architecture morte, architecturez ! entretien avec Michel Perrot

La loi sur l’architecture du 3 janvier 1977 semble consacrer l’éviction pure et simple de l’architecte des lotissements pavillonnaires : en dessous de 170 m2, nulle obligation de recourir à la maîtrise d’oeuvre architecturale. Michel Perrot est l’actuel président de la Maison des architectes d’Île-de-France et l’ancien directeur adjoint de Plaine commune, communauté d’agglomérations franciliennes. Il propose ici de repenser notre représentation commune de l’espace public et de reconsidérer l’exigence d’une signature de l’architecte.

Entretien réalisé par Guido Fanti, Christophe Camfrancq & Pierre Zaoui

Construire ou réhabiliter un pavillon, ce fut en un sens le rêve de tout architecte : aucune contrainte, sinon le désir indéterminé du client. Au désespoir de Colbert, Le Vau reçut ainsi de Louis XIV 82 millions de livres pour transformer le Pavillon de chasse de Louis XIII en résidence royale. Avec le pavillon moderne, le rêve se transforma pourtant en cauchemar : ce ne fut même pas une cascade de contraintes économiques, formelles, politiques comme celles qui entourèrent le logement social — après tout, pas d’art sans contraintes ; on n’avait plus besoin d’architectes : entre le promoteur et le client, le marché rendait le rapport direct. Vexée, brutalisée, la majorité d’entre eux, aussi bien les nostalgiques des monarchies et des grandes bourgeoisies passées que les nostalgiques des grandes commandes collectives d’États centralisés, semble alors tourner les talons, recouvrant d’un même mépris ces horreurs rampantes, homogènes et sans appartenance qui défigureraient comme une mauvaise herbe les paysages périurbains les plus fragiles.

Face à l’expression d’une telle bonne conscience de classe, on aimerait spontanément pouvoir s’insurger. Rappeler que les grands rêves architecturaux et les désirs de préservation des paysages ne furent jamais que des rêves absolutistes ou monarchiques, de Ramsès II à Mitterrand : « la terre et la pierre », les deux valeurs de la politique comme le concevait ce dernier. Rappeler surtout que pour des maîtres présumés de l’espace, ils manquaient singulièrement de sens de la perspective. Car les pavillons ne sont sans doute homogènes, indistinctement laids, signes d’un pur individualisme petit-bourgeois, c’est-à-dire d’un individualisme sans individualité, qu’à vouloir les regarder seulement de loin et en gros. À mesure qu’on s’approche, c’est de plus en plus une esthétique joyeuse et désordonnée, le laboratoire d’un individualisme modeste où chaque pavillon devient singulier, différent des autres par un effet de composition, un tissu de réappropriations individuelles au sein d’un lotissement malgré tout collectif puisqu’il est aussi un réseau de voisinage, parfois d’entraide, toujours de regards.

Et pourtant, jusqu’où peut-on maintenir un tel refus d’entendre la voix des architectes ? On le peut sans doute encore quand on ne pense qu’aux grands cabinets d’architectes partageant leur activité entre grandes commandes de l’État ou des collectivités territoriales et villas pour millionnaires. Mais ce n’est peut-être pas là la voix de la plupart des architectes d’aujourd’hui. Certains semblent se soucier de repenser les formes de notre habitat commun autrement qu’à coup de grandes directives ou d’utopies sans lendemain. Proposant du même coup des possibilités nouvelles : de l’habitat individuel groupé, de la diversité architecturale, des constructions sans principes absolus mais constitués à partir de projets élaborés collectivement, cherchant ainsi à reconfigurer de manière vivable le patrimoine urbain d’aujourd’hui. À leur écoute, s’ébranle cet antique préjugé de la subordination de l’architecture aux pouvoirs les plus absolus. Et si c’était de l’inverse qu’il s’agissait ?

PZ

Les pavillons, c’est a priori la négation de l’architecture, si l’on se souvient de la distinction instaurée par la loi de 1977. Mais dans le même temps, quelques architectes commencent à participer à la conception de certains pavillons, par exemple Jacques Ferrier pour les maisons Phénix. Que représentent donc les lotissements pavillonnaires pour la plupart des architectes : l’ennemi absolu ou une nouvelle terre de mission ?

À prendre les choses dans l’absolu, il est certain qu’on ne peut que déplorer cette loi des 170 m2. Pour un architecte, tout devrait être signé, tout devrait être architecturé. C’est pourquoi il est vrai que pendant longtemps le logement social collectif a servi de creuset à toute la recherche architecturale, alors que le pavillonnaire était laissé à l’encan. Mais il n’y a pas que les pavillons qui sont en cause, et il faut un regard plus large. En vérité, trois champs du paysage urbain sont aujourd’hui encore essentiellement en friche. Le petit construit, certes, mais aussi le paysage quotidien de la ville (le mobilier urbain, la publicité, etc.), et encore les réalisations industrielles. Car ce qui est en jeu alors, ce n’est pas seulement la question de l’habiter, mais celle de l’ensemble du paysage dans lequel on souhaite vivre : habiter, mais aussi travailler, se déplacer, se rencontrer. C’est la question beaucoup plus générale de la manière dont on veut vivre ensemble. C’est un problème culturel et politique beaucoup plus général. « Fais de la ville ta chose », disait le poète Guillevic. Et « ta ville », c’est toute la ville et la ville de tous, pas seulement le lieu où tu vis.

En ce sens, ce n’est donc pas là simplement une question d’architectes, mais cela devrait être la question de tous, voire la question fondamentale de ce que Jacques Rancière appelle le « partage du sensible » démocratique, c’est-à-dire la manière dont une démocratie ne se juge pas seulement au partage des pouvoirs qu’elle implique mais d’abord à une autre distribution de ses lieux et à un autre aménagement de la sensibilité que ceux-ci impliquent. Poser de manière séparée la question des pavillons, c’est donc en un sens continuer à les stigmatiser, à les mettre à part, s’interdire de les voir comme un symptôme d’un problème politique plus profond : la construction démocratique de tout notre espace commun. Car une telle construction ou un tel partage est extrêmement fragile, mais aussi extrêmement radicale : on ne peut pas espérer d’un côté construire des cités radieuses, et de l’autre abandonner des pans entiers de la vie sociale à la construction anarchique, sans pensée, sans sensibilité commune.

En effet, en posant de manière séparée la question de l’habitat et de l’individualisme populaires, on risque toujours d’accroître la séparation au lieu de la réduire. En même temps, cette question commence tout de même à se poser autrement depuis quelques années. Par exemple, quand Mireille Ferri est arrivée à la tête de l’aménagement du territoire en Île-de-France, elle a dit : « la petite maison dans la prairie, c’est fini ».

Il est certain que les choses commencent à changer. Jusqu’à il y a une dizaine d’années, il y avait essentiellement deux types de constructions pour l’habitat populaire : les quartiers HLM collectifs et les quartiers pavillonnaires. Depuis, au moins en Île- de-France, et notamment sous la pression du Schéma directeur pour la région Île-de-France (SDRIF), une exigence très forte a été posée pour densifier le tissu urbain. Pour des raisons écologiques, parce que les pavillons en termes de dépenses énergétiques et de politique du tout-voiture ne sont pas une solution d’avenir. Et aussi pour intensifier la vie urbaine, pour augmenter les rencontres, les sorties, les formes de vie commune. Toutefois, ce n’est là qu’une consigne très générale. Dans le détail, cela ne fonctionne pas toujours ainsi. En particulier, intensité et densité urbaines ne coïncident pas nécessairement. On l’a vu avec les grandes barres HLM : une forte densité urbaine mal architecturée et ne répondant pas aux désirs des habitants peut produire une faible intensité et une grande solitude. De surcroît, avec des habitats populaires groupés, on peut même atteindre à des densités plus élevées. Par exemple, au centre-ville de Pierrefitte, avec de l’habitat individuel groupé, on a atteint un coefficient d’occupation des sols (COS — rapport entre la surface construite et la surface du terrain) de 1, c’est-à- dire le COS de la Cité des 4000 à La Courneuve qui est posée au milieu de nulle part, tandis que pour les lotissements pavillonnaires classiques, on a un COS autour de 0,2.

Et il y a plus. Car il ne faut pas croire que l’habitat individuel groupé est « la » solution de compromis idéale entre les grandes barres et le pavillon. Notre premier souci au sein de Plaine commune a d’abord été de diversifier les modes d’habiter. Et cela notamment en essayant de tenir compte de l’esprit des lieux, c’est-à- dire de la diversité patrimoniale, comme justement au centre-ville de Pierrefitte où prédominait un petit habitat individuel, ou dans le quartier Cristino Garcia dans la Plaine Saint-Denis où il s’agissait aussi de préserver son caractère de « petite Espagne ». Et c’est peut-être cela qui est au fond le plus important : préserver et même accroître la diversité patrimoniale. De ce point de vue, l’enjeu n’est même pas d’opposer un autre modèle unique aux lotissements pavillonnaires, mais de multiplier les formes possibles d’habitat. Car cela vaut aussi pour le renouvellement ou la réhabilitation des quartiers pavillonnaires les plus anciens : on peut en augmenter le COS sans les défaire complètement et tout en rendant ces quartiers plus vivables et plus agréables à vivre pour ses propres habitants.

Mettre au coeur de vos préoccupations la richesse patrimoniale d’un quartier ou d’une région, n’est-ce pas toutefois un rêve d’architecte avant d’être la préoccupation des politiques, des promoteurs et des habitants ?

Non, là c’est un préjugé. D’abord, Plaine commune part d’une volonté des élus de plusieurs communes de repenser ensemble l’aménagement de leurs territoires. Ensuite, la « Charte qualité » que nous avons mise en place et qui concerne le respect de l’environnement, l’obligation de construire un certain nombre de grands logements, la densité, etc., la quasi totalité des promoteurs l’ont accepté. Parce qu’ils y étaient obligés, mais aussi parce que cela marche commercialement. Tous les appartements du quartier Apollonia qu’a conçus Roland Castro à Stains se sont vendus en une journée. Il ne faut donc pas croire que se passer d’architectes est une nécessité économique. Et cela se confirme à un niveau plus global. Par exemple, la Seine-Saint-Denis a perdu plus de 35 000 habitants entre 1990 et 1999 au profit de Paris et du Val d’Oise. Mais depuis 2000 et avec les efforts qui sont faits, la tendance s’est inversée.

À cet égard, le préjugé majeur et le plus funeste, c’est de croire que les couches populaires rêvent de petites maisons homogènes et entièrement coupées des autres, ou rêvent de « néo- breton » ou de « néo-auvergnat ». Ça, c’est l’offre des promoteurs de pavillons qui s’impose à eux ; ou bien c’est l’absurdité de certains politiques ; ou c’est encore la honte de certains « bifteckards » qui ont cessé de penser une architecture humaine dans les années 1970. Mais, les gens, quand on leur propose d’autres formes d’habitation mieux architecturées et mieux pensées urbanistiquement, ils les préfèrent évidemment. Il faut en finir avec cette idée fausse et méprisante qu’il faut faire du pauvre et du laid pour les pauvres. Non seulement ce n’est pas ce qu’ils souhaitent, mais il est possible de faire autrement et de produire de très beaux logements à faible coût. On l’a fait à Stains, à La Courneuve, à Villetaneuse. Et prenez même simplement les cabanes des jardins familiaux à Villejuif qu’a refaites Renzo Piano : là, il y avait tout de même un peu plus de sens, non ?

On en revient donc un peu à votre point de départ : l’enjeu pour vous ne passe finalement pas entre pavillons individuels et logements collectifs, ni entre logements populaires et logements de standing, mais entre deux conceptions plus vastes de la ville, de l’espace et de la vie en commun ?

Absolument. Mais produire une ville humaine et vivable suppose toujours un équilibre souvent difficile et toujours fragile. À un premier niveau, il faut au moins trois choses, et cela depuis toujours : une réelle ambition des élus, des maîtres d’ouvrage cultivés et des maîtres d’oeuvre créatifs. C’est un équilibre qu’on a eu par exemple en France à l’après-guerre et jusqu’au début des années 1960, période pendant laquelle on a produit un habitat essentiellement collectif, mais d’une grande qualité et très diversifié. Mais après, l’équilibre s’est rompu. Le travail d’André Lurçat est très exemplaire à cet égard. Il a fait un travail admirable avant la guerre et pendant tout l’immédiat après-guerre, notamment avec ses cités-jardins. Et puis à la fin de sa vie, il s’est mis à faire des barres sans âme. Mais qu’est-ce qui s’est passé alors ? C’est là sans doute où il faut encore penser un second niveau plus profond, c’est-à-dire encore plus collectif, donc culturel. Il y a des cultures de l’espace, de l’habitation de l’espace qui sont peut-être plus solides que d’autres. Par exemple en Finlande où il y a une extraordinaire sensibilité à l’espace, bien plus profonde que l’opposition individuel/collectif. Mais on ne peut pas se contenter non plus de critères culturels. À la fin, il s’agit tout de même toujours d’une question politique. De ce point de vue, et même si j’aurais nombre de désaccords avec lui sur d’autres questions, je contresignerais parfaitement ce que disait Le Corbusier là-dessus : « Tous portent la responsabilité de rendre le pays beau ou infâme. » Qu’on vive ou non dans des pavillons, qu’on préfère les logements individuels ou collectifs, qu’on soit élu, promoteur, architecte ou simple citoyen.