figuier, contre le mur, une épeire allonge ses pattes avec lenteur. Elle évalue un vide puis s’élance, sans tomber. J’étais surprise — vous aussi sans doute, la surprise vous atteint de cette façon. Elle tire le lacet qui maintient ensemble les sourcils au-dessus des yeux. Une fois faite, l’ouverture se creuse. Le regard nage. La pupille s’élargit comme un diaphragme — Posez l’appareil. L’épeire danse sur le seuil d’un puits végétal que la lumière évite. Chaque mouvement de ses pattes éveille l’appréhension d’une piqûre violente et l’esprit se fige pour cent ans — votre objectif ne convient pas, il vous embarrasse, c’est tout. Elle est décidée. Vous pouvez la suivre des yeux, elle porte une croix blanche sur le dos. Elle n’est pas errante, elle cherche. S’en retourne à la feuille qu’elle avait quittée, glisse en arpège vers une autre et une autre encore, chiffre les intervalles. Est-ce là sa passion ? — un vide ? Elle cerne les contours. Apprécie la béance, avant de la vêtir. S’assure longuement des points d’où s’élancer encore. Puis tire de sa panse d’immenses fils de soie. D’une sorte pour le cadre, d’une autre pour les rayons que le vent désordonne — chaque semaine, je prenais l’appareil et j’entendais sa voix. Sa voix grave et joueuse. Comment parvenait-elle à cheminer sans lui ? Longtemps, j’en conservais le timbre — on dit qu’elle tisse vingt mètres en un jour, un kilomètre en deux mois. Les quantités de cordelettes élastiques qu’elle extrait de son corps exsudent une glu où les proies se prennent . Il arrive qu’on croie qu’elle a disparu tant elle a de patience. Mais ses trois paires d’yeux sont rivées à sa toile. Regarder/voir/guetter — ne pas regarder/ne pas voir/ne pas guetter. Je ne sais pas s’il lui arrive de les fermer ensemble — N’y a-t-il pas un art à baisser les paupières ? Du fond du noir profond remontent tes yeux verts. Je me souviens de leurs bouches d’huître qui dévoraient le monde. J’étais à ta portée. Je t’apportais ce que je trouvais. Je me souviens d’avoir cru qu’à ta mort, ce monde ne serait plus qu’une enveloppe vide— l’épeire dissout la vie. Restent après sa morsure des étuis sans contenu. Jusqu’au jour où la ponte approche. Après l’accouplement elle se met à tisser. À tisser follement pour sa progéniture un énorme cocon de deux soies différentes. L’une rousse et chaude, l’autre blanche et imperméable. Ce travail fou l’évide et fait d’elle un corps creux. Au bout du dernier fil, l’épeire épuisée tombe. Comme une simple pelote. Et meurt en quelques jours. La poussière gagne lentement sa toile où les phalènes se décolorent.. Les fils deviennent duveteux — on va pouvoir s’éloigner des angles morts.