travailleurs du sexe, unissez-vous !
par Ava Caradonna
L’International Union of Sex Workers (IUSW) a été créée à Londres
en 2000 pour rassembler tous ceux qui travaillent dans l’industrie du
sexe. En 2002, l’organisation est officiellement reconnue comme syndicat par le TUC (Trade Union Congress) et les sex workersse trouvent maintenant aux côtés des caissières de Safeways, des livreurs de DHL, des ouvriers du textile et du bâtiment, des mécaniciens et des électriciens au sein du grand syndicat britannique GMB. Ava Caradonna, activiste et travailleuse du sexe, revient dans ce texte sur la façon dont s’y croisent les combats féministes, les mouvements de travailleurs du sexe, et les luttes des migrants.
Le travail sexuel consiste à vendre du sexe ou des actes sexuels. En soi, cela n’a rien de dégradant : il s’agit de relations sexuelles librement consenties, pas d’exploitation. Pourtant, beaucoup de lobbyistes et de législateurs ne tiennent pas compte de ce que disent les travailleurs du sexe et refusent de reconnaître que la majorité d’entre nous a choisi ce travail. Ils décrivent le travail sexuel comme une violence faite aux femmes, et font campagne pour abolir la prostitution et criminaliser nos clients. Ils passent sous silence la présence d’hommes parmi les travailleurs du sexe, et de femmes parmi les clients. Ils braquent leurs projecteurs sur la prostitution de rue et laissent dans l’ombre les centaines d’hommes, de femmes et de transgenres de l’industrie du sexe : ceux et celles qui vendent du sexe par téléphone ou par internet, qui dansent dans des bars, qui tournent dans des films. De façon plus pernicieuse, le sexe n’est jamais envisagé autrement que comme une chose que les hommes font aux femmes — conception qui enferme les femmes dans un statut de victimes. Et certains abolitionnistes vont même jusqu’à soutenir que le simple fait de consentir à vendre des services sexuels est impossible pour une femme.
Le Syndicat international des travailleurs du sexe (International Union of Sex Workers, IUSW) préconise la décriminalisation du travail sexuel et l’abrogation de toutes les lois relatives à la vente de services sexuels. Parce que le sexe entre adultes consentants n’a pas besoin d’être encadré. Et parce qu’une fois le travail décriminalisé, les travailleurs du sexe auront droit à la protection de la loi commune : le syndicat réclame l’application du droit du travail, des droits de l’homme et le respect des libertés individuelles pour ceux et celles qui travaillent dans l’industrie du sexe. Cette revendication s’appuie sur les principes de libre disposition de son corps et de libre décision des moyens de gagner sa vie. L’IUSW s’appuie sur l’expérience de l’auto-organisation des travailleur(-se)s du sexe ; il se bat pour l’amélioration des conditions de travail dans l’industrie du sexe, pour la reconnaissance des droits des travailleurs du sexe en tant que travailleurs, et notamment leur droit à changer de travail et à changer d’employeur, et le droit à rester là où ils sont et à être protégés de l’expulsion.
On peut débattre de la liberté que nous avons de choisir notre travail dans une société capitaliste néo-libérale. Mais on peut en débattre à propos de tous les métiers, pas seulement du travail sexuel. Le combat que mènent les travailleuses et les travailleurs du sexe commence par la reconnaissance de leur activité comme travail, ce qui implique qu’ils et elles aient droit aux mêmes protections et aux mêmes garanties que les autres travailleurs et que l’ensemble des citoyens.
Envisager la vente de services sexuels sur le modèle des relations de travail stricto sensu permet de se défaire des arguments moraux et paternalistes qui considèrent le sexe comme un lieu à part de l’activité humaine. C’est aussi se donner les moyens d’observer la dimension de genre du travail sexuel comme on l’observe dans les tâches ménagères et les activités de soins aux personnes. Analyser ce travail en termes de migrations, c’est éclairer le rôle joué par les frontières et le contrôle de l’immigration dans la persistance et l’accentuation de l’exploitation. Dans les deux cas, cela permet d’être attentif à la façon dont ces inégalités font l’objet de négociations, de mises en question et de résistances. Ceux qui nient que le travail du sexe en est un nous font perdre un temps précieux en nous obligeant à faire la preuve de son existence au lieu de lutter pour le transformer.
services sexuels
L’expérience du travail est structurée par les rapports de genre, voire par la sexualité ; mais dans le même temps, elle ne saurait y être réduite. Ce qui vaut pour le travail en général s’applique également aux services sexuels tarifés : si les rapports de genre et la sexualité y jouent un rôle structurant, ils ne permettent pas de les appréhender dans leur totalité. Aussi, lorsqu’on analyse ces services sexuels à travers le prisme de ces rapports, il importe de dépasser les interprétations néo-abolitionnistes trop promptes à ne voir que des femmes parmi les travailleurs du sexe, pour rendre compte à la fois de l’expérience vécue par des centaines d’hommes et de transsexuels qui travaillent dans l’industrie du sexe en Europe, et du nombre croissant de femmes qui payent pour des services sexuels.
Si l’on se réfère à la théorie marxiste de la forme-marchandise et aux théories des transformations du travail, la prostitution, comme la plupart des échanges commerciaux capitalistes, implique la vente et l’achat d’une marchandise. L’idée qu’un-e prostitué-e « vend son corps » est inexacte, car à la fin de l’échange ce corps n’« appartient » pas au client. En fait ce que le client achète est un service sexuel, c’est-à-dire un acte ou une relation affective temporaire accomplis par le travailleur du sexe.
Les activités mentales et physiques qui interviennent dans la production des services sexuels relèvent de la force de travail au sens marxiste du terme. Si on intègre la notion de « travail immatériel » dans la définition de cette dernière, il devient possible d’analyser certains ressorts de la production de services sexuels comme des formes de « travail affectif ». L’analyse du travail sexuel doit en effet prendre en compte, en plus des simples actes sexuels, les dimensions relationnelles et les affects qui permettent de satisfaire le besoin qu’ont les gens d’être aimés, sexuellement désirés, distraits, d’avoir de la compagnie et de communiquer. Réduire vulgairement le travail des travailleurs du sexe à des actes de pénétration sexuelle est incroyablement simpliste et en occulte le contenu réel.
Le travail sexuel, comme le travail domestique, l’aide à domicile ou les soins à la personne, constituent une forme de travail « affectif » au sens où il implique dans son mode opératoire des compétences relationnelles et communicationnelles. La production, la consommation et l’échange de services sexuels peuvent à ce titre faire l’objet d’une analyse économique en termes de marché et de travail. Dès lors, si l’on prend en compte les dimensions de genre et d’origine, il devient possible de mettre en lumière les possibilités et les impossibilités qu’offre le marché du travail aux femmes en général, et aux migrantes en particulier.
Le féminisme, en pratique comme en théorie, s’intéresse depuis longtemps aux dimensions immatérielle et affective du travail, même si les expressions « travail immatériel » et « travail affectif » sont apparues récemment. Ces analyses doivent être replacées dans le cadre de la naissance et du déclin de l’État-providence, des structures familiales, de la participation des femmes à l’activité économique salariée, de la transformation des services sexuels tarifés en industrie, et du développement de la prise en charge des enfants, des vieillards, des malades et des handicapés.
Pour les migrantes qui arrivent en Europe pour travailler, les emplois disponibles sont drastiquement restreints à trois types de « services » : le ménage, les soins à domicile et le travail sexuel dans toutes ses variations et dans tous les lieux qu’offre l’industrie du sexe. À l’échelle de l’Europe, les migrants forment désormais la majorité de ceux qui vendent des services sexuels. Leur augmentation à l’intérieur de la zone que l’on peut appeler le « Nord global » est un des facteurs qui expliquent la prolifération de campagnes et de politiques contre la traite des êtres humains, lesquelles visent tout particulièrement les migrants et le travail sexuel.
Ces migrants travailleurs du sexe sont doublement criminalisés : par les politiques d’immigration et par les politiques de lutte contre la prostitution. Or la criminalisation n’est pas seulement la répression d’une réalité pré-existante appelée prostitution qui serait indépendante de tout déterminant historique : elle contribue à produire certaines formes actuelles du travail sexuel. L’ignorer, c’est marcher sur la tête. En criminalisant la prostitution pour lutter contre la traite des êtres humains, on renforce les caractéristiques oppressives du travail sexuel. Il en va de même des politiques migratoires : la criminalisation de celles et ceux qui se déplacent sans autorisation officielle favorise la production d’un mode particulier de migration. Loin de mettre un terme aux « migrations illégales », elle contribue en fait à l’existence de migrants illégaux, qui du fait de leur statut illégal n’ont que des choix restreints de travail, et des recours limités contre l’exploitation.
X:talk
Début 2006, des activistes londoniens ont initié au sein de l’IUSW et à partir de ces analyses le projet x:talk qui consiste à fournir des cours gratuits d’anglais pour les migrants travailleurs du sexe, en insistant sur les capacités linguistiques nécessaires à la vente de services sexuels. C’est en effet la condition pour affronter et changer les conditions de travail et de vie, mais aussi pour se rassembler, s’organiser et résister.
Notre combat se situe à l’articulation de deux revendications : l’autonomie de tous ceux qui franchissent les frontières, et la dignité de ceux qui, quel que soit leur genre, travaillent dans l’industrie du sexe. Pour autant, nous n’oublions pas que la production et la représentation du travail sexuel dans notre société sont étroitement liées à celles des activités dites « féminines », qu’il s’agisse des soins à domicile, des tâches ménagères, du sexe ou de la reproduction. En ce sens, il est important de rappeler combien le simple fait de demander de l’argent contre du sexe, de façon explicite et contractuelle, opère une rupture et un déplacement dans le vaste champ des activités féminines non rémunérées.
Nous pensons qu’un changement dans l’industrie du sexe ne peut se faire sans les théories et les expériences féministes. D’abord, parce que les femmes y sont majoritaires parmi les travailleurs. Ensuite, parce que le travail genré, sexué et reproductif a historiquement joué un rôle majeur dans les structures qui asservissent et oppriment les femmes. Enfin, parce que ce sont des femmes qui ont pris l’initiative du projet x:talk. C’était le point de départ. Nous voulons travailler avec l’ensemble de travailleurs et des travailleuses de cette industrie. L’articulation des questions de genre et transgenre d’une part, de race et de sexe d’autre part, intervient dans le développement du projet pour permettre d’y inclure des personnes venues de différents secteurs de cette industrie et de différentes provenances.
Tout en mettant en avant l’idée de « protection », les campagnes contre la traite des êtres humains développent en réalité une rhétorique raciste et anti-féministe où les femmes sont réduites à des victimes passives de gangs ou d’hommes cruels. Cette rhétorique accroît la criminalisation et l’exploitation des travailleurs du sexe, et produit et justifie les expulsions de ceux d’entre eux qui sont des migrants. Elle est aussi responsable des divisions entre les formes d’organisation et de résistance des migrants et celles des travailleurs du sexe.
Le projet x:talk tente de faire évoluer les activités de l’IUSW, en reconfigurant ce que peut et doit être l’« organisation à l’intérieur d’un syndicat », et en adoptant une approche novatrice de la réalité et des besoins des migrants dans l’industrie du sexe. Le projet politique porté par l’IUSW est d’organiser les travailleurs de l’industrie du sexe et de leur fournir une voix collective. Son succès dépend de sa capacité à comprendre les évolutions démographiques à l’intérieur du secteur, ainsi que les difficultés d’organisation d’une force de travail stigmatisée et contrainte à l’illégalité. Nous devons aussi reconnaître que l’organisation du syndicat (comme d’ailleurs tout projet radical) implique représentation et visibilité. Mais nombreux sont celles et ceux qui, travaillant dans l’industrie du sexe, n’ont ni besoin ni désir de visibilité. De fait, elles et ils travaillent dans une industrie qui prospère dans l’absence de réglementation et dans la marginalité précisément parce qu’elles et ils peuvent être invisibles. Le projet x:talk s’est affronté à cette question avec la conviction qu’en utilisant connaissances et savoir-faire on peut prendre des décisions éclairées sur sa vie et son travail. Loin des habituelles pratiques de « sauvetage » ou d’« assistance » aux travailleurs du sexe, il veut prendre contact avec les communautés de travailleurs du sexe migrants, fournir un indispensable service concret, et enfin tenter de bâtir des alliances politiques et de renforcer les réseaux. Comme le dit Lila Watson, activiste aborigène d’Australie : « Si vous venez pour m’aider, vous perdez votre temps. Mais si vous êtes venu parce que votre libération est liée à la mienne, alors travaillons ».