Vacarme 42 / cahier

histoires de la photographie américaine / 4

Robert Frank, après « Les Américains »

par

De Bellocq à Robert Adams, en passant par Friedlander, Walker Evans, Robert Frank, Helen Levitt, Lewis Baltz… — après Diane Arbus et Meatyard, déjà apparus dans Vacarme —, douze récits empruntés à l’épopée de la photographie en Amérique. Plutôt qu’une tentative de panorama jamais complet, quelques histoires d’images mémorables.

Cette année reparaît, près de cinquante ans après, chez le même éditeur, Delpire, LE livre de Robert Frank. Un an à travers les États-Unis, « 500 rouleaux de film », deux autres années avant de faire aboutir un projet ambitieux, personne n’en voulait : le jeune photographe suisse, né en 1924, aurait presque pu prétendre qu’il avait fait le tour de son pays d’adoption. « Les critiques sont mauvaises. “Sinistre”, ce livre, “pervers, anti-américain”, se souviendra-t-il. Les Américains (1958) est aujourd’hui l’un des classiques de la photographie du XXe siècle. Il aura fallu pour cela du temps.

En 1959, Frank réalise, avec Alfred Leslie, Pull My Daisy, lui aussi devenu une référence, pour la génération beat et bien au-delà. Suivront vingt-cinq autres films et vidéos — la dernière, True Story, en 2004 —, dont on espère que la liste n’est pas close. Bien qu’il ait dit avoir, en 1960, mis son Leica « dans un placard », Frank n’aura pu s’arrêter longtemps de photographier. Il ne cesse, en fait, d’aller de l’une à l’autre de ces deux pratiques. Ses films influencent ses photographies, formellement et plus encore. Ses photographies surgissent dans ses films, arrêtent ou non leur cours. À leur manière, ses images fixes sont animées.

Avec Me and My Brother (1965-1968), intervient pour le film la couleur, qui gagne la photographie à partir du début des années 1970, avec le Polaroid, que Frank ne cessera jamais d’utiliser. La couleur cependant n’est pas que dans les images, elle est à la surface, y fait tache. Enfin le dernier élément à entrer en jeu, corps étranger (vraiment ?) dans la réalisation des photographies, est l’écriture : les mots, manuscrits, en caractères d’imprimerie, plus ou moins réguliers, isolés ou formant des phrases, marginaux, déterminants.

La perfection des Américains, Frank aurait pu s’en contenter, continuer. Au bout d’un temps pourtant, l’esthétisme de l’image, outre son efficacité, ne lui suffit plus. Il fait le choix d’une image impure, dont la qualité tient à ce qu’elle a traversé. La photographie est soumise à une sorte d’épreuve. Démultipliée, associée ou confrontée à d’autres, reconstruite sur un mode composite et complexe, mais aussi recevant l’apport d’un verbe qui parfois s’inscrit dans la chair du négatif, ou se superpose au tirage, à moins que ce ne soit de coulures, traces, toutes sortes de lésions qui sont aussi des enrichissements… C’est un vaste attentat contre la photographie des Américains que perpètre leur auteur, dont l’art en sort renforcé, renouvelé. Cette photographie qui lui ressemble n’est pas la plus cotée, ni la plus facile d’accès. Or c’est par elle, non seulement par son premier chef-d’oeuvre, que Frank est l’un des premiers photographes contemporains.

In Mabou — Wonderful Time — With June (1977)

Les Américains, comme avant les photographies prises en Suisse, en France, au Pérou, à Londres et au pays de Galles, étaient en noir et blanc — noir et blanc que jamais Frank n’abandonnera, quelque variation qu’il lui apporte, selon le mode, la technique, l’humeur du moment. Lorsque le cinéaste passe à la couleur, dans Me and My Brother, alternent les séquences en noir et dans des tons saturés, une chromie chaude. Parallèlement, à partir de 1971, le photographe se met au Polaroid. Au fil des années, avec l’évolution de la technique qui permettra de grands formats, s’imposent des images familières, en particulier de cette Nouvelle-Écosse où Frank s’est installé après avoir épousé June Leaf, en 1969. Délicates, elles ont une sorte de douceur qui va de pair avec des sujets peu souvent romantiques, traités avec ampleur, acuité. L’ambiance n’est pas si lointaine de celle de vidéos et films tournés là-bas, cela devient une question de nuances, pour un réalisateur qui n’a plus besoin d’une équipe, travaille seul avec sa camera.

L’usage du montage intervient, inévitable pour trois raisons : la planche contact (voir le précoce In Switzerland, 1944-46 — to America, 1947), l’editing des films et la manipulation de pellicules de cinéma, ainsi qu’auparavant la collaboration avec un directeur artistique auquel le photographe exprimera sa dette (Goodbye, Mr Brodovitch, 1971). Il en résulte des images multiples, bientôt agrémentées d’inscriptions, certaines à l’encre, certaines en couleurs sur les images en noir et blanc, puis en couleurs, ou les deux. Comme Frank filme des images fixes, il photographie des films, vidéos, écrans de télévision. S’intéresse au rythme dans la succession des images. Lorsqu’il réunit des photographies, il tire le meilleur de blancs, et de maculatures, fortuites ou volontaires. Ses montages ne sont pas nets, carrés. Non seulement cela ne fait rien, mais cela fait même quelque chose : partie de leur identité. Des éléments hétérogènes peuvent y être intégrés. Sur un bristol il écrit le titre d’un ensemble de photos couleur prises un jour de félicité, au soleil, sur une plage grise ; il a collé un papillon « Make every minute count 12312 », et avant de signer ajoute « Yours truly ».

Les photogrammes rejoignent des photographies dont certaines peuvent apparaître dans le plan d’un film, tel le portrait de Julius Orlovsky dans le taxi qu’emprunte son pyschiatre — alors qu’une série verticale d’effigies de Julius ou de son double acteur, extraite de Me and My Brother et fixée par un adhésif rouge, devient par le fait du montage une image globale. Dès que le photographe se mêle de cinéma, les liens entre images fixes et images en mouvement sont étroits, divers, et pour longtemps. Un plan de The Sin of Jesus (1961) renvoie à la photographie d’un champ où poussent des marguerites, portant, en capitales tracées par Frank, à l’encre, POUR LA FILLE (Zoe, June 2nd, 1980). À l’opposé de la juxtaposition d’images en une séquence, suivant une dynamique, il arrive qu’une photographie à elle seule concentre le plus fort d’un film — ce portrait comme saisi au vol de Danny Seymour dans Life dances on… (1980), son attitude, son visage, son regard si présent, le sentiment tient à si peu de choses et signifie tant.

Mute-Blind (1989)

Une violence est survenue dans la vie de l’artiste — et, partant, dans son oeuvre — qui bouleverse tout. Il s’est séparé de sa première femme Mary, leur fille Andrea meurt en 1974, puis Pablo va mal. Cette violence trouve écho dans ce que filme Frank, dans la façon qu’il a de photographier, de présenter ses images. Elle culmine avec le montage, accumulation et morcellement conjugués, d’images qui en construisent une plus grande : images répétées, avec des variantes, d’un petit chien aux yeux morts, images d’un grand cerf qu’on a tué, sans compter le rouge, envahissant, brillant, du papier, qui évoque sans le mimer du sang. La rage perceptible, nue, a pour parallèle ce plan, dans Home Improvements (1985), de tirages réduits en pile et ficelés, qu’un homme maintient sous son pied pour les trouer, dans un fracas terrible. Le geste d’attaque, la destruction d’images qui ne sont qu’impressions passées sur du papier, sont tout sauf anodins, une rage est donnée à voir, de l’artiste allant contre ce qu’il a créé.

Sa volonté de ne plus viser le beau, ou un beau sans histoires, naît d’une intranquillité, de crises intimes et de la nécessité d’y réagir. The Lines of My Hand (1972), autre aventure éditoriale, avec le fidèle, exigeant Motomura, offre un livre d’artiste somptueux et d’une certaine façon léger, repris par Lustrum Press, puis par Parkett/Der Alltag (1989). Ici le parcours d’une vie se retrace, entre images et inscriptions, fréquentes, d’une écriture nerveuse, élancée, ou en capitales lorsqu’il faut insister, parfois dactylographiées, peintes au pochoir, noir d’encre ou écarlate, parfois agrémentées de marques diverses, traits à main levée, au pinceau, incidents dont le sens est fort. Ainsi la révolte, la peur ou la colère, ne tiennent pas seulement à l’objet photographié, à la façon dont il l’est, mais aussi à celle dont l’image se présente — une strate de plus dans l’écriture de l’oeuvre. Quelle qu’en soit la forme — ce peut être celle du pratique Photopoche (1983), plusieurs fois réédité ; de l’artisanal One Hour (1992) ou de la plus luxueuse plaquette Flamingo (1997) ; des catalogues d’exposition Moving Out (1995), ou Hold Still — Keep Going (2000)… —, Frank tient un journal, il écrit, des lettres, les mots ont pour lui toute leur importance. Il ne choisit pas plus entre eux et les images qu’entre photographie et film.

Car il est écrivain : il écrit avec des images, sur des images, dans des images — témoin leurs titres ou ce qui les accompagne, un commentaire leur donne leur tonalité. Ainsi, ses photographies sont aussi éloquentes que les images de films où il se sert si magnifiquement du son, des voix (dont la sienne), de bruits — ceux de la nature et de la rue, de la radio, télévision, de musique. Partant de là, tout compte, et surtout cette graphie où se lit une urgence — LOOK OUT / FOR HOPE, SICK Of / good Bys, FEAR / NO FEAR, TAKE CARE NOW…

End of Dream (1992)

Comme Frank avait pris ses distances avec son médium photographique, il en prend avec sa ville de New York, pour s’installer à Mabou. Trente-cinq ans après, les images de Paper Route (2002) disent tout le potentiel, comme inentamé, au petit jour en plein hiver, de cette nature sauvage ; un paradis très rude, infiniment émouvant. Il reviendra ensuite à Manhattan, pour se partager entre les deux univers, à moins qu’il ne voyage, au Liban, en Chine… Ces changements de lieu donnent à son oeuvre une respiration — New York et Mabou constituant les deux pôles qui l’inspirent le plus, qu’il y soit seul ou que passent voisins et amis, certains venus de loin. La maison qu’habite Frank, les pièces où il passe une bonne part de son temps, exiguës, encombrées, les objets, figurines sur des étagères, deux mots (« INTELLIGENT - SILENCE ») punaisés sur un mur, reviennent comme revient le visage de June. Jamais ce monde ne se rétrécit, jamais l’artiste n’apparaît narcissique. Son monde, il le protège, mais nous le donne en partage, par l’image, nous permet de nous y repérer, de le trouver chez lui même lorsqu’il tend à s’effacer. Frank est dans l’action, celle de contempler ce qui l’environne, non de tourner vers lui-même, et lui seul, son attention, sinon pour raconter une histoire, la sienne, pour ce qu’elle dit de ceux qu’il a croisés. Toujours il oscille entre ce monde et lui, parfois ce qui l’entoure est plus présent, parfois une figure s’installe, lui-même montre ce qui lui arrive, personnellement, même si c’est dur, ses expériences, il en fait part.

Tools — Days — For My Mother and for W.E. (1999-2000)

Avec le temps, le quotidien voit remonter les souvenirs, et se joue cet air triste que joue la mémoire, pour conjurer ce que le présent a de lourd, rappeler des bonheurs enfouis. Qu’il évoque ses parents (My Father’s Coat, 2002), ses enfants (Memory for the Children, 2001-2003), la guerre (The war is over, 1998), Robert Frank avance, invente, c’est une question d’énergie, de talent — de tenue, au sens de tenir bon. En témoigne son implication dans la réalisation de Storylines (2004), livre accompagnant l’exposition de la Tate Modern à Londres : quelque chose qui dépasse le cadre de la rétrospective, et laisse plus d’espace autour de ses images. Depuis, il travaille avec son nouvel éditeur, Steidl, qui annonce la publication sous dix ans de l’intégrale de l’oeuvre.

Ce qui frappe, c’est combien les images faites depuis le début des années 1970 n’ont pas d’âge. Nombre d’entre elles montrent la même vitalité, malgré les passages à vide, un même refus de convention, une puissance d’expression que rien ne vient diminuer. On peut rapprocher des photographies anciennes, nouvelles, comme on peut retrouver des années après un ami, un endroit élu. Il y a place au coeur de tout cela pour des images simples, telle celle de June devant la coque noire d’un bateau appelé SIGRID (1980), comme si c’était son nom, celui d’une héroïne étrangère. Ou ce triptyque atypique, aux dépouilles de corbeaux noir sur blanc — pendant du frémissant Flamingo (1996), la vie même.

Il s’agit de s’inscrire autrement dans le cours d’une existence. Les Américains étaient l’entrée en matière d’un conquérant, un défi coïncidant avec le début d’une vie de famille heureuse, près de Mary, Pablo puis Andrea. La suite montre les cassures d’une ligne de vie pourtant soutenue par quantité de rencontres, d’occasions, de créations. D’autres éclairs au côté de June (4 AM MAKE LOVE TO ME, 1979), le spectacle d’une arrière-cour, une façade, les souffrances, inquiétudes (Fear of Cancer, 1992), des choses de peu… Ou comment cette ligne plusieurs fois brisée se poursuit, se transforme, jusqu’à épouser une forme inédite de poésie (Yellow Flower — Like a Dog, 1992). Sur une photographie rephotographiant en noir et blanc une série d’images prises alors qu’il filmait The Present, Frank note « Listen and Watch ».

Les altérations pratiquées, les ajouts ne tiennent pas de l’artifice, de la manière, ils sont essentiels. Ils rejoignent le coeur de l’image, ce qui gît en elle et doit atteindre le spectateur. Un paradoxe : toute manipulation effectuée sur l’image, négatif ou tirage, devient consubstantielle à elle. Ces mouvements augmentent l’aura de la photographie, l’impact de l’image originelle.

Tout ce que Frank n’aura pas dit de ses combats intérieurs se lit dans ses images, physiquement. Soit un rapport au monde initialement aussi ouvert, généreux que celui d’Evans, une conscience du même ordre — sans doute cela les a rapprochés —, mais d’autres accidents en route. La photographie n’en est pas définitivement abîmée pour autant. Elle bénéficie — c’est le jeu, cruel pour un artiste, du malheur autant que du bonheur — de la tragédie comme de la grâce, de ces beautés que Frank aura toujours su voir et chercher, fût-ce au plus noir. C’est, cher payé, un miracle. Il le sait.