Vacarme 42 / lignes

L’égalité de quoi ? la question d’Amartya Sen

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Dans le précédent numéro de Vacarme, Gilles Corman nous mettait au pied du mur. La gauche ne renaîtra pas de ses cendres si elle renonce à ranimer l’aspiration égalitaire ; mais celle-ci, désormais, ne peut plus être une objection aux désirs de l’individu, fût-ce celui de se distinguer. Retournons le problème et avançons une hypothèse, sur les pas d’Amartya Sen : si l’égalité reste éminemment désirable, c’est bien dans la mesure où elle offre un surcroît de liberté.

Né en 1933 au Bengale, où il assiste, enfant, à l’une des plus terribles famines du XXe siècle, prix Nobel d’économie en 1998 pour ses travaux sur la pauvreté et le développement, Amartya Sen avait quelque titre à s’inviter à la table des grands théoriciens de l’égalité, où il leur pose et nous offre une question d’une simplicité confondante : l’égalité, soit, mais « l’égalité de quoi [1] ? »

tous égalitaristes ?

Avant d’être un conseil aux amis de l’égalité — n’en faites plus un absolu, elle est toujours l’égalité de quelque chose : des revenus, des droits, des sexes, des chances, etc. — cette question est une arme contre ses ennemis. Elle permet de découvrir que toutes les doctrines politico-éthiques, y compris les plus hostiles à l’égalitarisme, plaident une égalité. Sen le démontre pour les libertariens [2]. Ces défenseurs farouches de la liberté individuelle, qui refusent en son nom toute espèce de redistribution, sont des égalitaristes qui s’ignorent : ils valorisent une stricte égalité dans la répartition des droits, ne serait-ce que celui de posséder.

Transposons. Sur un autre plan, les formes de gouvernement les plus autoritaires s’appuient aussi sur une certaine égalité. C’est le cas du bonapartisme, l’original aussi bien que ses copies louis-napoléonienne, gaullienne ou sarkozyste : si Bonaparte a pu devenir le « représentant de la passion française pour l’égalité [3] », ce n’est pas en dépit de son despotisme, mais grâce à lui — sous un chef qui se rehausse en ravalant les pouvoirs intermédiaires, nous voici tous égaux. C’est le cas du vichysme, promoteur explicite de l’égalité des chances : « Le régime nouveau, déclarait Pétain, sera une hiérarchie sociale. Il ne reposera plus sur l’idée fausse de l’égalité naturelle des hommes, mais sur l’idée nécessaire de l’égalité des « chances » données à tous les Français de prouver leur aptitude à « servir ». Seuls le travail et le talent deviendront le fondement de la hiérarchie française. [...] Ainsi renaîtront les élites véritables que le régime passé a mis des années à détruire [4]. »

Dès lors qu’on a en tête la question de Sen, on apprend donc que les droites, qu’elles louent la compétition marchande, organisent un pouvoir vertical ou en appellent à la restauration de l’ordre, proposent ce faisant une égalité, fût-ce sans le dire, ou sans le savoir, ou à d’autres fins. C’est d’ailleurs là, mieux qu’un paradoxe, l’explication de l’adhésion qu’elles peuvent rencontrer. « Pour être acceptable, écrit Sen, une théorie a
fondamentalement besoin d’accorder à tous une considération égale sur un point crucial. » Que les droites ne puissent l’emporter sans donner, elles aussi, des gages d’égalité, cela n’est certes qu’à moitié réconfortant : égale bonne conscience à laisser les autres derrière soi, égalité sous le maître, ou chances égales de devenir un petit chef — leurs réponses à la question de Sen sont sinistres. Mais au moins la bataille se joue-t-elle sur notre terrain. C’est déjà ça.

ombres de l’égalité

On ne s’en tirera pourtant pas à si bon compte. Car ladite question est aussi une patate chaude pour les partisans de l’égalité. Compte tenu de l’infinie diversité des individus, donc de la multiplicité des plans sur lesquels on peut les comparer, donc du nombre illimité d’égalités valorisables, donc de l’impossibilité logique et pratique de les revendiquer toutes, il faut bien admettre que tout plaidoyer pour l’égalité n’est jamais que partiel, et qu’il tolère des inégalités. On peut se désoler de cette implication. On peut aussi s’en servir.

Primo, elle met au jour la face cachée de certains égalitarismes. Ainsi de l’égalité des chances. Sa promotion par Pétain ne suffit certes pas à la discréditer — elle reste juste, sinon efficace, dans son souci de neutraliser les privilèges de naissance — mais elle dévoile son biais hiérarchique. Même dans ses variantes démocratiques, le soin porté à l’égalité des armes dans la guerre pour les meilleurs emplois n’annule pas l’inégalité de prestige et de rémunération entre emplois (pourtant tout à fait conventionnelle), ni la subordination dans l’emploi (pourtant fort peu démocratique) ; au contraire, il les légitime, imputant à l’individu insuffisamment méritant la responsabilité de son triste sort.

Secundo, elle permet d’assumer une indifférence, au moins relative, à certaines inégalités. Ainsi celles des revenus. Il faudrait paraît-il que je travaille 738 ans pour gagner ce que Reuben Mark, le PDG de Colgate-Palmolive, a touché l’an dernier. Et alors ? La vie de ce pauvre homme est-elle donc si enviable, et le scandale si grand ? Les inégalités de revenus ne sont pas scandaleuses en elles-mêmes. Elles le sont au regard de la pauvreté — mais la pauvreté, c’est là un point crucial pour Sen, n’est pas un simple manque de revenus. Elles le sont dans la mesure où elles procèdent d’une exploitation — mais c’est alors le rapport salarial lui-même qu’il faut dénoncer. Elles le sont quand les riches maudissent l’impôt, oubliant ce qu’ils doivent aux externalités positives produites par la société — mais il suffirait d’avoir le courage politique de le leur rappeler. Si elle ne s’adosse pas à l’une au moins de ces critiques, la dénonciation des inégalités de rémunération vient conforter l’idée selon laquelle la réussite d’une vie s’évalue sur le plan des richesses : que Reuben Mark consacre son temps et son intelligence à s’enrichir, si cela lui chante ; ce qui importe, c’est que d’autres manières de vivre restent possibles.

Tertio, elle invite à choisir l’égalité qui compte, quitte à assumer des politiques inégalitaires. C’est l’envers de la proposition précédente, mais pas son contraire. Pour montrer que tout égalitarisme est nécessairement sélectif, Sen pointe l’insuffisance d’une approche par les revenus, à partir de deux exemples : celui du handicap et celui du genre. Donner à un handicapé des ressources financières égales à celle de ses concitoyens serait la moindre des choses (rappelons que pour l’heure, le montant de l’allocation versée aux adultes handicapés est inférieur au seuil de pauvreté), mais cela ne suffirait pas : un revenu identique, converti en biens ou en services, ne lui fournira pas un bien-être équivalent. De même, une politique qui se contenterait de l’égalité des rémunérations entre hommes et femmes (là aussi, on en est loin) n’annulerait pas la domination masculine : tant que la division sexuelle des tâches restera inégalitaire, à revenu égal, la liberté d’une femme sera inférieure à celle d’un homme. Il y a là, quant aux moyens, un argument solide en faveur des discriminations positives, et quant aux fins, une conception forte et fine de l’égalité.

une égale liberté

Car à la question « égalité de quoi ? » Sen propose une réponse : il faut viser « l’égalité des capabilités ». Si les traducteurs ont eu besoin de ce lourd néologisme, c’est que la capabilité (capability) n’est pas la capacité. Elle désigne l’ensemble des façons d’être et d’agir (functionings) qui sont potentiellement accessibles à une personne. Celles-ci vont « de l’élémentaire — avoir suffisamment à manger, être en bonne santé, échapper aux maladies évitables et à la mortalité prématurée, etc. — au plus complexe — être heureux, rester digne à ses propres yeux, prendre part à la vie de la communauté, etc. » Égaliser les capabilités, c’est donc donner à chacun la possibilité concrète, qu’il l’exploite ou pas, de mener la vie à laquelle il aspire. La proposition a au moins quatre attraits.

Premièrement, elle dissout l’opposition égalité / liberté. La capabilité est une liberté : « la liberté de choisir entre des modes de vies possibles. » Elle se rapproche de la « liberté réelle » que la tradition marxiste objecte à la « liberté formelle » du droit bourgeois, à un écart près, décisif. Si la capabilité est bien « l’épaisseur concrète » de la liberté, écrit Sen, son « pouvoir effectif », elle ne subordonne pas les droits civils aux droits économiques, ni le front secondaire des normes à la bataille principale du salaire, enfin pensés d’un seul mouvement : de même qu’il faut « envisager la pauvreté comme un manque de liberté », « l’inégalité des sexes est, en dernière analyse, un problème de très fortes différences de libertés. »

Deuxièmement, elle permet d’aborder simultanément l’égalité au Nord, l’égalité au Sud et l’égalité Nord/Sud. Quand Sen esquisse la liste, faussement désinvolte, des modes de vie dont l’accessibilité doit être égalisée, il tient à l’amplitude de la gamme (« de l’élémentaire [...] au plus complexe ») et à son indétermination (« etc. »). Universelle mais souple, ouverte sans être relativiste, celle-ci doit valoir aussi bien pour un pays riche que pour un pays pauvre : on peut vouloir dormir sous un toit à Paris, et épouser une personne de son sexe à Johannesburg.

Troisièmement, elle neutralise le procès en uniformisation intenté à l’égalitarisme : « Une personne peut avoir la même capabilité qu’une autre, et néanmoins choisir un ensemble [de manières d’être et d’agir] différent, qui correspond à ses objectifs particuliers. » De plus, deux individus qui auraient non seulement les mêmes capabilités mais les mêmes buts peuvent emprunter des modes de vie différents « parce qu’ils auront exercé leur liberté dans le cadre de stratégies et de tactiques différentes. »

Pour finir, elle décloisonne l’imagination politique. Analysant les raisons qui assurent aux habitants du Kerala, pourtant un des États indiens les plus pauvres, un surcroît d’espérance de vie et une moindre sur-mortalité féminine, donc un supplément de capabilité, Sen identifie de nombreux facteurs : une politique d’éducation, un système public de soins, un soutien financier à la consommation alimentaire, mais aussi un droit de propriété et d’héritage plus favorable aux femmes, et un plus grand « activisme civique ». La leçon est claire. 1) Une politique d’élargissement des capabilités ne doit pas être suspendue à l’accroissement des richesses : ce serait plutôt l’inverse. 2) Une politique conséquente de l’égalité ne peut être sectorielle : elle doit non seulement déborder les découpages ministériels qui nous sont familiers, mais faire sauter la digue entre la société et l’État. 3) La tâche est vaste, certes, mais à proportion de son enjeu : égaliser la liberté, c’est la politique même.

Notes

[1Sen pose la question la première fois en 1980, au seuil d’une décennie dont on sait à quel point elle fut rude pour les amis de l’égalité (« Equality of What », trad. fr. in Éthique et économie, PUF, 1993). Il la reprend ultérieurement, notamment en 1992, dans Inequality Reexamined (trad. fr : Repenser l’inégalité, Seuil, 2000), dont toutes les citations qui suivent sont extraites.

[2On dit « néo-libéraux » de ce côté-ci de l’Atlantique.

[3Patrice Gueniffey, « Les Napoléons de François Furet », La Vie des idées, novembre 2007 (http://www.laviedesidees.fr/Les-Nap...).

[4Message au peuple français, 11 octobre 1940. Cité par Patrick Savidan, Repenser l’égalité des chances, Grasset, 2007.