Vacarme 42 / lignes

entrer dans la danse rencontre avec Régine Bramnik

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Exerçant aujourd’hui dans le XIe arrondissement de Paris, Régine Bramnik a assuré de 2000 à 2007 la direction de la maternelle Goutte d’Or, dans le XVIIIe. Établissement qu’elle décrit « au plus bas de l’échelle, au plus haut des fantasmes », école où la mixité sociale fluctue au gré de la sectorisation, cette maternelle fut durant cette période le foyer d’une expérimentation de grande ampleur où la pratique et la culture de la danse contemporaine, rassemblant enfants, enseignants, danseurs et parents, étaient prises comme vecteur des enseignements fondamentaux. Revenant sur cette démarche, Régine Bramnik dit aussi comment un désir singulier trouve, et peine parfois, à se faufiler dans les cadres d’une institution : s’installer dans des lieux aménagés par d’autres, tirer parti des opportunités mais voir défait ce que l’on a construit, rassembler une équipe et accepter de partager, partir et s’inquiéter de ce qui va rester. Comment trouver le bon pas ?

Juin 2000. Régine Bramnik participe au mouvement des directeurs d’école parisiens. N’ayant vu aucun de ses voeux d’affectation à l’étranger satisfait, elle se trouve conviée comme d’autres à une réunion, « sorte d’immense braderie pour directeurs sans poste » ; elle sort de la réunion au bout de dix minutes, affectation en main. Dans la liste d’écoles restées non pourvues, elle a pioché un établissement qui, à l’époque, attire moins que d’autres encore les vocations et que personne ne songe à lui disputer. « Je me suis dit : je n’ai pas eu l’Orient, je vais demander l’Orient à Paris. » Elle espérait Istanbul, ce sera l’école maternelle de la Goutte d’Or, qu’elle découvre un vendredi, jour de prière, jour d’activité et d’effervescence intenses dans le quartier.

une culture maternelle

Lorsqu’elle décrit sa prise de poste, en septembre suivant, c’est moins avec les mots de l’exotisme qu’avec ceux du retour, souli- gnant la joie de revenir, après un détour par le primaire, vers une maternelle de six classes, à taille humaine. « Je viens plutôt d’une culture d’école maternelle, c’est là que j’ai déroulé l’essentiel de mon cursus professionnel, c’est un terrain d’élection pour moi. » Même si elles ont en partie perdu, d’après Régine Bramnik, leur côté avant-gardiste, les maternelles ont été historiquement un laboratoire où s’inventaient des projets, des équipes, des fonctionnements différents, jusqu’à faire office de vitrines de l’école française à l’étranger, comme de lieux « à la fois plus enthousiastes, et plus réflexifs sur les pratiques ». Aussi est-ce à la maternelle que Régine Bramnik a pu se frotter à la pédagogie Freinet, et croiser le parcours du Groupe Français d’Éducation Nouvelle. « C’est un gros mouvement, marqué à gauche, plutôt communiste, et rassemblé autour de questions à la fois pédagogiques et politiques : quels citoyens de demain voulons-nous ? Dans les groupes de travail thématiques du GFEN, la dimension politique, au sens grec du terme, est toujours présente, de la définition des projets au choix des manuels. » Un groupe du GFEN se crée à Paris en 1983, en même temps qu’ouvre rue de Fontarabie une école maternelle dont Michèle Libratti prend la direction : Régine Bramnik, qui achève l’IUFM et effectue ses premiers stages sous la supervision de celle qu’elle appelle son « mentor », voit ainsi son entrée dans la profession marquée à la fois par une mémoire militante et par l’expérience très particulière que constitue dans l’Éducation nationale la mise en place d’une structure neuve. « Comme elle prenait la direction de cette école, Michèle Libratti avait tout à créer, et j’ai pu voir comment elle aménageait son petit monde. »

arriver à « la Goutte »

Dans une école, le passage de relais entre deux directeurs est une chose délicate, surtout lorsque la directrice précédente, comme c’était le cas à la maternelle Goutte d’Or, était là quasiment depuis l’ouverture, et avait beaucoup oeuvré pour faire de l’école un lieu d’implantation fort dans le quartier. Dans les deux ans qui suivent, le renouvellement de l’équipe est total, autour du noyau initial des « nouvelles » arrivées en même temps que Régine Bramnik, et dont la nomination a d’après elle tempéré ce qui aurait pu ressembler à un conflit de générations. « Ce qui aurait pu faire craindre un conflit des anciens et des nouveaux ne nous a pas empêché de nous dire, du départ, que nous allions rester assez longtemps. » Assez vite se constitue une équipe qui va, effectivement, rester en poste durant sept ans, stabilité remarquable dans un quartier marqué par une très forte rotation des personnels enseignants, et où les enfants ont, parfois, plus d’ancienneté à l’école que les adultes.

Ce renouvellement rapide de l’équipe se traduit du côté des pratiques : derrière la difficulté à reprendre des manières de faire très liées à la personnalité de sa prédécesseure (« je ne pouvais pas prendre ses patins ! »), perce un désaccord sur le rapport que l’école doit entretenir avec son environnement. Pour Régine Bramnik, il s’agissait de revenir sur la manière dont l’école se trouvait, à l’époque, confondue avec un lieu de passage ou de service, « zone un peu à tous les vents » où l’on peut venir faire ses photocopies ou passer pour aller aux toilettes, et où le réseau associatif, extrêmement dense et actif dans le quartier de la Goutte d’Or, a pris ses marques au risque d’effacer la spéci- ficité des missions de l’établissement. « Il a fallu rassembler, resserrer en quelque sorte les murs » : fixer des règles, interdire les allées et venues incontrôlées, rappeler que le coeur de l’école est la transmission du savoir, batailler ferme sur le respect des horaires. L’enjeu était, dans le même temps, d’assurer l’unité de l’équipe, tant du côté des professeurs d’école fraîchement arrivés que de celui des personnels de service, ces Asem qui, du fait de leur ancienneté, constituent souvent les piliers d’une maternelle, « personnels essentiels » dont la formation, le statut, l’horizon et le milieu socioculturel contrastent en même temps avec ceux des enseignants. Faire que tout ce monde puisse travailler ensemble suppose patience et délicatesse — ici, instaurer un conseil des maîtres hebdomadaire, qui soit en même temps un déjeuner pris en commun ; là, instaurer la confiance, « être gentil et arrangeant » jusqu’à permettre que les Asem ne considèrent pas seulement l’école comme un gagne-pain mais comme un lieu d’échange des compétences… quitte à changer soi-même, à l’occasion, un enfant qui se mouille plutôt que de chercher dans toute l’école une « dame de service » pour le faire.

géographies d’un quartier

Racontant ses premières années à la Goutte d’Or, Régine Bramnik témoigne d’abord, entre les parents et l’école, d’une relation où plane constamment l’ombre du conflit. Non que celui-ci s’explique, mécaniquement, par une différence culturelle qui condamnerait au dialogue de sourds l’institution scolaire et ces familles issues d’Afrique du Nord et d’Afrique de l’Ouest. À cette distance-là, qu’elle nomme en souriant « tout le bordel de l’Orient », la directrice était préparée, utilisant parfois sa compréhension de l’arabe comme un atout dans sa manche, une voie de traverse pour contourner le mur que crée la langue de l’école : « Il y a ces conversations, que tu comprends sans qu’on le sache… » En un sens, c’est moins l’éloignement que la proximité douloureuse avec l’expérience scolaire qui fait obstacle, et ajoute aux difficultés de parents en situation de précarité (pour eux, « tout est compliqué ») les embarras d’une attitude entre respect et méfiance. « D’un côté, l’école est encore respectée pour ce qu’elle est, comme lieu de transmission des savoirs, jusqu’à donner carte blanche à l’instit’ et lui dire, quand ça ne va pas avec l’enfant “tu le tapes ! il faut que tu le tapes !”. En même temps, ce sont des populations qui ont été elles-mêmes en échec scolaire, donc qui entretiennent avec l’école un rapport de crainte et de suspicion ; d’où des comportements qui hésitent entre “il faut écouter le maître” et “l’école a su nous notifier qu’on n’avait pas de place en son sein, c’est un lieu de sélection, de ségrégation, dont il faut se méfier, d’autant plus qu’on ne parle pas la même langue qu’elle”. »

Les transformations de la géographie urbaine vont de leur côté faire irruption dans le bureau de la directrice. En 2003, en effet, le secteur scolaire change, englobant une partie des rues situées de l’autre côté de cette frontière majeure qu’est ici le boulevard Barbès, et avec elles des familles devenues récemment propriétaires dans les immeubles réhabilités ou les nouveaux ensembles immobiliers situés sur les premiers contreforts de Montmartre. Alors qu’elles croyaient dépendre des écoles de la Butte, ces familles apprennent par courrier qu’elles devront traverser le boulevard, entrer dans la Goutte d’Or. Le flot de demandes de dérogation ne se fait pas attendre, et la confrontation avec le discours de ces familles est violente : « Je me suis vue mettre des gens à la porte du bureau, ou les planter là, allumer une cigarette et demander à des collègues de poursuivre l’entretien à ma place. » Elle décide alors de refuser toutes les dérogations « de confort », enjoint à la mairie (décisionnaire en dernière instance, et parfois contre les avis des directeurs d’école comme de l’Inspection) de la suivre, ce qu’elle obtient finalement. À la rentrée, le paysage change : les parents de l’autre côté du boulevard, n’ayant d’autre choix, arrivent à l’école, et avec eux un début de mixité sociale. « Même si, au début, la proportion de ces nouveaux élèves est toute petite, cela va créer un appel d’air qui va beaucoup modifier les choses. » Six mois après, il n’était plus question pour ces familles de repartir. En 2007, lors d’un nouveau changement de carte scolaire, les demandes de dérogation affluent à nouveau… mais pour rester, cette fois, à la Goutte d’Or.

premiers projets

Fermer, ouvrir : si Régine Bramnik s’est d’abord préoccupée de resserrer l’école autour de son rôle premier, elle s’est trouvée, dans le même temps, en position de tisser autrement des liens avec le quartier. Comme souvent, ce fut d’abord affaire de conjoncture : à son arrivée, les négociations visant à éviter une fermeture de classe débouchèrent sur la mise en place d’un accueil pour les enfants de deux ans, dispositif devenu courant en banlieue mais encore très peu répandu à Paris. « Cela a duré durant trois années géniales », parce qu’un tel projet contribuait à donner à l’école une identité irréductible à sa seule implantation géographique et sociale ; parce que la Mairie de Paris, soucieuse de rattraper son retard en la matière, proposa la mise en place de programmes de formation pour les Asem ; parce que ce terrain neuf permit, surtout, de renforcer les liens avec l’équipe, avec des familles du quartier très désireuses de scolariser ainsi leurs enfants, avec la crèche voisine autour de visites réciproques, avec une association d’alphabétisation intervenant auprès des mères non francophones. En bref, tout un réseau de relations adossée à une pratique où il s’agissait d’inventer du neuf, avec la précarité d’une démarche construite sur fond de décisions administratives dont le maintien ou la révocation échappent largement au pouvoir des acteurs locaux de l’école : l’accueil des tout-petits a pris fin en 2003, parce qu’il devenait nécessaire d’accueillir les enfants de l’autre côté du boulevard, selon le jeu d’une carte scolaire décidée à d’autres échelons.

Le relais se préparait toutefois, avec ce qui a constitué durant sept ans et de manière de plus en plus centrale la ligne de force du travail de l’école maternelle et de sa directrice. Prolonger une passion d’enfance, la danse, en faisant danser les enfants, Régine Bramnik l’avait déjà tenté dans d’autres écoles. Dès son arrivée à la Goutte d’Or, elle travaille à mettre en place des ateliers hebdomadaires pour une classe d’abord, pour deux l’année suivante, comme un modèle réduit de ce qui suivra (« imaginez, au départ, douze enfants encadrés par l’instit’, un danseur-chorégraphe et la directrice ! »), comme un laboratoire aussi, avec des temps d’échange et de synthèse. Arrive 2003, et l’élargissement du secteur : l’arrivée du nouveau public, qui alourdit les classes et pourrait remettre en cause l’équilibre patiemment construit avec le quartier, devient l’occasion de tenter l’expérience sur une plus grande échelle. Plus de danse, parce qu’arrivent les enfants de famille plus favorisées ? Pas exactement : plus de danse, plutôt, parce que le mélange des publics crée un désordre et un appel d’air dont tous peuvent tirer profit. L’hétérogénéité sociale non comme problème, mais comme opportunité : « J’ai toujours cru et je crois encore très fortement qu’il n’y a que les lieux de mixité sociale qui permettent d’aller loin, pour les plus démunis comme, j’insiste, pour les plus favorisés. La Goutte a été le terrain parfait pour vérifier cette hypothèse. »

danser à plusieurs

En 2003, « toute l’école danse ». L’été précédent, Régine Bramnik a rédigé son projet, dans un premier temps sans en parler beaucoup aux enseignants : l’idée est de mettre la danse au centre des apprentissages de l’école, et ce pour l’ensemble de la communauté — 150 enfants, 7 enseignants, les intervenants extérieurs, les parents. Des rendez-vous sont pris avec Chaillot, le Centre National de la Danse, les cellules « danse et action culturelle » qui existent à l’époque à l’Éducation nationale et au ministère de la Culture, sous la direction pour l’une de Jean- Christophe Paré, pour l’autre de Jean Guizerix. « Il y avait un côté rêve de petite fille à rencontrer ces danseurs, mais je venais avec un projet à défendre » : faire danser une communauté d’usagers de divers âges, au sein d’un « établissement scolaire lambda », de telle sorte que la danse ne soit pas un supplément d’âme mais un lieu d’expression personnelle et intellectuelle majeure pour mener aux apprentissages fondamentaux. Pour cela, faire venir dans une école « au plus bas de l’échelle sociale, au plus haut des fantasmes » ce qui se fait de mieux dans chaque discipline : la compagnie Hervieu-Montalvo ou l’Étoile du Nord pour la danse contemporaine, Georges Momboye pour la danse africaine, Leïla Haddad pour la danse orientale. L’expérience conduira toutefois à privilégier l’approche contemporaine, sur des pratiques supposées plus proches des cultures d’origine des enfants : « Au finale, la danse contemporaine c’est d’abord notre champ, c’est l’époque où tu vis et l’art que tout le monde croise, petit ou grand ; ensuite, c’est celui qui permet tous les possibles, chacun arrivant avec son histoire, ses compétences. »

À ce moment, l’équipe pédagogique est stabilisée, et le jeu des amitiés comme le hasard des parcours fait que les enseignants ont déjà presque tous une proximité avec la danse. Reste à assurer la réussite à plusieurs d’un projet dont on perçoit, à écouter Régine Bramnik, qu’il est traversé tout autant par la force d’un désir impérieux (« je ne leur ai pas laissé le choix ! ») que par la recherche d’une pratique dont tous puissent se saisir. D’où, peut-être, le recours à deux manières de fabriquer du collectif, comme deux façons de faire danser un groupe : renforcer autour de soi le réseau des affinités, transformer son bureau en espace informel, faire la cuisine pour tous ; de l’autre côté, mettre en place durant quatre ans, le samedi matin, une formation de trois heures en danse, assurée par une intervenante extérieure, et où alternent les temps de pratique et les retours théoriques sur la manière dont on transpose ce que l’on vient de vivre dans le contexte d’une classe. « On se posait des questions comme : c’est quoi, la danse contemporaine à l’école ? C’est quoi un atelier de danse ? C’est quoi une trame de variance ? Qu’est-ce qu’on fait lorsqu’un enfant dit « non, je ne veux pas danser » ? C’est quoi, un rituel d’échauffement ? C’est quoi un rituel de fin ? » Dans le récit de Régine Bramnik, perce ici une hésitation (peut-être centrale chez qui impulse, depuis sa passion propre, une expérimentation collective) entre le souci de rassembler et celui de donner en partage. Faire de la pâtisserie pour toute l’équipe, ou vendre des gâteaux à la sortie des classes pour contribuer à payer l’intervenante du samedi —_comme deux manières de cuisiner son désir, de faire en sorte que d’autres que soi se risquent dans la danse, avec ce qu’a de périlleux une pratique qui, mettant en jeu le corps, rend chacun vulnérable : « Accepter de danser devant ses collègues, à huit heures et demie, ce n’est pas évident. »

les effets d’une pratique

Que fait bouger la danse, lorsqu’elle déborde le statut d’atelier marginal, de « cerise sur le gâteau » auquel on la cantonne ordinairement ? Le projet qui se met en place à la maternelle Goutte d’Or fait d’abord bouger les structures de l’école, et dans le même mouvement ses rapports avec l’environnement. « Au départ, il y avait trois sections de petits-grands ; c’est une structure que nous avons peu à peu amendée. Avec la mise en place du projet se créent des ateliers intergénérations, enfants-parents, sur les fins de journée, où se retrouvent aussi les grands frères et soeurs, des enseignants et des artistes. Créer ce lien intergénération nous a amenés à créer des classes de cycle, petit-moyen-grand, en faisant le pari que si on apprend de façon verticale, la transmission se fait aussi par les pairs, à condition d’avoir une culture commune et un objet commun. »

Simultanément, la danse fait aussi bouger la transmission des savoirs. L’hypothèse initiale — que cette pratique puisse constituer le pivot des apprentissages fondamentaux — est peut-être, comme dit Régine Bramnik, « vérifiée et invérifiable », faute de cohortes scientifiquement suivies et comparées. L’équipe apprend le mouvement en marchant, et fabrique ses propres outils d’évaluation, sur le plan des compétences transversales, du comportement ou de l’autonomie de l’enfant. Certains transferts de compétence sont toutefois spectaculaires : de la danse à la géométrie, à l’acquisition des notions topologiques, à la réflexion en lignes, colonnes et diagonales, la transition est directe, précisément analysée par l’une des enseignantes dont les pages Internet du rectorat de Paris consignent la recherche et le témoignage [1].

Un tel projet, enfin, ne transforme ceux qui le mènent qu’à la condition de se transformer en retour. L’intégration des parents aux ateliers danse tend peu à peu à privilégier les habitants « de l’autre côté du boulevard » face à des familles immigrées plus réticentes, déséquilibre qui devient sensible après deux ou trois ans. Le projet s’infléchit alors vers une articulation entre danse et arts plastiques, noue un nouveau partenariat avec le Centre Pompidou, met en place des cycles ou les parents s’engagent à venir, de manière suivie, sur trois séances ou alternent approche d’une pratique et visite au musée : passant du corps aux mains et au regard. La participation proposée aux parents du quartier reprend et se rééquilibre : « Là, on a tout le monde, y compris les pères », précise Régine Bramnik, « ou des adolescents heureux de revenir à la maternelle. » Au total, ce sont plus de deux cents personnes par an qui croiseront la route de ces ateliers.

le choix du départ

L’expérience prend fin en 2007, avec le départ simultané de la quasi-totalité de l’équipe enseignante et de sa directrice — sans qu’on puisse démêler, lorsque Régine Bramnik le raconte, la fermeté d’un choix fait alors en commun, et la morsure d’une interruption dont, semble-t-il, les uns et les autres peinent encore à se remettre tout à fait. Il y eut à cette décision des raisons conjoncturelles, événements ordinaires (la nomination d’un conjoint dans le sud) ou graves (le décès de l’une des enseignantes). Mais ce départ d’un même pas porte aussi quelques enseignements sur ce qui rend précaire une démarche de ce type dans l’institution scolaire, du fait de ses conditions mêmes. Conditions internes, d’abord, au sens où ce qui rend possible l’aventure en dessine aussi les limites : porter ce surcroît de travail et d’investissement repose, pour les enseignants, sur un enthousiasme que la pérennisation de l’expérience érode, et sur une proximité qui rend difficile aux uns de poursuivre lorsque les autres partent. Pèsent aussi les conditions externes, tant financières (le projet faisait intervenir les mairies de Paris et d’arrondissement, l’Éducation nationale et des mécénats de plus en plus difficiles à « décrocher ») qu’administratives. « L’institution nous a maltraités », dit Régine Bramnik, qui évoque le resserrement actuel de la pédagogie sur « lire, écrire, compter », et la difficulté de travailler avec une Éducation nationale dont les engagements sont rarement pérennes, plus encline à remédier aux échecs qu’à tirer les leçons du bon fonctionnement d’une école dans un quartier traversé d’intenses difficultés sociales.

Au finale, la rentrée 2007 signe, à la Goutte d’Or, une rupture finalement symétrique de celle qui vit, sans transition ni transmission, passer l’école d’une directrice à l’autre sept ans plus tôt. Si la danse, a-t-on longtemps dit, est un art mineur, c’est qu’elle ne fait pas oeuvre, s’épuise dans son exécution sans trouver, comme la toile recueille le mouvement du pinceau, à se survivre à elle-même. La question de savoir ce qui pourrait être transmis ou modélisé du travail mené à la maternelle Goutte d’Or rejoue en un sens ce jugement ancien ; mais elle croise, du même coup, l’un des problèmes essentiels du système d’éducation — celui de la manière dont l’institution peut éviter d’oublier, de figer ou de caricaturer les inventions ponctuelles et passagères de ceux qui passent, et la font vivre. « Sept ans, c’est finalement très court pour évaluer et récolter ce qu’on a semé », conclut Régine Bramnik. Si l’on se pose aujourd’hui en danse contemporaine des questions de notation, d’histoire et de mémoire, l’institution éducative gagnerait peut-être à s’en inspirer.

Notes

[1On peut consulter un dossier très complet sur le projet « danse à l’école » de la maternelle Goutte d’Or sur le site « Éduscol » : http://eduscol.education.fr/D0175/paris_accueil_2.htm