Vacarme 21 / Chroniques

paris, 15 août

par

L’audace impudente, la fraude et la médiocrité règneront toujours, c’est leur sort de revenir sur l’eau.

Les rues les moins fréquentées des grandes villes seront éclairées la nuit mieux qu’elles ne sont en ce moment, et elles seront tout aussi sûres. Parfois les principales rues des petites villes jouiront des mêmes avantages. Telles sont les douceurs et la bienheureuse destinée que le ciel réserve à la génération qui s’élève. Heureux ceux que, au moment où j’écris, la sage-femme reçoit vagissants dans ses bras ! Ils sont appelés à voir ces jours si désirés où, imprimés en une seconde à millions par la puissance de la vapeur, les journaux couvriront la plaine et la montagne, et peut-être même les immenses étendues de la mer, comme dans l’air une troupe de grues dérobe tout à coup le jour aux vastes campagnes ; les journaux, âme et vie de l’univers, source unique de savoir pour cet âge et pour les âges futurs.

Leopardi, Palinodie, 1837, Allia, 1997

Être ou avoir l’été ? Si vous l’avez passé dans votre niche urbaine, voici un arrière-goût de vacances. Et si vous l’avez retrouvée récemment, un rappel de rentrée. Car Paris, souvenez-vous, n’a pas été gâté par le soleil. Dépouillée mais bien aise de l’être, la ville a émis un long souffle, qui s’est comme suspendu quelques jours autour de la fête à Marie. Là, flottement, vague chaleur, les sons qui font le brouhaha des mois ouvrables se détachent en arpège. Oublié par l’été, Paris est, Paris fut, ne serait-ce qu’un week-end, un amour, un nid où rêver des lointains.

Pour votre serviteur, ce seront les villes de Hué (plage typique page suivante) et Lagos, la Micronésie (carte ci-dessus), des chansonnettes fredonnées, des choses inutiles à quoi s’adonner. Lire, tâter du montage muet, regarder Barbapapa, écrire de micro-scénarios, s’initier à la langue des signes française, au chamanisme éthiopien (dont la star, fille de Malkam Ayyahou, tapa dans l’œil du jeune Michel Leiris), et aux sectes chinoises de notre « moyen âge », qui s’attachaient à élargir la faille de l’instant par où passe tout mouvement.

Pendant nos voyages, le super-gentil maire Delanoë, qui ressemble de plus en plus à une chanson de son homonyme pour Gérard Lenorman, a fait un coup sur les quais. Les pré-retraités du Sénat, qui sont à la Politique à peu près ce que les Académiciens sont aux Lettres, et font payer les moins de quatre ans pour jouer dans leur bac à sable (ils vendent aussi les poires, les pommes, mais pas le miel du Luxembourg), cachetonnent en tamponnant les lois honteuses fourguées par des députés bien droits depuis le coup de pied au cul de la France d’en bas — expression vraiment dégueulasse qui oblitère une réalité sociale (les classes) pour flatter un fantôme électoral (bulletins en fuite vers le FN). Le gouvernement de la bassesse mérite bien que cette France l’éclabousse en secouant son joug dès la rentrée.

Des lois donc, sinistres, hivernales. Une nouvelle espèce de prison pour garder au chaud les gamins qui traînent. Des décrets ou des je-ne-sais-quoi, en fait des rodomontades judico-policières pour faire monter la température dans des banlieues trop tièdes, cependant qu’on truquera les statistiques. Au-dessus brille le sourire en coin de Monsieur Sarkozy, petit guide mais si bienveillant, si candide, qu’il a décidément toute notre confiance.

Il parle à son nouvel ami, le consensuel Monsieur Raffarin, d’homme à homme. Ce gaillard respire lui aussi l’authenticité. La même ou une autre ? À moins que ce ne soit l’odeur du café*** dont il fait la com pendant des années, avant de vendre des politiques. Un homme rusé, donc ? Oh non, il ne lui en reste rien, regardez-le, il a depuis profondément replongé dans le terroir, il connaît personnellement des dirigeants de PME. Étonnant de spontanéité, de bon sens. De persévérance : trois mois déjà et c’est comme si on l’avait subi depuis Pompidou. Cette façon dont il annonça, la gueule raffarinée, l’augmentation massive du salaire de sa troupe qu’il avait écartée l’avant-veille d’un revers de manche. Et dont il est revenu au-devant des caméras, sans papiers, en se tapant le cœur de la paume — signe d’amour dans la langue des signes — pour dire : « Voyez ! Je négocie sans papiers ! Le cœur ! » Sans doute connaît-il aussi personnellement des sans-papiers. Est-ce pour s’adresser à eux qu’il parle en petit-nègre ? Il est vrai qu’avec tant d’étrangers au pays du bon Raffarin, on ne se comprend plus. Dans les lois, il a glissé d’ailleurs une refonte du droit d’asile. L’asile, ça ne va plus, c’est une notion un peu datée, disons-le, un droit qui remonte à la nuit des temps : réalités nouvelles, remettre les choses en perspective. En attendant, on ferme la frontière à double tour pour ces touristes dont la provenance laisse deviner qu’ils consomment peu.

Chez nous les riches, des gros bonnets supplient des petits porteurs de ne pas faire, à leur échelle ridicule, ce qu’ils font eux-mêmes tous les jours à leur échelle monstrueuse : réagir au marché. C’est piquant, comme l’idée qui court, parmi nos gouvernants-patrons, de moraliser la finance. Et nous qui pensions bêtement que le capitalisme était un vaste et très officiel délit d’initiés. On parle aussi, de la rue Saint-Denis jusqu’à l’Hôtel de Ville, d’interdire la prostitution. Excellente idée, trop timide. Mieux vaut, comme le prône Marcela Iacub, directement proscrire le travail salarié. La pudibonderie comme morale et la morale comme flicage, voilà qui va bien avec la philosophie comme bachotage de Monsieur Ferry, l’économie comme patronage de Monsieur Mer et la culture comme redevance de Monsieur Aillagon, pieds nickelés de la « société civile », dont il faut croire qu’elle n’est composée que de Grands Courtisans de l’État.-

À part ça, à Paris l’été, la télé, comme ailleurs, fait plage et culs huilés, humiliation à tous étages. La chaleur favorise les cauchemars. Sarkozy fondu enchaîné dans Sharon à deux mètres du lit. Un ado épilé jette une fille sur l’Île de la Tentation : « va te faire liposucer ». Etc.

Restent la vie et le vice impuni (pour l’instant) de la lecture. On ne va pas prétendre qu’on ne la connaît pas, et pourtant. La présence d’Anne Portugal est solaire, à moins que ce soit son absence. Elle s’avance gaiement, fuit tout aussi gaiement, d’un pas pressé. Elle n’est pas une battante, mais elle gagne. Car le jeu qu’elle joue avec son sentiment du temps, avec sa vie, ne justifie la publicité que s’il fut gagnant, après autant de remises en jeu qu’il en aura voulu. Certains des poèmes de son nouveau livre, définitif bob (P.O.L, 2002) ont paru en revues (ici même ?). Pour qui les découvre aujourd’hui, son unité aveugle : une histoire, un héros. Celui-ci, bob, trois minuscules balles, n’est peut-être plus. Comme dans le dernier livre d’Olivier Cadiot, le mot « définitif » donne le départ comme un faux arrêt.

et bob avec sa faucille il peut comme ça se présenter de lui-même

capable de se mêmer subtilement à l’endroit

pour voir en ville aussi

verte fleurie à massif

la double annonciation

avec de l’air aussi

vin rouge blanc

Mais bob ou l’être aimé pratiquent la possession
joyeuse, et leur hantise excite. bob a l’éternité de la puissance. Inutile de lister ses attributs, il peut littéralement tout. Ce qu’il préfère, c’est réaliser des tableaux, des épiphanies à plusieurs, un déjeuner sur l’herbe. Il ne décourage pas la nostalgie, sonne des souvenirs, fredonne leur mélodie, dont les fragments s’attirent d’autant plus qu’ils sont très précis.

et bob il peut comme ça faire revenir le temps

hermétiquement belle fleur

fréquent celui

d’une cloche à sonner chimique enregistrée

un seul horaire hello félicité

le faire à tous tracer sillon platine et faire tourner

Il aime par-dessus tout fixer le sentiment du temps, un moment à plusieurs moments, un présent feuilleté. bob le saisit, à vif.

le nain particulier qu’a exercé sur lui la main

en nommant c’est le sien le nain qui a donné sa forme

aléatoire endormi n’existe pas

Puis il transforme le décor par glissements de panneaux, parce qu’il a retenu de la devise américaine « la poursuite du bonheur ».

à présent il n’a que son surnom patronymique soleil couchant

et l’évaporation de cette chaleur

chaleur

qu’un rez-de-chaussée sur la piaza

des feux horizontaux

par exemple soi-même

et le rétroviseur

bob n’a pas peur du bonheur de l’expression, de la trouvaille, qu’il reçoit plus qu’il ne domine.

hello héros

madame et si

pas trop n’est pas

n’ai pu vous ob

server sans vous

Il peut se permettre des images réelles et des expériences virtuelles, des chansonnettes bancales à la Verlaine et du parlé bégayé, parce qu’il est une surface sensible, la poésie faite homme, et d’aujourd’hui.

La poésie souffre peut-être, ici et aujourd’hui, du syndrome du jazz et du cinéma d’auteur. En plagiant leurs parents, quelques faiseurs rassurent un public à la fois rare et crispé sur la qualité « moderne » de ce qu’il consomme. On est néo-free, néo-jeans délavés, néo-néo-dada. On feint de voir briller l’étincelle du génie dans un tas de mauvais alexandrins mis bout à bout, dans le balbutiement propret d’un faux idiot, dans l’insignifiance de tranches de vies translucides, dans la énième répétition du répétitif. Des nénuphars sans tige descendent le courant. Le jazz est mort, le cinéma d’auteur ne se sent pas très bien, la poésie continue de se ramifier en sous-main. Amis lecteurs qu’elle n’intéresse pas plus que ça, n’écoute pas les sirènes de la mode rétro. Tu as décidé d’ignorer la vulgarissime « rentrée littéraire », spécialité française que nul ne nous envie. Fais un pas libre de plus, ouvre définitif bob, cet anti-best-seller, anti-premier-roman dont même les « suppléments livres » ne savent quoi dire. Il y a dix ans qu’est paru le dernier volume de cette ampleur de cette auteure. À l’époque, je m’étais plaint dans un autre journal ami de la surdité des critiques. Serait-ce qu’ils entendent d’autant moins qu’ils parlent haut des œuvrettes de leurs confrères ? Je ne vante pas par principe les publications de mon éditeur, et je peux me tromper là où je flaire du frelaté. Mais la poésie d’Anne Portugal a été soumise à de nombreux tests. Et, oui, c’est la vraie chose. Dans un fichier informatique mal indexé, les médias ne trouvent plus le chemin du document. bob est provisoirement offline.